RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : Recension du livre d'Armand Dupuy, Selfie lent.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 10 février 2021.

Sur ce site, voir aussi notamment un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
Aller à la page où Laurent Albarracin présente ses «  petites activités éditoriales ».

 Armand Dupuy, Selfie lent, Éditions Faï Fioc, 2021.


Armand Dupuy
Selfie lent
Radiographies de Claire Combelles
Éditions Faï Fioc, 2021, 13 Û

Pour entrer dans ce livre, je conseillerais de ne pas trop s'attacher au titre qui à mon avis est trompeur, et pas seulement parce qu'il est ironique. Si c'est un autoportrait, il est tellement ralenti en effet et compliqué par des détours dans les choses du monde extérieur, tellement empreint d'une vive inquiétude, aussi, qu'il vaut mieux y voir un portait de l'artiste en travailleur acharné et en observateur scrupuleux de ce qui l'entoure qu'un selfie narcissique, aussi lent fût-il. Il est recommandé par contre d'y pénétrer par la postface de l'auteur. Elle est éclairante et on y apprendra en particulier que l'écriture d'Armand Dupuy n'est pas sans liens avec son autre activité, tout aussi dévorante chez lui, la peinture. Il faut pourtant préciser que ce livre n'est pas constitué de notes d'atelier telles qu'on en trouve parfois chez les peintres et qui sont d'ailleurs souvent d'un grand intérêt. Si quelques réflexions sont bien d'ordre métatechnique, elles concernent autant l'écriture que la peinture. En réalité les remarques dont est fait ce long poème concernent moins l'écriture ou la peinture qu'elles ne sont la transposition dans l'écriture du geste de peindre. Il ne s'agit pas de relater ce qu'on fait lorsque l'on peint, mais bien de peindre avec des mots, et de rendre compte d'un présent par nature fuyant.

Dupuy raconte dans sa postface avoir imaginé – et même commencé – un « tableau-cube » formé de multiples couches se recouvrant l'une après l'autre et dont l'épaisseur faite de repentirs successifs serait telle qu'elle aboutirait à la mise en volume réussie d'un interminable échec. Il imagine même, dans un fantasme à demi sacrificiel, un nouveau tableau transversal, perpendiculaire à sa surface, qui donnerait à voir par coupe – enfin – le tableau jamais vu qui serait le vrai tableau, celui de la profondeur exaucée. Or le poème qu'on lira dans ce livre ressemble beaucoup à ce tableau-cube qui révélerait sa profondeur dans une succession de surfaces. Car le propre d'un texte, contrairement au tableau qui forme en quelque sorte un palimpseste définitif, révolu, est de ne pas s'effacer à mesure qu'il s'écrit et, malgré le caractère cursif de la lecture, de permettre les retours en arrière et une vision en profondeur. En croissant comme il fait, le texte laisse voir les cernes de son bois.

Il faut préciser maintenant que ce poème est un journal-poème qui adopte un principe chronologique, qu'il est composé selon une stricte linéarité sur une période qui s'étale de mars 2016 à octobre 2017, enfin qu'il est daté scrupuleusement, et même horodaté à la minute près. Pour autant, ce n'est pas véritablement un journal qui relate les faits et gestes du narrateur, son quotidien, ou alors il le fait d'une manière tellement étrange et décalée que ce quotidien est comme transfiguré par le poème. Disons que ce journal-poème cherche moins à restituer une chronologie générale, globale ou englobante, qu'il n'offre des motifs successifs et des instants propices à un poème qui aura sa logique propre et comme sourde. C'est le temps du kairos et non celui du chronos qui a cours ici. Le journal-poème ne vise alors pas à dérouler le temps dans son exhaustivité ni même à en synthétiser les événements principaux, mais plutôt à recueillir quelques-uns de ces moments saillants qui sont assez denses pour être l'objet d'eux-mêmes, dirait-on, ou assez béants dans leur mystère même pour que le poème puisse s'y engouffrer et rejoindre sa profondeur propre. Dès lors le poème y est d'abord le travail souterrain de la langue, il y déploie sa dimension asyntagmatique qui s'oppose précisément à la linéarité du temps telle qu'elle est signalée par les mentions de dates. Il y aurait ainsi une surface du calendrier épousée par le journal qui serait soudainement creusée par les percées et les ellipses du poème. Si celui-ci suit une certaine linéarité – celle qu'impose la lecture qui l'actualise – il est comme travaillé par la densité de son expression, par la fulgurance des images poétiques qui le trouent en permanence et comme par une coupe stratigraphique à l'œuvre en son sein, comme si le poème évoluait ainsi qu'une houle au fil de cette hache qui le fend continûment.

Il faut dire ici un mot sur la prosodie et l'apparence du poème sur la page : il est bien composé de vers puisqu'il y a des coupes, des retours à la ligne, mais ces vers flirtent avec la prose. Visuellement en effet le texte s'apparente à un bloc de prose qui ne serait pas justifié, le retour à la ligne s'effectuant au dernier moment, juste avant la marge de droite, comme si le poème se souvenait in extremis qu'il était poème et non pas prose. L'effet de cette quasi-prose est celui d'un flux accéléré, les coupes qui interviennent comme à la dernière seconde donnant un rythme légèrement syncopé, saccadé, à cette fausse prose. À cela il faut ajouter que les phrases semblent hachées, faites de propositions courtes et souvent nominales, séparées par une ponctuation faible (des virgules) mais nombreuse, couturées d'incises et pleines d'ellipses ou d'élisions, de contractions, ce qui provoque une impression de rapidité du flux, voire de carambolage. Le temps dévale, cascade, et l'effet de cette accumulation n'est pas de ralentissement mais d'accélération trépidante : «  dix-neuf décembre, / quatorze heures quarante-neuf, gros flocons ruent dans / les phares, j'accumule ou, plus court, j'accule en moi cela / puis sa perte ». On voit comment avec ce passage du j'accumule au j'accule, on passe d'un plan du temps linéaire à un axe plus vertical où il s'agit de pousser les choses à bout et de les repousser à l'intérieur de soi jusque dans leurs retranchements intimes. Il s'agit alors de relever ce qui passe au fil des jours, mais aussi de dire en quoi cela ne passe pas : « il faudrait faire la consigne de chaque chose et l'affoler, tout faire pivoter devant soi, basculer (…) ». Cela demande un travail harassant et se fait « les tempes cressonnant de fatigue ».

Car ce journal-poème est aussi une chronique des épuisements de son auteur. Il faut dire qu'Armand Dupuy ne ménage pas sa peine. À l'instar d'un Bergounioux, il est toujours le premier levé de la maisonnée (« je commence avant l'heure / pour que tout ne commence pas sans moi »). Voici par exemple : « seize mai, six heures quarante-cinq, / son réveil sonne à l'étage, je reprends les courriers, / marcherai plus tard, mais la phrase détachée de Pasolini / soudain marche avec moi : ÒLa langue de la poésie est / celle où l'on sent la caméraÓ ; je traverse l'obscur, / chambre au poing, les rues, paysages et pensées, poussant / ma caméra parlée, conjuguant, pliant, dépliant le temps / l'évidant, soulevant la chambre à l'intérieur de la chambre, / et le lit plein de chambre. » On a ainsi souvent l'impression d'une poésie écrite dans l'urgence, arme ou dictaphone au poing, la conscience poétique toujours en éveil, et même la « chambre » ne saurait y être le lieu du repos, mais elle est celui de la révélation scopique qu'il faut encore développer comme une pellicule. Même le simple fait de voir demande une énergie folle et commande d'affronter les puissances ennemies, pour parler comme Bergounioux : « je roule dans la mouillure (…) trempe mes pinceaux perceptifs à travers / le pare-brise ». Voir c'est encore travailler, travailler en peintre, c'est-à-dire se coltiner les couleurs et mouiller littéralement sa chemise. À Bergounioux on songe plus d'une fois, et parfois Dupuy semble lui répondre directement. On sait que pour le premier la division du travail explique que la conduite du récit est forcément extérieure à l'action (c'est la réflexion qu'il mène depuis La Cécité d'Homère jusqu'à Le Style comme expérience), à quoi Dupuy semble rétorquer ceci : « un peintre peut livrer séparément bataille et récit de bataille / alors qu'ici même (…) il faut le faire à l'endroit même du récit et, / d'un seul geste batailler / narrer. »

À quoi travaille donc le peintre ou le poète (admettons ici qu'ils ne font qu'un) ? Mais peut-être n'est-il plus aujourd'hui – évolution sociologique ou conséquence de ce poétariat qu'a théorisé Jean-Claude Pinson – fondamentalement distinct du travailleur manuel, tant il est lui aussi embarqué dans la matière, impliqué dans le concret des choses ? Le poète (ou le peintre) n'est plus ce noble seigneur chassant dans les forêts de ses songes, mais un simple ouvrier. Ainsi Dupuy l'exprime-t-il : « travail pictural du langage (…) n'est pas tant débusquer des tableaux / (lever l'image), mais trouver des jointures ». Observer n'est pas faire preuve de passivité, c'est encore évoluer avec difficulté dans la matière verbale, jusqu'à l'exténuation, pour dire précisément ce travail que font et que sont les choses : « je cherche l'aptitude / d'un verbe, d'un nom, d'une seule syllabe, qu'importe / à désigner d'un tenant l'action du volume d'un prunus dans / l'air (grande pompe ajourée, travail de sang foncé) ». Observer c'est encore participer à cette activité sourde et secrète des choses, car même les choses les plus inertes provoquent chez Dupuy cette rêverie de la volonté qu'a si finement analysée Gaston Bachelard : « je suis la pente ou la table / s'activant sous le pain ».

Pour autant, et c'est bien en cela que ce poème est aussi un journal introspectif, ce goût du travail (ce sentiment d'un travail dans les choses) ne va pas chez lui sans l'expression d'une profonde inquiétude qui peut le mener jusqu'à l'angoisse. Que ce soit à l'atelier ou pour les tâches domestiques qui ne manquent pas à la campagne (telle corvée de bois dont l'accablement qui en résultera est figuré d'avance dans le sac bleu Ikéa servant au transport des bûches, flapi comme un « poumon crevé »), le poète connaît son lot de doutes, d'épuisements, d'échecs répétés et d'interrogations qui taraudent, et il est plus d'une fois désemparé devant la tâche qu'il lui reste à accomplir. Jamais il ne renonce, toutefois, et sa fatigue semble presque le nourrir, l'aiguiller ou l'aiguillonner, elle est un rappel à reprendre, à s'encourager soi-même. Il semble que les cernes de sa fatigue qui s'accumulent au fil des pages et au cœur de l'arbre abattu dessinent encore pour lui la cible dans laquelle loger la flèche de son ardeur à travailler.

Laurent Albarracin

RETOUR : Images de la poésie