Pour
entrer dans ce livre, je conseillerais de ne pas trop s'attacher au titre qui à
mon avis est trompeur, et pas seulement parce qu'il est ironique. Si c'est un autoportrait,
il est tellement ralenti en effet et compliqué par des détours dans les choses
du monde extérieur, tellement empreint d'une vive inquiétude, aussi, qu'il vaut
mieux y voir un portait de l'artiste en travailleur acharné et en observateur
scrupuleux de ce qui l'entoure qu'un selfie narcissique, aussi lent fût-il. Il est recommandé par
contre d'y pénétrer par la postface de l'auteur. Elle est éclairante et on y apprendra en particulier que l'écriture d'Armand Dupuy
n'est pas sans liens avec son autre activité, tout aussi dévorante chez lui, la
peinture. Il faut pourtant préciser que ce livre n'est pas constitué de notes d'atelier
telles qu'on en trouve parfois chez les peintres et qui sont d'ailleurs souvent
d'un grand intérêt. Si quelques réflexions sont bien d'ordre métatechnique, elles concernent autant l'écriture
que la peinture. En réalité les remarques dont est fait ce long poème
concernent moins l'écriture ou la peinture qu'elles ne sont la transposition
dans l'écriture du geste de peindre. Il ne s'agit pas de relater ce qu'on fait
lorsque l'on peint, mais bien de peindre avec des mots, et de rendre compte d'un
présent par nature fuyant.
Dupuy
raconte dans sa postface avoir imaginé – et même commencé – un
« tableau-cube » formé de multiples couches se recouvrant l'une après
l'autre et dont l'épaisseur faite de repentirs successifs serait telle qu'elle
aboutirait à la mise en volume réussie d'un interminable échec. Il imagine
même, dans un fantasme à demi sacrificiel, un nouveau tableau transversal,
perpendiculaire à sa surface, qui donnerait à voir par coupe – enfin
– le tableau jamais vu qui serait le vrai tableau, celui de la profondeur
exaucée. Or le poème qu'on lira dans ce livre ressemble beaucoup à ce
tableau-cube qui révélerait sa profondeur dans une succession de surfaces. Car
le propre d'un texte, contrairement au tableau qui forme en quelque sorte un
palimpseste définitif, révolu, est de ne pas s'effacer à mesure qu'il s'écrit
et, malgré le caractère cursif de la lecture, de permettre les retours en
arrière et une vision en profondeur. En croissant comme il fait, le texte
laisse voir les cernes de son bois.
Il
faut préciser maintenant que ce poème est un journal-poème qui adopte un
principe chronologique, qu'il est composé selon une stricte linéarité sur une
période qui s'étale de mars 2016 à octobre 2017, enfin qu'il est daté
scrupuleusement, et même horodaté à la minute près. Pour autant, ce n'est pas
véritablement un journal qui relate les faits et gestes du narrateur, son
quotidien, ou alors il le fait d'une manière tellement étrange et décalée que
ce quotidien est comme transfiguré par le poème. Disons que ce journal-poème
cherche moins à restituer une chronologie générale, globale ou englobante, qu'il n'offre des motifs successifs et des
instants propices à un poème qui aura sa logique propre et comme sourde. C'est
le temps du kairos et non celui du chronos qui a
cours ici. Le journal-poème ne vise alors pas à dérouler le temps dans son
exhaustivité ni même à en synthétiser les événements principaux, mais plutôt à
recueillir quelques-uns de ces moments saillants qui sont assez denses pour
être l'objet d'eux-mêmes, dirait-on, ou assez béants dans leur mystère même
pour que le poème puisse s'y engouffrer et rejoindre sa profondeur propre. Dès
lors le poème y est d'abord le travail souterrain de la langue, il y déploie sa
dimension asyntagmatique qui s'oppose précisément à
la linéarité du temps telle qu'elle est signalée par les mentions de dates. Il
y aurait ainsi une surface du calendrier épousée par le journal qui serait
soudainement creusée par les percées et les ellipses du poème. Si celui-ci suit
une certaine linéarité – celle qu'impose la lecture qui l'actualise
– il est comme travaillé par la densité de son expression, par la fulgurance
des images poétiques qui le trouent en permanence et comme par une coupe
stratigraphique à l'œuvre en son sein, comme si le poème évoluait ainsi qu'une
houle au fil de cette hache qui le fend continûment.
Il
faut dire ici un mot sur la prosodie et l'apparence du poème sur la page :
il est bien composé de vers puisqu'il y a des coupes, des retours à la ligne,
mais ces vers flirtent avec la prose. Visuellement en effet le texte s'apparente
à un bloc de prose qui ne serait pas justifié, le retour à la ligne s'effectuant
au dernier moment, juste avant la marge de droite, comme si le poème se
souvenait in extremis qu'il était poème et non pas prose. L'effet de cette
quasi-prose est celui d'un flux accéléré, les coupes qui interviennent comme à
la dernière seconde donnant un rythme légèrement syncopé, saccadé, à cette
fausse prose. À cela il faut ajouter que les phrases semblent hachées, faites
de propositions courtes et souvent nominales, séparées par une ponctuation
faible (des virgules) mais nombreuse, couturées d'incises et pleines d'ellipses
ou d'élisions, de contractions, ce qui provoque une impression de rapidité du
flux, voire de carambolage. Le temps dévale, cascade, et l'effet de cette
accumulation n'est pas de ralentissement mais d'accélération trépidante :
« dix-neuf décembre, / quatorze heures quarante-neuf, gros flocons ruent
dans / les phares, j'accumule ou, plus court, j'accule en moi
cela / puis sa perte ». On voit comment avec ce passage du j'accumule au j'accule,
on passe d'un plan du temps linéaire à un axe plus vertical où il s'agit de
pousser les choses à bout et de les repousser à l'intérieur de soi jusque dans
leurs retranchements intimes. Il s'agit alors de relever ce qui passe au fil
des jours, mais aussi de dire en quoi cela ne passe pas : « il
faudrait faire la consigne de chaque chose et l'affoler, tout faire pivoter
devant soi, basculer (…) ». Cela demande un travail harassant et se fait
« les tempes cressonnant de fatigue ».
Car
ce journal-poème est aussi une chronique des épuisements de son auteur. Il faut
dire qu'Armand Dupuy ne ménage pas sa peine. À l'instar d'un Bergounioux, il
est toujours le premier levé de la maisonnée (« je commence avant l'heure
/ pour que tout ne commence pas sans moi »). Voici par exemple :
« seize mai, six heures quarante-cinq, / son réveil sonne à l'étage, je
reprends les courriers, / marcherai plus tard, mais la phrase détachée de
Pasolini / soudain marche avec moi : ÒLa langue de la poésie est /
celle où l'on sent la caméraÓ ; je traverse l'obscur, / chambre au
poing, les rues, paysages et pensées, poussant / ma caméra parlée, conjuguant,
pliant, dépliant le temps / l'évidant, soulevant la chambre à l'intérieur de la
chambre, / et le lit plein de chambre. » On a ainsi souvent l'impression
d'une poésie écrite dans l'urgence, arme ou dictaphone au poing, la conscience
poétique toujours en éveil, et même la « chambre » ne saurait y être
le lieu du repos, mais elle est celui de la révélation scopique
qu'il faut encore développer comme une pellicule. Même le simple fait de voir
demande une énergie folle et commande d'affronter les puissances ennemies, pour
parler comme Bergounioux : « je roule dans la mouillure (…) trempe
mes pinceaux perceptifs à travers / le pare-brise ». Voir c'est encore
travailler, travailler en peintre, c'est-à-dire se coltiner les couleurs et
mouiller littéralement sa chemise. À Bergounioux on songe plus d'une fois, et
parfois Dupuy semble lui répondre
directement. On sait que pour le premier la division du travail explique que la
conduite du récit est forcément extérieure à l'action (c'est la réflexion qu'il
mène depuis La Cécité d'Homère jusqu'à Le Style comme expérience),
à quoi Dupuy semble rétorquer ceci : « un peintre peut livrer
séparément bataille et récit de bataille / alors qu'ici même (…) il faut le
faire à l'endroit même du récit et, / d'un seul geste batailler /
narrer. »
À
quoi travaille donc le peintre ou le poète (admettons ici qu'ils ne font qu'un) ?
Mais peut-être n'est-il plus aujourd'hui – évolution sociologique ou
conséquence de ce poétariat qu'a théorisé Jean-Claude
Pinson – fondamentalement distinct du travailleur manuel, tant il est lui
aussi embarqué dans la matière, impliqué dans le concret des choses ? Le
poète (ou le peintre) n'est plus ce noble seigneur chassant dans les forêts de
ses songes, mais un simple ouvrier. Ainsi Dupuy l'exprime-t-il : « travail
pictural du langage (…) n'est pas tant débusquer des tableaux / (lever l'image),
mais trouver des jointures ». Observer n'est pas faire preuve de passivité,
c'est encore évoluer avec difficulté dans la matière verbale, jusqu'à l'exténuation,
pour dire précisément ce travail que font et que sont les choses :
« je cherche l'aptitude / d'un verbe, d'un nom, d'une seule syllabe, qu'importe
/ à désigner d'un tenant l'action du volume d'un prunus dans / l'air (grande
pompe ajourée, travail de sang foncé) ». Observer c'est encore participer
à cette activité sourde et secrète des choses, car même les choses les plus
inertes provoquent chez Dupuy cette rêverie de la volonté qu'a si finement
analysée Gaston Bachelard : « je suis la pente ou la table / s'activant
sous le pain ».
Pour
autant, et c'est bien en cela que ce poème est aussi un journal introspectif,
ce goût du travail (ce sentiment d'un travail dans les choses) ne va pas chez
lui sans l'expression d'une profonde inquiétude qui peut le mener jusqu'à l'angoisse.
Que ce soit à l'atelier ou pour les tâches domestiques qui ne manquent pas à la
campagne (telle corvée de bois dont l'accablement qui en résultera est figuré d'avance
dans le sac bleu Ikéa servant au transport des
bûches, flapi comme un « poumon crevé »), le poète connaît son lot de
doutes, d'épuisements, d'échecs répétés et d'interrogations qui taraudent, et
il est plus d'une fois désemparé devant la tâche qu'il lui reste à accomplir.
Jamais il ne renonce, toutefois, et sa fatigue semble presque le nourrir, l'aiguiller
ou l'aiguillonner, elle est un rappel à reprendre, à s'encourager soi-même. Il
semble que les cernes de sa fatigue qui s'accumulent au fil des pages et au
cœur de l'arbre abattu dessinent encore pour lui la cible dans laquelle loger
la flèche de son ardeur à travailler.
Laurent
Albarracin