Laurent
Albarracin : Thierry Froger, Retards légendaires de la
photographie. © : Laurent
Albarracin. Mis en ligne le 4 février 2013.
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De l'image.
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éditoriales ».
Thierry Froger
Retards légendaires de la
photographie
Flammarion,
2013
Il
y a d'abord qui intrigue le décalage dont parle le titre : la photographie
est habituellement appréciée pour son immédiateté et son instantanéité plutôt
que pour les retards qui seraient éventuellement les siens et dont il est ici question.
De même l'aspect « légendaire » de la photographie n'a rien
d'évident, sauf à envisager celle-ci sous l'angle de ses à-côtés légendés,
c'est-à-dire commentés, seconds. Assumer d'emblée ce décalage du titre est pour
l'auteur une façon de placer son livre sous le signe de l'inattendu, et pour
cela nous ne serons pas déçus. Il s'agit là en effet d'un tout premier livre mais
d'une étonnante maturité, écrit par un poète absolument inconnu, dont l'écriture
provoque aussitôt un effet de surprise par son côté inouï (ne ressemblant à
rien de déjà lu), voire parfaitement étrange. Je cite le début du premier poème
du recueil pour donner tout de suite à entendre de quelle étrangeté je veux
parler :
l'histoire brûle à froid,
concessions, braises
enneigées,
l'apparition d'une île :
sa base dans l'infinie eau
semble consolation,
et pressentiment des pannes
du projecteur, il pousse
limites de l'image,
dans les draps du naufrage,
fiction accostée sur des ombres
définitives, sablées de suie, […]
On voit bien (du moins autant qu'on le puisse) ce que les
associations verbales ici peuvent avoir a
priori de déroutant. Assez vite pourtant une certaine unité lexicale et
thématique se dessine et vient ralentir le flux du poème, la rapidité apparente
de sa syntaxe et de ses rapprochements lexicaux. Alors en effet la bousculade
des images devient plus lisse, les à-coups du poème s'estompent et c'est la
lenteur qui domine dans la tonalité des poèmes, quelque chose d'assourdi et de
triste même, qui serait du côté, oui, d'un retard légendaire. Si légendaire il
y a, ce n'est aucunement comme présence d'un merveilleux, d'un surréel, d'un
autre monde en ce monde qui l'enchanterait, mais un légendaire qui serait à
entendre comme un léger décalage justement dans l'appréciation du monde, un
déplacement, un pas de côté des choses vers leur nature langagière, comme si
celles-ci étaient vues toujours à travers le prisme de la lecture. Le
légendaire serait donc l'épaisseur du langage dans le monde, cette dimension
qui gêne et permet à la fois sa saisie, le poids des mots dans le choc étouffé
de la photographie, si l'on peut dire, il serait ce décalage naturel et l'imperceptible
marche qui freine, amortit et fait trébucher le cours du monde. Pas de
merveilleux ici, mais du fantomatique, oui, autant qu'on en voudra. Quelque
chose en effet ici voile le monde, c'est-à-dire le couvre d'un drap et le voile
à la façon dont le serait une roue, faussée et devenue à soi-même étrangère,
dérangeante, boiteuse et grinçante légèrement ainsi que le sont les poèmes qui
décrivent ce monde.
L'étrangeté
des poèmes provient aussi peut-être de ce qu'ils semblent mettre sur un même
plan – en une sorte d'à-plat ontologique ou de perspective
métaphysique écrasante – des réalités fort éloignées, les unes les
plus concrètes et solides, les autres les plus abstraites et subjectives. Sur
un même plan et comme dans un même plan cinématographique, qui durerait, avec
travelling. Le regard serait ici en plongée, en longue focale : il aplatit
tout et resserre, insère à toutes forces dans un cadre qui semble aspirer en
permanence son hors-champ. Le poème est comme un tourbillon glacé : il absorbe
toutes choses et en annule les reliefs. Ainsi matières et souvenirs, choses et
sentiments, êtres et désirs se confondent, mais non pas en vue de former une
unité au bout de leur réunion, au contraire : en gardant à part eux leur
irréductible étrangeté. Le poète n'englobe jamais ces différents éléments dans
une vision qui les dégagerait de la gangue de leur quant-à-soi, dans un propos
qui les sauverait : il les laisse se mélanger ou s'opposer sur la page,
sur le papier argentique de son poème. En quelque sorte il les livre à la
promiscuité, en une sorte d'exercice de chimie amusante et perverse. Il y a là comme
une passion triste et une profonde mélancolie qui semblent naître d'une
équivalence établie entre toutes les choses et notamment entre la
représentation du monde et l'évanescence de celui-ci : « L'image apparaît parmi les choses, puis
s'efface aussi soudainement que la grande jouissance des corps émus avec
ensemble. » Dans l'une des plus belles séquences du livre, « Les
repentirs », chaque poème est la variante du précédent, sa reprise glissée
vers toujours plus d'inconnu, sa dérive initiée par la proximité des mots,
comme si ceux-ci étaient d'un poème à l'autre l'objet d'une contamination ou
d'une coulure de peinture qui les feraient se rejoindre par leur effacement.
Plus
qu'un thème parmi d'autres, le fantomatique – ou le spectral –
pourrait définir le statut même de cette poésie. On évolue dans des images,
dans une sorte de facticité première des choses. Les mots, les choses, les
réalités si diverses et appartenant à des ordres tellement éloignés connaissent
une sorte de nivellement ou d'arasement dans le moment même de leur apparition
qui est aussi l'instant de leur disparition. Ils sont comme inondés par la
pulsation qui les fait se succéder sur l'écran de leur survenue. Alors même que
beaucoup de ces réalités, de ces sensations semblent être d'ordre mémoriel
(souvenirs de famille, éléments iconiques de l'histoire nationale, par exemple),
la fonction du texte poétique paraît être moins de les fixer que de les
regarder s'écouler, voire s'écrouler les unes sous les autres. Le sable, la
cendre, la poussière et la fumée, la boue et le limon, l'eau enfin et surtout
sont les matières qui dans les poèmes disent cette ruine continue des choses, atteintes
dans leur cours par de soudains éboulements, par des effondrements de lumière, comme
si un lavis en permanence venait détremper et détruire les frontières entre les
règnes. L'eau a ici une acidité qui ronge, elle est porteuse d'une sorte de
lèpre photographique ou de maladie de l'encre qui vient envahir et déformer les
images. Le défilement de celles-ci s'accompagne souvent de mélancolie et en
même temps de jubilation, sinon de jouissance. En tout cas d'une joie presque
morne.
C'est
que l'étrangeté des poèmes vient surtout de l'étrange liberté d'association qui
s'y manifeste, entre porosité et permissivité, qui fait que la ligne narrative
du poème connaît un développement hasardeux, une ouverture à l'aléatoire
d'ailleurs pas si éloigné de l'automatisme cher à Breton. Cette disponibilité du
sens aux possibles tire quelquefois parti de la sonorité des mots qui dans un
jeu subtil d'évocations plus ou moins claires s'engendrent les uns les autres,
parfois à la faveur d'une permutation des lettres (« les actions de garce ») voire de ce que l'on pourrait prendre
pour l'accroc d'une coquille dans le texte du monde :
ne demeurait dans l'air
que la fraîcheur coupable
des vers mentant du sol
comme une envie
de champagne
Ces « vers mentant
du sol » comme une ébullition, une jubilation née d'une erreur qui conduit
à une errance proche de l'ivresse et à un affranchissement des lois ordinaires
du monde. Impressionnante à cet égard est dans le recueil la section dite des
« Phanées » (mot à entendre comme un
mélange de « phanies » (le mot y est également) ou « épiphanies »
et de ce qui serait la tombée en pétales de ces apparitions ?), suite de
soixante-neuf sonnets aboutés les uns aux autres et qui forment un seul long et
très beau poème. Tout y part à la dérive : jardin, îles et filles, fêtes
et vins, nombres et fleuve (la Loire), lumière et désolations.
Laurent Albarracin
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