Laurent Albarracin : Lecture de Philippe Denis.
© : Laurent Albarracin.
Lecture de Philippe Denis
Derniers
titres parus :
Alimentation générale et Sur une hauteur obstinée, éditions La Dogana, 2010
Petits traités d'aphasie lyrique, éditions Le Bruit du temps,
2011
Ce qui s'installe lentement
pendant la lecture de la poésie de Philippe Denis est un étrange sentiment de
gravité et de légèreté mêlées, d'attention perçante envers les choses et de
détachement ironique, d'extrême concentration et de subtile dérision. Voici une
écriture savante, érudite et référencée, dont le vocabulaire est parfois
presque effroyablement précis, dont la phrase a des contours excessivement
découpés ainsi qu'une falaise dans les embruns de l'intellectualité, dont les
volutes de la pensée sont souvent vertigineuses, dont la nature est volontiers abstraite
donc mais qui pour autant ne se départit pas d'un goût pour le réel le plus
concret. Ceci explique la forme générale des textes qui tire du côté de la
notation, de l'aphorisme, du fragment, comme si la brièveté indiquait que le
premier mot et le dernier mot seront laissés au monde et non pas à l'autonomie
d'un discours, et que l'injonction à faire note avait bien sa source dans les
choses, dont le poème ne sera que l'écho répercuté. Ces livres ressortissent au
genre du mélange, ils en ont sans conteste la liberté et la fraîcheur ; ce
sont les carnets d'un penseur qui se refuserait à suivre la pente de sa pensée
parce qu'il lui préférera toujours le léger vertige qui naît devant l'abîme et
devant son occasion. Puisque pensée
il y a malgré tout, elle devra être avant tout un exercice de désappropriation,
d'absolu relativisme et surtout d'humour :
« À la lumière d'une identité stockée dans l'esprit d'un
passereau, on n'est pas beaucoup plus que sa perplexité.
Je me le chante. »
Cette écriture de l'intelligence
abstraite, à la Valéry quelquefois, exalte d'abord le plaisir de la
démystification, plaisir qui relève de l'envol, qu'on retrouvera par exemple
dans la figure du « nuage », terme qui revient souvent chez Philippe
Denis et objet qui fascine sans doute à cause de son surplomb mousseux, à cause
de sa capacité à se défaire et à faire défection. La pensée n'est pas forcément
asséchante, elle peut participer de ce dont elle est mise à distance, ainsi
qu'il le dit en une belle et énigmatique formule : « Si penser est de l'ordre d'une critique
moelleuse du sens, je pense. » Le poème devra alors tenir les deux
bouts de la pensée et du réel, par exemple en enfermant un objet dans des
miroirs multiplicateurs placés de telle manière qu'ils réfléchiront jusqu'à s'annuler,
libérant du coup l'objet de son illusion. Le poème semble alors viser à
l'allègement, à l'émulsion du regard :
« L'œil attelé à l'œil sous le joug du front,
Le regard seul avance,
fouette le chemin.
Galops qui frappent
généreusement monnaie.
Volet sur un gond,
incertain comme une aile,
quant à arracher du sol
la maison. »
De
ces vertiges et de cette ébriété il se méfie toutefois, trop conscient qu'il
est des pièges de la pensée pour ne pas mettre la bride à son scepticisme et ne
pas croire devoir de temps en temps peser celui-ci au trébuchet du réel et de
ses sollicitations impérieuses :
« Saurai-je, aujourd'hui, vanter la
saveur d'une poignée
de terre contre les
mérites d'un doute ? »
C'est ainsi que la pratique du haïku
paraît être l'une des voies et l'un des garde-fous qu'explore ce poète comme
pour s'assurer d'une sensation afin de ne pas verser dans les mirages de
l'abstraction, ou du moins comme s'il voulait s'appuyer sur un morceau de réel
pour lui reconnaître la primeur de la réalité :
« Tournant les lamelles
d'une amanite
le poids du Livre ! »
Si cette poésie est plutôt philosophante et même
métaphysique, si elle a la hauteur de vue de l'abstraction, c'est surtout par
les fréquents retours qu'elle opère à la réalité concrète, et parfois à la
réalité comique, qu'elle prend son tranchant le plus vif, son aspect le plus
marquant ou coupant :
« Le Rien est mon employeur.
Mon poème,
la description de sa
nuque. »
(Notation amusante mais qui jette comme un frisson
d'effroi.)
Le ton si particulier de
l'écriture de Philippe Denis (quelque part entre l'humour d'un Michaux et le
sentencieux d'un Char) sert des réflexions qui font la part belle à la part
d'inconnu, à ce qu'il y a de déroutant dans notre appréhension du monde. Les
mots du poème font question, posent un
écart dans leur identité même. Ainsi « fumée
s'échappe du sens donné, une fois pour toutes, au toit », remarque qui
relève d'un cratylisme involontaire, si l'on peut dire, puisque c'est la
fugitivité des mots qui paradoxalement leur fait rejoindre la réalité, qui est
garante de leur vérité, comme si le signe était le siège de son sens, mais dans
les deux sens du mot siège : comme son lieu et comme sa mise à mal.
Toutes ces remarques et ces
réflexions semblent constituer autant d'exercices d'ascèse et de distanciation,
et dresser une collection d'objets méditatifs cueillis à la faveur d'une
errance et au seul bénéfice d'un carnet d'amateur jaloux, ou d'esthète de
l'instant fugitif. Ce sont autant de petits travaux de déshabituation, autant
de bornes en vue d'un vagabondage, autant d'objets dont l'hétéroclite est la
nature même, autant d'événements infimes qui sont non pas analysés, mais
synthétisés en une formule prévue pour décontenancer, pour provoquer ce léger vacillement
de la pensée propre à relancer celle-ci dans sa marche au vent et à l'estime.
Laurent Albarracin