RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin

Compte rendu du livre de Henri Falaise, Les Sèves surveillées.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 24 juin 2005.
Sur ce site, voir aussi un texte de Laurent Albarracin, De l'image.


L'image poétique
dans Les Sèves surveillées
de Henri Falaise

L'usage de l'image poétique n'est pas constant chez Henri Falaise. Il est même relativement rare. Les lecteurs de Falaise pourraient à bon droit s'étonner d'une étude sur son art de l'image, tant celle-ci, en tant que précipité, en tant que fulgurance, semble s'opposer à une poétique qui est le contraire d'un art de la vitesse, mais un art du temps, de la douce temporalité nostalgique, de la simplicité recherchée. Sa poésie est en effet souvent assez proche de celle de Jean Follain où la métaphore au sens strict n'existe pas. Pour autant, l'image poétique n'est pas absente de son œuvre. Elle est même singulièrement présente et forte dans un recueil, Les Sèves surveillées, publié en 1978 à l'Atelier de l'Agneau. La poésie de Falaise est incontestablement lyrique, elle chante le monde, elle loue la présence, quand bien même cette présence chantée l'est sur le mode de l'enfance perdue. Je voudrais ici, par une simple lecture de ce recueil, montrer que l'image est ce qui introduit dans ce rapport au monde idéal, voire idyllique, une insatisfaction perceptive, une conscience de la fragilité, en même temps qu'elle est le lieu de l'apparition des choses.

Une image poétique est une conscience de la chose, une veille enfouie dans la chose. Si la métaphore est un trope, un transport de la chose, elle n'est pas chez Falaise un transport vers un ailleurs quelconque, elle ne répond pas chez lui à un besoin démiurgique de métamorphose, mais elle est au contraire un rapport, un constat de ce qu'est la chose, une convocation de tous les ailleurs dans la chose présente, dans la chose proche, connue, aimée. Le thème de l'horizon est permanent dans ce recueil, mais il n'est pas là comme la borne érigée du départ, le souhait de partir qui poindrait en toute chose. L'horizon n'est jamais évoqué que ramené ici, que travaillant au plus près de nous dans les choses. La mer par exemple sera toujours évoquée comme un clapotis enfoui dans les plus terrestres objets. Les figures de l'ailleurs (le bleu, le ciel, etc.) s'entremêlent à la présence, parce que le propre de la présence est de faire venir tout et ses lointains. En effet, tout l'art de Falaise, et il est grand, consiste à mêler dans la concision et la clarté, le loin et le proche, le passé et le présent, l'horizon et la rive, l'arrière-plan métaphysique et la perception phénoménologique du monde, la nostalgie et la grâce, etc.

Souci métaphysique il y a, d'abord parce que le lointain est un préoccupation au sens propre : une proche occupation, un irrépressible cognement à la vitre :

[…] et c'est un peu

comme une fenêtre

où ma planète

vient frapper. (p. 13)

L'horizon existe ainsi non pas comme limite spatiale mais comme une intrusion soudaine et interrogative de la beauté, comme si le proche et le minuscule étaient baignés d'infini :

[…] J'étais debout

près de mon cœur comme

quand on cueille

des cerises,

avec tout un bouquet de bleu

et des moineaux pour y loger. (p. 17)

L'univers de Falaise est celui de l'enfance, et souvent celui de l'école. L'école y est le lieu de l'ennui bouleversant, le lieu où la nature aperçue par les fenêtres connaît des troubles, des émois que l'enfant doit garder, contenir dans sa position assise au pupitre. L'enfant à l'école y apprend la dure leçon de la prédominance de la nature :

Ouvrir la fenêtre

à la barrière du pré

comme un voyage

venu de loin

à petits flots légers

dans le bleu de l'encrier

qui renverse le cœur

au milieu du cahier. (p. 18)

L'encre ici est l'épanchement, elle est à la fois une tache sur l'enfance, et la connaissance enfantine du ciel. Rien n'est plus ambivalent que l'encre, chez Falaise : violence et pureté, culpabilité et bonheur, langage et monde. Si le familier, l'ordinaire sont à ce point troublés par des distances infinies, des temporalités surprenantes, c'est le signe qu'ils sont le lieu d'une extraordinaire tension psychologique. Tout vient toujours à la présence pour renverser la connaissance que l'on en a. Et le trouble est si grand parce que dans l'enfance ce sont le moi et le monde qui s'échangent les prérogatives. Lyrisme, a-t-on dit. Et si l'horizon informe tellement la matière proche, c'est que le monde est grand au plus près de l'enfant qui le découvre. Pour autant le lointain, le distant, le subtil, l'impondérable sont toujours évoqués dans leur effet, dans leur manifestation la plus concrète. Même l'odeur, qui est pourtant la matière absente, l'essence même du souvenir, la chose temporelle, est évoquée comme quelque chose de prégnant, de tactile, de râpeux :

L'amitié du fumier

qui coule

dans le pré

a des mains

de menuisier

qui râpe

votre nez. (p. 21)

Notation malicieuse, comme si le poète voulait dire que c'est l'odeur, cette drôle d'odeur qu'est une odeur, qui a la maîtrise (qui a la main) sur le senteur et non l'inverse. L'odeur n'est pas une vague sensation qu'on peut utiliser comme un tremplin pour se transporter ailleurs mais quelque chose d'assez fort pour s'incarner et pour exercer une domination absolue. C'est un renversement ironique de perspective : une odeur râpeuse est vraiment râpeuse : elle vous prend à la gorge… et au mot ! À cet égard, la réalité est toujours vue comme forte, comme puissante, comme étant à l'œuvre dans elle-même. La réalité travaille toujours la réalité au plus près, elle est une matière rongeuse d'elle-même :

Je suis dans les iris

comme un garde-champêtre,

la pluie gratte ma gorge

et les grenouilles

grignotent l'eau. (p. 27)

Les énergies et les forces qui traversent le monde de Falaise sont ses flux contradictoires où se rencontrent et s'inversent l'ordinaire et le merveilleux, le familier et l'étrange. Il y a chez Falaise une horreur et un amour passionné du mélange, du brouillage des cartes du lointain et du proche :

Juste après le tournant

(mais pêle-mêle comme du pâturin),

l'horizon

n'était plus qu'un petit clapotis

si doucement posé

à l'intérieur des prés

qu'il fallait de la tendresse

quand nous allions chasser

un peu gauche quand même

avec nos bérets bleus,

pour ne pas tout embrouiller. (p. 33)

Si nous avons bien affaire à une poésie « imagée », il s'agit souvent, comme chez Follain, moins de métaphores strictes, de figures de style, que d'images purement visuelles. Ce sont plus souvent des comparaisons, des mises en rapport, ce qu'on pourrait même plutôt appeler des apparaisons (si l'on peut se permettre d'inventer ce mot), au sens où les mots n'opèrent pas une vision analogique, mais purement phénoménologique : c'est dans leur simple et successive apparition que les choses sont données et que les mots se densifient. La diversité des choses n'est pas dialectisée, niée par leur unification, elle est renouvelée au contraire par la survenue d'un mot puis d'un autre. Grande poésie que celle qui met les mots en rapport dans leur plus grande autonomie :

Noé, celui de l'arche,

est dans le pré,

avec toute la lune

au bord des animaux :

des vaches et des cochons,

des navets et des flots,

des hublots d'étincelles,

des grenouilles d'eau douce,

des bergères d'Orient

et des fautes d'orthographe,

et tout compte fait

la Meuse

au plus fort des mots ;

la Meuse comme quand il y a

un peu de ce jardin

où bavarde le bleu,

comme quand il y a

juste ce qu'il faut d'un moineau

pour dire l'horizon

au temps de vivre de l'oiseau. (p. 34)

Tout y est, dans ce poème, non parce que l'image viendrait rapprocher des réalités éloignées dans une vision unifiante, mais parce que tout est présent, chaque chose y apparaît singulièrement au plus fort de son halo, de son aura. Falaise préfère le mot à l'essence, il préfère l'espèce au genre. Il ne veut pas confondre le monde, lui donner une signification, mais en rester à l'éclat du réel, le restituer dans l'éclat du poème, redonner à ses morceaux isolés leur îlot d'apparition. C'est pourquoi il préfère la succession à la compréhension, l'énumération au résumé. Ainsi se maintient l'enfance et la vivacité. C'est en cela que son usage de l'image poétique est si original et si efficace : il ne cherche pas le point d'inclusion des choses, le point où les choses se résorberaient. Nulle fascination chez lui pour une annulation des contraires. S'il y a présence, alors il y a présence de tout dans son unicité, et présence de tout à tout dans une convocation des particularités les plus fortes. L'image ne cherche pas à désamorcer l'irréductibilité des choses, mais la renforce. Chacune de ces choses est seulement et entièrement ce qu'elle est dans son apparition. La poésie de Falaise est éminemment une poésie des contrastes — des contrastes maintenus. Ce qui fait que ses poèmes sont un savant mélange d'équilibre et de déséquilibre. Ils sont déséquilibrés dans leurs contrastes surprenants, dans le fait que les objets du monde appartiennent à des ordres distincts et que néanmoins ils surgissent ensemble dans un même poème : végétaux, mobilier domestique, éléments du langage, couleurs, habits, parents, aliments, animaux, etc. Et malgré cette disparate, ou à cause de cette disparate, cette merveilleuse disparate, les poèmes de Falaise sont extraordinaires d'équilibre parce que tous ces objets hétéroclites sont pris ensemble dans la nasse de l'enfance, tenus ensemble par leur mutuelle apparition émerveillée. On pourrait dire que chez Falaise l'image n'est pas un dédoublement de la chose en son autre, n'est pas une diffraction, n'est donc pas un trope, une ruse rhétorique, mais elle est la pure et simple apparition de la chose. Elle est, à même la chose, la brillance de cette chose lorsqu'elle apparaît. L'image fait surgir la chose toute mouillée de la vision qu'on en a, toute frétillante des frissons de la voir :

Un bruit fin

pliait la lumière,

alors avec les herbes

d'un petit bois

quelqu'un pêchait

la tanche et le vairon,

chaque parole

courait sous les rochers

en nommant ces poissons

et le soleil était

comme un vélo très doux

qui sentait

le fil, le café et la vase. (p. 93)

Nombreuses sont, dans ce recueil, les scènes de pêche. Elles disent la fragilité et la réussite du souvenir. Se remémorer et tirer un poisson de l'eau sont un même événement : c'est faire venir ce qui de lui-même voudra bien venir, et c'est être sur le fil des mots, se tenir sur le liseré de la fragilité de tout. Parler, écrire, c'est s'en remettre aux choses. En effet, dans la poésie de Falaise, le langage n'est pas un instrument d'appréhension du réel, il est intimement mêlé à lui, comme par des attaches végétales. Les mots du poème y apparaissent comme tels : le mot « voyelles », le mot « mot », tout le matériel de l'écriture (souvent écolière) surviennent fréquemment dans le poème, comme si finalement poésie et réalité n'étaient pas séparées, qu'elles étaient chacune une modalité active et concrète en chacune :

Il y a

des mots marins

d'écume quotidienne

dits, pieds nus,

dans des cahiers en papier blanc,

près des marées

où je pêche à la ligne

avec mon cœur comme du sang ;

et des bateaux d'épingles fines

qui vont

coudre du bleu

au fond des cerfs-volants. (p. 35)

Pas besoin de métaphoriser à l'excès donc, quand la chose nue est déjà lourde de sa propre palpitation (« mon cœur comme du sang »), quand les choses sont ainsi en elles-mêmes cousues du fil blanc (du fil bleu) de l'écriture. Quelquefois, pourtant, la métaphore surgit, fulgurante, et méditative :

Ta pipe est un grenier

où les canards se fiancent. (p. 39)

C'est que les choses alors sont portées jusqu'à une combustion qui résout tout antagonisme. C'est encore que les mots disent ce dont les choses sont la proie et qui est, simultanément, leur apparition et leur perte :

La Meuse

est un tout

petit mot familier,

un léger clapotis

de lumière et de cendre,

comme un feu d'herbe

dans le pré. (p. 41)

Notez le rejet qui après « tout » change la portée du vers suivant (« petit mot familier »). Si la Meuse est un mot, elle est comme telle un « clapotis de lumière et de cendre » c'est-à-dire une naissance et un déclin qui s'allongent brièvement dans l'herbe du pré. Pour dire ce que sont les choses, ce qu'elles sont phénoménologiquement et ontologiquement, il suffit donc de les faire surgir comme un bonheur parti, dans

[…] une clarté

plus matinale

qu'une tartine de reines-claudes

toujours violente et

toujours consumée (…) (p. 42).

Si cette tartine de reines-claudes est si savoureuse et réjouissante dans le poème, c'est que l'image est là pour ça : pour dire que le comparant est plus réel que le comparé, que les mots ont parfois encore la force de la sensation initiale perdue, que le choc émotionnel est toujours présent malgré la réalité disparue. La poésie de Henri Falaise ne cherche pas à transfigurer ou hausser la réalité, elle cherche à rendre la primeur et la primauté du réel. Elle préfère la réalité la plue nue, la plus pauvre, la plus roturière presque car c'est au contact de cette réalité la plus rugueuse que peut s'accomplir la rêverie cosmique :

La brouette aux patates

fait des petites bosses

dans les doigts,

des petits fagots

farineux

où le ciel étoilé

gratte comme un béret. (p. 46)

L'image cherche toujours à rendre compte d'une densité sensible, que l'on peut appréhender par les sens, évidente en ce qu'elle a de concret. Un astre ne brille que s'il est comestible :

Comète de meunier,

la mie est un charbon d'amour. (p. 54)

Quand il n'y a pas image de manière aussi fulgurante, il y a quand même densité, il y a une densité naturelle des mots que Falaise emploie, des mots les plus simples. Cela frappe à le lire et on ne s'explique pas bien pourquoi ils sont si denses. Peut-être parce qu'ils sont simples, justement, ou parce qu'ils reviennent régulièrement dans le poème et qu'ils sont ainsi la mémoire d'eux-mêmes. Ou peut-être parce que la réalité qu'ils donnent à voir l'est foncièrement, dense :

C'est un chambranle de pommier

parfois des femmes s'en souviennent. (p. 55)

Qu'ici l'encadrement de la fenêtre soit fait de bois dur n'est certainement pas anodin : il densifie ce qu'on y voit, il resserre, il contracte en quelque sorte la vision. On pourrait presque dire que la réalité est en elle-même métaphorique, chez Falaise, avant même qu'il y ait le travail de la métaphore. Les objets choisis le sont pour la torsion qu'ils opèrent dans la réalité. Quand la métaphore est invisible, elle n'en est pas moins, elle en est d'autant plus active. L'univers d'un poète, son monde imaginé, l'entourage matériel qu'il a affectivement investi et vécu participe activement de ses poèmes. Je veux dire, mais c'est une évidence, qu'un poète est grand s'il a vécu une enfance rêveuse dans une réalité lui offrant toute la richesse nécessaire. C'est bien sûr le cas de Henri Falaise et le monde qu'il retrouve dans sa poésie a toute la densité requise. Quand la réalité est dense et qu'elle a été longuement rêvée, c'est comme si elle avait été sourdement et à jamais métaphorisée. Pas besoin de figures de style, donc, si le monde est déjà plein de toute sa densité rêveuse.

 

J'ai parlé en introduction d'une insatisfaction perceptive dont l'image serait le rendu et le ferment dans le poème. Je maintiens, malgré tous les bonheurs de l'écriture de Falaise, malgré qu'elle soit une écriture du bonheur plein, qu'il s'agit bien de cela. L'image apportera toujours de la convoitise au monde, de l'envie d'être vu et du vouloir voir. Indéfiniment. C'est pourquoi l'image fait ellipse. C'est qu'en poésie comme en tout, l'objet de la convoitise aveugle tout. Ainsi, et pour conclure (et puisque j'ai beaucoup cité ses poèmes, continuons), ce poème qui continue de tourner, dont la roue libre ne veut s'arrêter :

Pour

cueillir

une pomme

la route

s'arrête

comme

un vélo. (p. 73)

 

Laurent Albarracin

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