Armand Dupuy
Ce doigt qui manque à ma vue
Dessins de Philippe Agostini
Æncrages & Co, 2015
n. p., 18 €
Le
titre fait abondamment rêver : Ce
doigt qui manque à ma vue. Comment ne partagerions-nous pas ce rêve d'une
poésie qui soit vision et monstration, qui sache indiquer très sûrement et
désigner très clairement ce dont elle est la perception, une poésie qui, pour
le dire en des termes pédants, ajoute un déictique à une eidétique,
c'est-à-dire un démonstratif et un index (ce
doigt) à une faculté d'imagination et
d'idéation, c'est-à-dire encore permette une connaissance de l'ipséité des
choses autant que de leur essence abstraite. Comment ne pas rêver en effet
d'une poésie qui puisse rendre tangible ce sur quoi elle spécule, qui soit en
mesure d'augmenter un sens par l'adjonction d'un autre sens et le doter par ce
fait d'une signification ? Une poésie qui fasse, au fond, d'une perception
une pénétration.
Il
se trouve qu'Armand Dupuy est poète et peintre (sous le nom d'Aaron Clarke). Il
est les deux à parts égales, dira-t-on. Il se trouve encore que le livre du
poète parle ici beaucoup, sinon de peinture, au moins de couleurs, de taches,
de perceptions visuelles et qu'il est tout entier traversé par une tentative d'accession
à ce qui est vu, par un désir de complétude. Dans ce livre au moins, Dupuy
cherche à faire se rejoindre les préoccupations qu'il met en Ïuvre séparément
dans ses pratiques artistiques distinctes. C'est même tout l'enjeu du livre que
de rassembler des versants écartés et de parvenir à rendre à ce qui est vu un peu de voir, à laisser à ce qui est observé assez de latitude pour que
cela ait la main et à ce titre se
modèle, se transforme, évolue. Dans une adresse à soi-même (où le vocatif permet
de céder du terrain à l'autre en soi), le poète dit d'entrée de jeu :
Tu vois ce vert
qui pense et tache
et scrute
à travers tes yeux.
Si le vert « scrute »
et même « pense », il n'est pas seulement un objet, un dehors, un à-voir, il est une part du sujet, un
dedans, un voyant (un agent du voir).
(Un vert « qui pense et tache »,
c'est donc qu'il « penche », s'épanche même, hors de lui-même.) Ce
qu'il s'agit de voir a sa pente, son autonomie, a presque
l'initiative. La couleur, pour un peintre mais pour chacun peut-être, a une
vibration, une vie propre qu'il n'est pas question de figer mais au contraire
de prolonger. À cet égard la méthode d'Armand Dupuy – paradoxale si elle
est le fait d'un peintre mais logique s'il elle l'est d'un peintre avançant avec des moyens de poète –
consiste à y aller presque en aveugle, à tâtonner, à
palper obscurément ; elle progresse par touches appliquées en sondant. Il
faut alors moins clarifier, distinguer, séparer ce qu'on voit que poser « l'archet sur les tripes » soit
ressentir la vibration basse, sourde, profonde de ce qu'on perçoit. Voir n'est
pas bondir de couleurs en couleurs mais étrangement substituer toujours une
profondeur à une surface. Il est en effet souvent question de s'enfoncer, de
sentir la profondeur et la lourde intimité des choses :
on s'enfonce
les couleurs font
des bouées de plomb
« Bouées de plomb » où l'oxymore joue comme un bathyscaphe
permettant une circulation dans l'entre-deux-eaux des choses. Si le poète
avance à tâtons, c'est aussi parce qu'il n'est certain de rien sinon de son
échec, de son infirmité. Le poème a des accents beckettiens. L'injonction sera
de « s'enfoncer mieux », de
« rater même ses échecs »
(on songe au « rater mieux » de Beckett). La circulation entre tout
ce qui est vu ne se fait pas sans mal et sans douleur. Voir en profondeur,
c'est s'absorber dans les choses presque jusqu'au mutisme :
« nous
mâchons d'une
seule bouche
muette
jusqu'à ce vert de lentilles »
Il faut qu'il y ait un « effondrement des masses » et qu'on
rumine encore cet « écroulement »
puisque la rumination est une manière de s'enfoncer plus loin dans la
profondeur d'humus des choses,
dans l'air qui m'étouffe
de terre et de racines.
Mais l'humus c'est aussi
l'humain, c'est cette profondeur organique et psychologique qui fait le fond de
tout, un fond essentiellement trouble :
je vais
vers ce vert qui
serrait tes cuisses
et se ferme dans mes yeux.
Le fantasme est de voir au-delà
de voir, de voir jusqu'à toucher donc (et spécialement de toucher un creux) :
non pas voir
mais traverser ma figure
et fouiller l'orbite
(…)
fouiller puis verser
dans le sommeil
On voit bien quel fantasme de
fusion charnelle est attaché à ce « doigt de la
vue », quel rêve de pénétration profonde il manifeste. Pénétration dont
l'envers est un avalement. La mer (thème de la seconde partie du recueil et
motif observé du côté de Sète),
la mer est vache
rumine
ce matin
ce que j'attends
m'avale,
la mer porte en elle cette terreur
de l'avalement mais en réalité c'est tout qui s'abouche à tout comme un
Ïil-poisson cherchant à l'avaler, et même « le
plastique » (des chaises en été) « tète le dos ».
Sans
vouloir psychanalyser ou « bachelardiser »
à outrance cette écriture, il est évident qu'elle emmène vers une psychologie
des profondeurs, qu'elle y entraîne en tout cas son locuteur à fonds perdu. C'est
tout le courage de cette écriture de prendre le risque de sombrer au plus
profond de l'humain, d'aller en aveugle au tréfonds de l'âme humaine pour y
chercher et en tirer ces couleurs et visions qui sont des choses profondes, humides,
troubles, incertaines, stagnantes, changeantes, qui ne sont pas des surfaces
mais des choses tissées d'humain et de matière insondable. Surtout le grand
intérêt de cette poésie est d'être consciente des risques qu'elle prend, de la
dépossession qu'elle suppose et de ce que le manque, l'incomplétude,
l'impossibilité qu'elle exprime (d'une alliance du toucher et de la vue par
exemple) constituent la chance même d'un rapport fécond
au monde. Comment d'un « doigt qui
manque » faire un atout ? En le désignant lui-même comme cela
qui, faisant défaut, cherche à réparer ce défaut et indique une sorte de
chemin.
Laurent Albarracin