RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : Champs (1975-1985) d'Yves di Manno.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 4 mars 2014.

Sur ce site, voir aussi notamment un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
Aller à la page où Laurent Albarracin présente ses «  petites activités éditoriales ».


Yves di Manno
Champs (1975-1985)
Flammarion, 2014

Au seuil de l'œuvre d'Yves di Manno − Champs rassemble les deux premiers livres de l'auteur déjà parus chez Flammarion en 1984 et 1987 ici refondus et élagués − il semble qu'il y ait la question de savoir comment la poésie aujourd'hui peut se réinventer pour donner à entendre dans un même chant ces deux champs que sont le collectif et le particulier, le singulier et le général entre lesquels la parole poétique circule, en tension jamais résolue. L'écriture poétique contemporaine étant forcément idiomatique, personnelle, décalée et inventive dans son usage des formes anciennes, comment peut-elle néanmoins concerner l'humain dans son ensemble, constituer un chant qui soit fait pour tous, qui soit celui du groupe duquel il est – quoi qu'on en veuille − issu ?

La voie possible à explorer, médiane et respectueuse de ces deux injonctions contradictoires que reçoit le poète − l'idiomatique et le… fantomatique, si le fantomatique est ici le contraire de l'idiomatique, du subjectif, soit la présence des ancêtres au sein de la création poétique − di Manno l'entrevoit et l'emprunte dans une tentative de réactivation de l'épopée. Une épopée certes débarrassée de son fatras glorieux et glorifiant, mais une épopée tout de même. Di Manno semble en effet concevoir la poésie comme une légende, ou du moins comme une faculté légendaire qui se perpétue, une capacité qu'a l'homme d'apposer sa parole souveraine au bas du monde. Légende qui serait alors à entendre presque au sens faible, non comme magie ou comme merveilleux (qui croirait que notre Terre est habitée par les dieux ?) mais comme le simple commentaire mis en regard du réel et qui lui apporte sa lisibilité. Légende qui pourtant aussi serait, au sens fort cette fois-ci, la transmission d'une parole ancienne qui innerve encore notre réalité, qu'on le sache ou non. Le poète serait précisément celui qui saurait retrouver cette parole primitive, enfouie, oubliée, et qui saurait la reprendre nouvellement, neuvement, pour l'appliquer au spectacle du monde.

Le livre ne cesse d'alterner des temps et des lieux qui, pour être indéterminés, n'en sont pas moins ancrés dans une réalité vivace, qui sont ceux d'où a émergé une parole poétique qui les chante, qui loue en eux cette émergence. Quelquefois les poèmes prennent la forme d'une chronique de faits anciens, d'une relation des faits et gestes dûment consignés d'une civilisation première, d'une tribu fantasmée ou d'un royaume mythique (amérindien ? extrême-oriental ?) dont nous percevrions la trace vivante, comme si la poésie était justement cette capacité d'écoute et de reconnaissance de l'ancestral au sein de notre monde, et du lointain dans l'imminent. D'autres fois, c'est le monde moderne qui devient directement l'occasion et le sujet de l'épopée, le monde urbain et désacralisé (lieux de transit, fabriques, faubourgs, cafés, etc.) et le poème surgit là comme de l'épique paradoxal, comme un chant réparateur de ces lieux-là. Mais finalement cette alternance des époques et des espaces de l'épopée tend à montrer que c'est tout un, le monde ancien et le monde moderne, que la légende est partout chez elle, l'anabase continuelle, l'héroïsme quotidien quand bien même cet héroïsme est dérisoire, et peut-être justement parce que l'héroïsme consiste à maintenir la flamme au sein de ce dérisoire qui semble a priori ruiner notre modernité.

Parfois les deux mondes se croisent, à la faveur par exemple d'un mot polysémique comme celui de « grues », où c'est le cycle cosmique et naturel (le retour mythique des saisons) qui s'enchevêtre aux poutrelles de la modernité industrielle, comme si l'échassier, symbole même de l'éternel retour, se confondait fugacement et opportunément avec l'engin de levage qui sert à l'édification du poème :

 

[…] Deux grues (l'une rouge

Métallique, l'autre cendrée) dans le

Ciel croisaient leurs ailes. Ils voyaient

Partir les équipages quand le foehn

Balayait les carrières. Bauges.

Barges. Et encore : sel, bauxite.

 

Il faudrait dire plus qu'un mot de tout l'appareil prosodique que l'écriture de di Manno met en branle et en chantier (en danger) dans ce livre de (relative) jeunesse. Là encore la forme oscille entre l'ancien et le nouveau, le classicisme et l'innovation. Sonnets, vers réguliers, rimes riches et rimes internes, assonances, mais aussi coupures de vers impromptues au milieu des mots (pas forcément à la syllabe), rejets audacieux, strophes centrées autour d'un blanc typographique qui marque l'hémistiche, etc. Il est clair que le travail prosodique est intense et qu'il constitue à la fois un effort de démarcation d'avec les formes historiques du poème et de réinvestissement de ces mêmes formes. Tout se passe comme si, sur ce plan prosodique comme sur le plan thématique, il s'agissait de retrouver quelque chose de premier, d'inaugural, d'immémorial, au sein des formes anciennes, par le renouvellement que le poète leur fait subir. C'est que la recherche formelle qui occupe essentiellement la poésie d'Yves di Manno n'a rien d'une table rase, mais elle est bien d'abord une refondation de l'expérience humaine primordiale qui s'opéra aux premiers temps du chant poétique – l'épopée – et qui se rejoue ici et maintenant, en plein champ et de plain-pied avec la modernité.

Laurent Albarracin

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