L'image
poétique
dans
Les Sèves surveillées
de
Henri Falaise
L'usage de l'image poétique n'est
pas constant chez Henri Falaise. Il est même relativement rare. Les lecteurs de
Falaise pourraient à bon droit s'étonner d'une étude sur son art de l'image,
tant celle-ci, en tant que précipité, en tant que fulgurance, semble s'opposer
à une poétique qui est le contraire d'un art de la vitesse, mais un art du
temps, de la douce temporalité nostalgique, de la simplicité recherchée. Sa
poésie est en effet souvent assez proche de celle de Jean Follain où la
métaphore au sens strict n'existe pas. Pour autant, l'image poétique n'est pas
absente de son œuvre. Elle est même singulièrement présente et forte dans un
recueil, Les Sèves surveillées, publié en 1978 à l'Atelier de l'Agneau. La poésie de
Falaise est incontestablement lyrique, elle chante le monde, elle loue la
présence, quand bien même cette présence chantée l'est sur le mode de l'enfance
perdue. Je voudrais ici, par une simple lecture de ce recueil, montrer que
l'image est ce qui introduit dans ce rapport au monde idéal, voire idyllique,
une insatisfaction perceptive, une conscience de la fragilité, en même temps
qu'elle est le lieu de l'apparition des choses.
Une image poétique est une conscience
de la chose, une veille enfouie dans la chose. Si la métaphore est un trope, un
transport de la chose, elle n'est pas chez Falaise un transport vers un
ailleurs quelconque, elle ne répond pas chez lui à un besoin démiurgique de
métamorphose, mais elle est au contraire un rapport, un constat de ce qu'est la
chose, une convocation de tous les ailleurs dans la chose présente, dans la
chose proche, connue, aimée. Le thème de l'horizon est permanent dans ce
recueil, mais il n'est pas là comme la borne érigée du départ, le souhait de
partir qui poindrait en toute chose. L'horizon n'est jamais évoqué que ramené
ici, que travaillant au plus près de nous dans les choses. La mer par exemple
sera toujours évoquée comme un clapotis enfoui dans les plus terrestres objets.
Les figures de l'ailleurs (le bleu, le ciel, etc.) s'entremêlent à la présence,
parce que le propre de la présence est de faire venir tout et ses lointains. En
effet, tout l'art de Falaise, et il est grand, consiste à mêler dans la
concision et la clarté, le loin et le proche, le passé et le présent, l'horizon
et la rive, l'arrière-plan métaphysique et la perception phénoménologique du
monde, la nostalgie et la grâce, etc.
Souci métaphysique il y a, d'abord parce que le lointain
est un préoccupation au sens propre : une proche occupation, un
irrépressible cognement à la vitre :
[…]
et c'est un peu
comme
une fenêtre
où
ma planète
vient frapper. (p. 13)
L'horizon existe ainsi non pas comme limite spatiale mais
comme une intrusion soudaine et interrogative de la beauté, comme si le proche
et le minuscule étaient baignés d'infini :
[…]
J'étais debout
près
de mon cœur comme
quand
on cueille
des
cerises,
avec
tout un bouquet de bleu
et
des moineaux pour y loger. (p. 17)
L'univers de Falaise est celui de l'enfance, et souvent
celui de l'école. L'école y est le lieu de l'ennui bouleversant, le lieu où la
nature aperçue par les fenêtres connaît des troubles, des émois que l'enfant
doit garder, contenir dans sa position assise au pupitre. L'enfant à l'école y
apprend la dure leçon de la prédominance de la nature :
Ouvrir
la fenêtre
à
la barrière du pré
comme
un voyage
venu
de loin
à
petits flots légers
dans
le bleu de l'encrier
qui
renverse le cœur
au
milieu du cahier. (p. 18)
L'encre ici est l'épanchement, elle est à la fois une
tache sur l'enfance, et la connaissance enfantine du ciel. Rien n'est plus
ambivalent que l'encre, chez Falaise : violence et pureté, culpabilité et
bonheur, langage et monde. Si le familier, l'ordinaire sont à ce point troublés
par des distances infinies, des temporalités surprenantes, c'est le signe
qu'ils sont le lieu d'une extraordinaire tension psychologique. Tout vient
toujours à la présence pour renverser la connaissance que l'on en a. Et le
trouble est si grand parce que dans l'enfance ce sont le moi et le monde qui
s'échangent les prérogatives. Lyrisme, a-t-on dit. Et si l'horizon informe
tellement la matière proche, c'est que le monde est grand au plus près de
l'enfant qui le découvre. Pour autant le lointain, le distant, le subtil,
l'impondérable sont toujours évoqués dans leur effet, dans leur manifestation
la plus concrète. Même l'odeur, qui est pourtant la matière absente, l'essence
même du souvenir, la chose temporelle, est évoquée comme quelque chose de prégnant,
de tactile, de râpeux :
L'amitié
du fumier
qui
coule
dans le pré
a des mains
de menuisier
qui râpe
votre nez. (p. 21)
Notation malicieuse, comme si le poète voulait dire que
c'est l'odeur, cette drôle d'odeur qu'est une odeur, qui a la maîtrise (qui a
la main) sur le senteur et non l'inverse. L'odeur n'est pas une vague sensation
qu'on peut utiliser comme un tremplin pour se transporter ailleurs mais quelque
chose d'assez fort pour s'incarner et pour exercer une domination absolue.
C'est un renversement ironique de perspective : une odeur râpeuse est
vraiment râpeuse : elle vous prend à la gorge… et au mot ! À cet
égard, la réalité est toujours vue comme forte, comme puissante, comme étant à
l'œuvre dans elle-même. La réalité travaille toujours la réalité au plus près,
elle est une matière rongeuse d'elle-même :
Je
suis dans les iris
comme
un garde-champêtre,
la
pluie gratte ma gorge
et
les grenouilles
grignotent l'eau. (p. 27)
Les énergies et les forces qui traversent le monde de
Falaise sont ses flux contradictoires où se rencontrent et s'inversent
l'ordinaire et le merveilleux, le familier et l'étrange. Il y a chez Falaise
une horreur et un amour passionné du mélange, du brouillage des cartes du
lointain et du proche :
Juste
après le tournant
(mais pêle-mêle comme du
pâturin),
l'horizon
n'était plus qu'un petit clapotis
si doucement posé
à l'intérieur des prés
qu'il fallait de la tendresse
quand nous allions chasser
un peu gauche quand même
avec nos bérets bleus,
pour ne pas tout embrouiller. (p.
33)
Si nous avons bien affaire à une poésie
« imagée », il s'agit souvent, comme chez Follain, moins de
métaphores strictes, de figures de style, que d'images purement visuelles. Ce
sont plus souvent des comparaisons, des mises en rapport, ce qu'on pourrait
même plutôt appeler des apparaisons (si l'on peut se permettre d'inventer ce
mot), au sens où les mots n'opèrent pas une vision analogique, mais purement
phénoménologique : c'est dans leur simple et successive apparition que les
choses sont données et que les mots se densifient. La diversité des choses
n'est pas dialectisée, niée par leur unification, elle est renouvelée au
contraire par la survenue d'un mot puis d'un autre. Grande poésie que celle qui
met les mots en rapport dans leur plus grande autonomie :
Noé,
celui de l'arche,
est
dans le pré,
avec
toute la lune
au
bord des animaux :
des
vaches et des cochons,
des
navets et des flots,
des hublots d'étincelles,
des grenouilles d'eau douce,
des bergères d'Orient
et des fautes d'orthographe,
et tout compte fait
la Meuse
au plus fort des mots ;
la Meuse comme quand il y a
un peu de ce jardin
où bavarde le bleu,
comme quand il y a
juste ce qu'il faut d'un moineau
pour dire l'horizon
au temps de vivre de l'oiseau.
(p. 34)
Tout y est, dans ce poème, non parce que l'image
viendrait rapprocher des réalités éloignées dans une vision unifiante, mais
parce que tout est présent, chaque chose y apparaît singulièrement au plus fort
de son halo, de son aura. Falaise préfère le mot à l'essence, il préfère
l'espèce au genre. Il ne veut pas confondre le monde, lui donner une
signification, mais en rester à l'éclat du réel, le restituer dans l'éclat du
poème, redonner à ses morceaux isolés leur îlot d'apparition. C'est pourquoi il
préfère la succession à la compréhension, l'énumération au résumé. Ainsi se
maintient l'enfance et la vivacité. C'est en cela que son usage de l'image
poétique est si original et si efficace : il ne cherche pas le point
d'inclusion des choses, le point où les choses se résorberaient. Nulle
fascination chez lui pour une annulation des contraires. S'il y a présence,
alors il y a présence de tout dans son unicité, et présence de tout à tout dans
une convocation des particularités les plus fortes. L'image ne cherche pas à
désamorcer l'irréductibilité des choses, mais la renforce. Chacune de ces
choses est seulement et entièrement ce qu'elle est dans son apparition. La
poésie de Falaise est éminemment une poésie des contrastes — des
contrastes maintenus. Ce qui fait que ses poèmes sont un savant mélange
d'équilibre et de déséquilibre. Ils sont déséquilibrés dans leurs contrastes
surprenants, dans le fait que les objets du monde appartiennent à des ordres
distincts et que néanmoins ils surgissent ensemble dans un même poème :
végétaux, mobilier domestique, éléments du langage, couleurs, habits, parents,
aliments, animaux, etc. Et malgré cette disparate, ou à cause de cette
disparate, cette merveilleuse disparate, les poèmes de Falaise sont
extraordinaires d'équilibre parce que tous ces objets hétéroclites sont pris
ensemble dans la nasse de l'enfance, tenus ensemble par leur mutuelle
apparition émerveillée. On pourrait dire que chez Falaise l'image n'est pas un
dédoublement de la chose en son autre, n'est pas une diffraction, n'est donc
pas un trope, une ruse rhétorique, mais elle est la pure et simple apparition
de la chose. Elle est, à même la chose, la brillance de cette chose lorsqu'elle
apparaît. L'image fait surgir la chose toute mouillée de la vision qu'on en a,
toute frétillante des frissons de la voir :
Un bruit fin
pliait la lumière,
alors avec les herbes
d'un petit bois
quelqu'un pêchait
la tanche et le vairon,
chaque parole
courait sous les rochers
en nommant ces poissons
et le soleil était
comme un vélo très doux
qui sentait
le fil, le café et la vase. (p.
93)
Nombreuses sont, dans ce recueil, les scènes de pêche.
Elles disent la fragilité et la réussite du souvenir. Se remémorer et tirer un
poisson de l'eau sont un même événement : c'est faire venir ce qui de
lui-même voudra bien venir, et c'est être sur le fil des mots, se tenir sur le
liseré de la fragilité de tout. Parler, écrire, c'est s'en remettre aux choses.
En effet, dans la poésie de Falaise, le langage n'est pas un instrument
d'appréhension du réel, il est intimement mêlé à lui, comme par des attaches
végétales. Les mots du poème y apparaissent comme tels : le mot «
voyelles », le mot « mot », tout le matériel de l'écriture
(souvent écolière) surviennent fréquemment dans le poème, comme si finalement
poésie et réalité n'étaient pas séparées, qu'elles étaient chacune une modalité
active et concrète en chacune :
Il y a
des mots marins
d'écume quotidienne
dits, pieds nus,
dans des cahiers en papier blanc,
près des marées
où je pêche à la ligne
avec mon cœur comme du
sang ;
et des bateaux d'épingles fines
qui vont
coudre du bleu
au fond des cerfs-volants. (p.
35)
Pas besoin de métaphoriser à l'excès donc, quand la chose
nue est déjà lourde de sa propre palpitation (« mon cœur comme du
sang »), quand les choses sont ainsi en elles-mêmes cousues du fil blanc
(du fil bleu) de l'écriture. Quelquefois, pourtant, la métaphore surgit,
fulgurante, et méditative :
Ta
pipe est un grenier
où les canards se fiancent. (p.
39)
C'est que les choses alors sont portées jusqu'à une
combustion qui résout tout antagonisme. C'est encore que les mots disent ce
dont les choses sont la proie et qui est, simultanément, leur apparition et
leur perte :
La
Meuse
est un tout
petit mot familier,
un léger clapotis
de lumière et de cendre,
comme un feu d'herbe
dans le pré. (p. 41)
Notez le rejet qui après « tout » change la
portée du vers suivant (« petit mot familier »). Si la Meuse est un
mot, elle est comme telle un « clapotis de lumière et de cendre »
c'est-à-dire une naissance et un déclin qui s'allongent brièvement dans l'herbe
du pré. Pour dire ce que sont les choses, ce qu'elles sont phénoménologiquement
et ontologiquement, il suffit donc de les faire surgir comme un bonheur parti,
dans
[…]
une clarté
plus
matinale
qu'une tartine de reines-claudes
toujours violente et
toujours consumée (…) (p. 42).
Si cette tartine de reines-claudes est si savoureuse et
réjouissante dans le poème, c'est que l'image est là pour ça : pour dire
que le comparant est plus réel que le comparé, que les mots ont parfois encore
la force de la sensation initiale perdue, que le choc émotionnel est toujours
présent malgré la réalité disparue. La poésie de Henri Falaise ne cherche pas à
transfigurer ou hausser la réalité, elle cherche à rendre la primeur et la
primauté du réel. Elle préfère la réalité la plue nue, la plus pauvre, la plus
roturière presque car c'est au contact de cette réalité la plus rugueuse que
peut s'accomplir la rêverie cosmique :
La brouette aux patates
fait des petites bosses
dans les doigts,
des petits fagots
farineux
où le ciel étoilé
gratte comme un béret. (p. 46)
L'image cherche toujours à rendre compte d'une densité
sensible, que l'on peut appréhender par les sens, évidente en ce qu'elle a de
concret. Un astre ne brille que s'il est comestible :
Comète
de meunier,
la
mie est un charbon d'amour. (p. 54)
Quand il n'y a pas image de manière aussi fulgurante, il
y a quand même densité, il y a une densité naturelle des mots que Falaise
emploie, des mots les plus simples. Cela frappe à le lire et on ne s'explique
pas bien pourquoi ils sont si denses. Peut-être parce qu'ils sont simples,
justement, ou parce qu'ils reviennent régulièrement dans le poème et qu'ils
sont ainsi la mémoire d'eux-mêmes. Ou peut-être parce que la réalité qu'ils
donnent à voir l'est foncièrement, dense :
C'est
un chambranle de pommier
parfois
des femmes s'en souviennent. (p. 55)
Qu'ici l'encadrement de la fenêtre soit fait de bois dur
n'est certainement pas anodin : il densifie ce qu'on y voit, il resserre,
il contracte en quelque sorte la vision. On pourrait presque dire que la
réalité est en elle-même métaphorique, chez Falaise, avant même qu'il y ait le
travail de la métaphore. Les objets choisis le sont pour la torsion qu'ils
opèrent dans la réalité. Quand la métaphore est invisible, elle n'en est pas
moins, elle en est d'autant plus active. L'univers d'un poète, son monde
imaginé, l'entourage matériel qu'il a affectivement investi et vécu participe
activement de ses poèmes. Je veux dire, mais c'est une évidence, qu'un poète
est grand s'il a vécu une enfance rêveuse dans une réalité lui offrant toute la
richesse nécessaire. C'est bien sûr le cas de Henri Falaise et le monde qu'il
retrouve dans sa poésie a toute la densité requise. Quand la réalité est dense
et qu'elle a été longuement rêvée, c'est comme si elle avait été sourdement et
à jamais métaphorisée. Pas besoin de figures de style, donc, si le monde est
déjà plein de toute sa densité rêveuse.
J'ai
parlé en introduction d'une insatisfaction perceptive dont l'image serait le rendu
et le ferment dans le poème. Je maintiens, malgré tous les bonheurs de
l'écriture de Falaise, malgré qu'elle soit une écriture du bonheur plein, qu'il
s'agit bien de cela. L'image apportera toujours de la convoitise au monde, de
l'envie d'être vu et du vouloir voir. Indéfiniment. C'est pourquoi l'image fait
ellipse. C'est qu'en poésie comme en tout, l'objet de la convoitise aveugle
tout. Ainsi, et pour conclure (et puisque j'ai beaucoup cité ses poèmes,
continuons), ce poème qui continue de tourner, dont la roue libre ne veut
s'arrêter :
Pour
cueillir
une pomme
la route
s'arrête
comme
un vélo. (p. 73)
Laurent Albarracin