Laurent Albarracin
Lecture d'Antonio Gamoneda.
© : Laurent Albarracin.
Mis en ligne le 25 novembre 2005.
Sur ce site, voir aussi un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
Lecture d'Antonio Gamoneda
Antonio Gamoneda
Livre du froid
Traduit de l'espagnol par Martine Joulia et Jean-Yves Bériou Préface de Pierre
Peuchmaurd Éditions
Antoine Soriano, 2005
Dans une importante
présentation du poète et des enjeux de sa poésie,
Jean-Yves Bériou note la nature paradoxale des images de Gamoneda. Paradoxales
elles sont parce que tout à la fois chimériques et factuelles, matérielles et
abstraites, bref éminemment dialectiques. C'est en effet toute leur force
tourbillonnante que d'être comme l'œil du vertige, la fixation d'un écart au
sein même du monde. Voici le deuxième poème du recueil :
« Entre le fumier et l'éclair j'écoute le cri
du berger.
Il y a encore de la lumière sur les ailes de
l'épervier et je descends aux brasiers humides.
J'ai entendu la cloche de la neige, j'ai vu le
champignon de la pureté, j'ai créé l'oubli. »
On pourrait se demander
si, chez un poète, voir – et réunir par l'image – des
couples de contraires, ça n'est pas d'abord
– paradoxalement – une façon de diviser la réalité, de la
fendre en deux pour ensuite l'unifier, dans une sorte d'accolade seconde avec
elle. Mais ceci est une fausse question. Il n'y a pas de chronologie dans la
vision poétique, il n'y a que de la dialectique, et instantanée qui plus est,
compacte. Gageons que les « brasiers humides » où descend le poète
sont ceux où s'annule et s'accroît la contrariété des contraires. Il ne faut
jamais résoudre une image, il ne faut jamais rien résoudre, et c'est ce que
nous dit la poésie de Gamoneda. D'où toutes ces figures, innombrables,
envahissantes, insidieuses, du négatif. De la mort en particulier. De
l'impossibilité (titre d'un autre recueil du poète). Pour autant ce négatif,
s'il y en a et puisqu'il y en a, n'est pas radical, pas absolu. C'est une mort
de pénombre. C'est un autre côté ici même. C'est un envers dans la face des
choses. La mort n'est pas le néant, puisque rien ne peut être le néant. Elle
est le ravage. Elle est l'attaque dans la vie. Elle est un froid qui gagne. Si
le négatif est si prégnant dans la poésie de Gamoneda c'est qu'il est actif en
son monde, et positivement senti. La face noire du monde est là, toute proche,
si proche qu'elle peut en être douce :
« Je
porte les fruits noirs à ma bouche et leur douceur est d'un autre monde
comme
une pensée ravagée de lumière. »
Que signifie cette si
fréquente perméabilité du concret à l'abstrait et de l'abstrait au
concret ? Peut-être moins une euphémisation du négatif qu'un renforcement
du sentiment d'étrangeté de tout, et de la sensation que ça vacille, qu'on est
ballotté, giflé comme une girouette par les inversions des signes du
monde :
« Dans
l'ivresse, femmes, ombre, police, vent l'entouraient. »
Le
passage si rapide (à la vitesse de l'image) de l'abstrait au concret et du
concret à l'abstrait, si caractéristique de son style, provoque (sciemment,
bien sûr) un effet de confusion : on ne sait plus si le poète nous
entretient du monde (physique, matériel) ou de son sentiment de ce monde, ou si
ce n'est pas le monde qui se met à avoir subitement le sentiment de lui-même,
mû tout à coup par de grandes émotions primordiales, archa•ques (la peur, la
colère, la tristesse, etc.), et que ce sentiment qu'a le monde de lui-même,
loin de le distancier, loin de le filtrer, loin de l'édulcorer, vient le
renforcer en tant que monde physique, extrêmement dur souvent, aveugle,
implacable. Chez Gamoneda, ce passage à l'abstrait et aux catégories de la
pensée ne vient jamais briser l'élan de son monde vers plus de matérialité
sourde. Poésie pleine d'éclairs mais d'éclairs qui illuminent des gouffres.
« Les serpents vivent dans les cellules de l'air.
L'ébriété monte des jambes de femmes et tu poses les lèvres dans leurs
liquides.
Cueille la fleur de l'agonie. Encore
humide est la cendre que tu aimes. »
Il
semble que le curseur de l'image, entre l'évanescence et l'incarnation, ait
tendance à s'incliner plutôt vers la seconde, encore qu'il y ait parfois de
brusques embardées et affolements de boussole du côté des symboles (qui sont
« les symboles d'eux-mêmes »,
comme le dit Gamoneda). Mais le symbole, chez lui, n'émousse jamais la chose.
L'allégorie n'empêche pas le corps. De même, la mort embrase le vivant. La
disparition ne s'oppose pas à l'apparition mais la dramatise. La fin
approchante du monde est ce qui précipite ce monde, comme si l'imminence de la
fin aiguisait les choses, en tendait les nerfs. Ainsi de l'oubli, mot fréquent
chez le poète et dont l'usage est singulier : l'oubli ne fait pas
disparaître les choses mais bien plutôt participe de leur apparition et de leur
acuité. Il ne les efface pas mais au contraire les fait luire :
« Je reviens chez
moi au travers de l'hiver : oubli et lumière sur les linges humides. Les
miroirs sont vides et, dans les assiettes, la solitude est aveuglante. »
Chez Gamoneda, le monde ne va à sa perte que pour y
puiser son tranchant. Les choses vont à leur loi mentale (vont au symbole) pour
en revenir plus affûtées. Elles se retrempent comme des lames dans l'eau du
désespoir. La grande mélancolie qui baigne ces poèmes est en même temps une
très grande énergie.
Laurent Albarracin
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