Mis en ligne le 25 mai 2015.
Zbiegniew Herbert
Étude de l'objet
Le Bruit
du temps, 2015
traduit
par Brigitte Gautier
préface
d'Éric Chevillard
et Œuvres poétiques complètes, tomes 1, 2
et 3
Il
faut lire Zbiegniew Herbert (1924-1998), poète
polonais que le beau travail des éditions Le Bruit du temps s'attache à faire
connaître au public franais, notamment par cette édition de poche d'un recueil
extrait des Œuvres poétiques complètes.
Il faut le lire parce que la poésie franaise n'offre plus guère cette qualité
où lui excelle et qui consiste en une alliance du trivial et du mythologique,
de la simplicité de la langue et de sa profondeur, de l'audace de l'image
poétique et de sa vérité sensible, de l'expérience douloureuse et des leons
qu'on en tire pour vivre et voir plus loin, alliance enfin du récit à visée allégorique
et de l'attention aux détails qui fait que le poème a une portée générale
autant qu'il est l'œuvre d'un regard singulier.
C'est
d'ailleurs l'un des soucis de l'œuvre que d'interroger les pouvoirs perdus ou
défaillants de la fable, du poème :
la parabole
appliquée sur son front
s'éteint
et le baume de l'apologue
ne pénètre pas son corps
nous dit Herbert dans un poème qui
transpose le mythe de Jonas à l'homme contemporain. Étanchéité de l'humain au
poétique, brisure de la connaissance spéciale qu'apporte et dont témoigne le
poème et qui ne peut être que fugitive. Voilà qui est toute la mélancolie.
deux
ou trois fois
j'ai été sûr
de toucher au fond des choses
de savoir
(…)
l'idée du verre
s'était renversée sur la
table
(…)
assis immobile
les yeux embués
empli de vide
soit de désir
Car le paradoxe est que cette mélancolie est aussi un
sentiment poétique, le sentiment poétique par excellence peut-être, et que la
coupure dont le poème dit la marque en l'homme et en le monde est aussi le lieu
où se relancent la soif de connaissance, le désir d'adhésion. La force de la
poésie de Zbiegniew Herbert tient au fait que la
mélancolie n'est en rien l'effet d'un lyrisme complaisant en butte au langage
mais qu'elle est toute contenue et circonscrite dans des fables parfaites,
aussi transparentes qu'inépuisables. C'est que l'objet est déjà une fable à lui
seul, plein comme un œuf de l'ironie du monde.
Voici
L'horloge
En apparence c'est un visage tranquille de meunier, plein et brillant
comme une pomme. Seul un poil sombre s'y déplace. Mais si l'on regarde à
l'intérieur : un nid de vers, une fourmilière. Et c'est censé nous mener
vers l'éternité.
ou encore
La cheminée
Sur la maison pousse une deuxième maison mais sans toit : une
cheminée. C'est par là que sortent les odeurs de cuisine et mes soupirs. La
cheminée est équitable, elle ne les sépare pas. Un seul grand panache. Noir,
très noir.
Une chose, la moindre chose est une parabole. Son sens
même s'y déploie comme la vanité d'y pouvoir jamais
accéder, comme l'inanité de toute tentative d'en saisir le sens ultime.
Laurent Albarracin