RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : Recension de Armand Dupuy, Ce doigt qui manque à ma vue.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 4 février 2016.

Sur ce site, voir aussi notamment un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
Aller à la page où Laurent Albarracin présente ses «  petites activités éditoriales ».


Armand Dupuy
Ce doigt qui manque à ma vue
Dessins de Philippe Agostini
Æncrages & Co, 2015
n. p., 18 €

Le titre fait abondamment rêver : Ce doigt qui manque à ma vue. Comment ne partagerions-nous pas ce rêve d'une poésie qui soit vision et monstration, qui sache indiquer très sûrement et désigner très clairement ce dont elle est la perception, une poésie qui, pour le dire en des termes pédants, ajoute un déictique à une eidétique, c'est-à-dire un démonstratif et un index (ce doigt) à une faculté d'imagination et d'idéation, c'est-à-dire encore permette une connaissance de l'ipséité des choses autant que de leur essence abstraite. Comment ne pas rêver en effet d'une poésie qui puisse rendre tangible ce sur quoi elle spécule, qui soit en mesure d'augmenter un sens par l'adjonction d'un autre sens et le doter par ce fait d'une signification ? Une poésie qui fasse, au fond, d'une perception une pénétration.

Il se trouve qu'Armand Dupuy est poète et peintre (sous le nom d'Aaron Clarke). Il est les deux à parts égales, dira-t-on. Il se trouve encore que le livre du poète parle ici beaucoup, sinon de peinture, au moins de couleurs, de taches, de perceptions visuelles et qu'il est tout entier traversé par une tentative d'accession à ce qui est vu, par un désir de complétude. Dans ce livre au moins, Dupuy cherche à faire se rejoindre les préoccupations qu'il met en Ïuvre séparément dans ses pratiques artistiques distinctes. C'est même tout l'enjeu du livre que de rassembler des versants écartés et de parvenir à rendre à ce qui est vu un peu de voir, à laisser à ce qui est observé assez de latitude pour que cela ait la main et à ce titre se modèle, se transforme, évolue. Dans une adresse à soi-même (où le vocatif permet de céder du terrain à l'autre en soi), le poète dit d'entrée de jeu :

 

Tu vois ce vert

qui pense et tache

et scrute

à travers tes yeux.

 

Si le vert « scrute » et même « pense », il n'est pas seulement un objet, un dehors, un à-voir, il est une part du sujet, un dedans, un voyant (un agent du voir). (Un vert « qui pense et tache », c'est donc qu'il « penche », s'épanche même, hors de lui-même.) Ce qu'il s'agit de voir a sa pente, son autonomie, a presque l'initiative. La couleur, pour un peintre mais pour chacun peut-être, a une vibration, une vie propre qu'il n'est pas question de figer mais au contraire de prolonger. À cet égard la méthode d'Armand Dupuy – paradoxale si elle est le fait d'un peintre mais logique s'il elle l'est d'un peintre avançant avec des moyens de poète – consiste à y aller presque en aveugle, à tâtonner, à palper obscurément ; elle progresse par touches appliquées en sondant. Il faut alors moins clarifier, distinguer, séparer ce qu'on voit que poser « l'archet sur les tripes » soit ressentir la vibration basse, sourde, profonde de ce qu'on perçoit. Voir n'est pas bondir de couleurs en couleurs mais étrangement substituer toujours une profondeur à une surface. Il est en effet souvent question de s'enfoncer, de sentir la profondeur et la lourde intimité des choses :

 

on s'enfonce

les couleurs font

des bouées de plomb

 

« Bouées de plomb » où l'oxymore joue comme un bathyscaphe permettant une circulation dans l'entre-deux-eaux des choses. Si le poète avance à tâtons, c'est aussi parce qu'il n'est certain de rien sinon de son échec, de son infirmité. Le poème a des accents beckettiens. L'injonction sera de « s'enfoncer mieux », de « rater même ses échecs » (on songe au « rater mieux » de Beckett). La circulation entre tout ce qui est vu ne se fait pas sans mal et sans douleur. Voir en profondeur, c'est s'absorber dans les choses presque jusqu'au mutisme :

 

« nous mâchons d'une

seule bouche

muette

jusqu'à ce vert de lentilles »

 

Il faut qu'il y ait un « effondrement des masses » et qu'on rumine encore cet « écroulement » puisque la rumination est une manière de s'enfoncer plus loin dans la profondeur d'humus des choses,

 

dans l'air qui m'étouffe

de terre et de racines.

 

Mais l'humus c'est aussi l'humain, c'est cette profondeur organique et psychologique qui fait le fond de tout, un fond essentiellement trouble :

 

je vais

 

vers ce vert qui

 

serrait tes cuisses

et se ferme dans mes yeux.

 

Le fantasme est de voir au-delà de voir, de voir jusqu'à toucher donc (et spécialement de toucher un creux) :

 

non pas voir

 

mais traverser ma figure

et fouiller l'orbite

(…)

fouiller puis verser

dans le sommeil

 

On voit bien quel fantasme de fusion charnelle est attaché à ce « doigt de la vue », quel rêve de pénétration profonde il manifeste. Pénétration dont l'envers est un avalement. La mer (thème de la seconde partie du recueil et motif observé du côté de Sète),

 

la mer est vache

 

rumine

ce matin

 

ce que j'attends

m'avale,

 

la mer porte en elle cette terreur de l'avalement mais en réalité c'est tout qui s'abouche à tout comme un Ïil-poisson cherchant à l'avaler, et même « le plastique » (des chaises en été) « tète le dos ».

Sans vouloir psychanalyser ou « bachelardiser » à outrance cette écriture, il est évident qu'elle emmène vers une psychologie des profondeurs, qu'elle y entraîne en tout cas son locuteur à fonds perdu. C'est tout le courage de cette écriture de prendre le risque de sombrer au plus profond de l'humain, d'aller en aveugle au tréfonds de l'âme humaine pour y chercher et en tirer ces couleurs et visions qui sont des choses profondes, humides, troubles, incertaines, stagnantes, changeantes, qui ne sont pas des surfaces mais des choses tissées d'humain et de matière insondable. Surtout le grand intérêt de cette poésie est d'être consciente des risques qu'elle prend, de la dépossession qu'elle suppose et de ce que le manque, l'incomplétude, l'impossibilité qu'elle exprime (d'une alliance du toucher et de la vue par exemple) constituent la chance même d'un rapport fécond au monde. Comment d'un « doigt qui manque » faire un atout ? En le désignant lui-même comme cela qui, faisant défaut, cherche à réparer ce défaut et indique une sorte de chemin.

Laurent Albarracin

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