Jules Hermann,
Le Préhistorique à
l'île Bourbon (Les Révélations du Grand Océan),
édition établie par Nicolas Gérodou,
Éditions Le Corridor bleu, 2015.
Le
Préhistorique à l'île Bourbon constitue le cinquième et dernier tome – le premier ici réédité depuis la première édition en 1927 – du
Grand-Œuvre de Jules Hermann : Les
Révélations du Grand Océan. Jules Hermann (1846-1924), écrivain, scientifique
et homme politique réunionnais, est connu pour être l'auteur qui a sinon
inventé, du moins abondamment prolongé le fantasme d'une
Lémurie mythique. Continent primitif englouti, sorte
d'Atlantide de l'océan Indien dont La Réunion, Maurice et Madagascar seraient
les vestiges émergés, la Lémurie, berceau d'une hypothétique
civilisation disparue, est née des aberrations d'une géologie déviante et d'une
paléontologie délirante. La Lémurie est un mythe dont
on trouve des traces chez une Helena Blavatsky ou
plus récemment chez le mauricien Malcolm de Chazal d'ailleurs directement et
explicitement inspiré, dans son livre Petrusmok, par son
voisin de La Réunion.
Il
y a plusieurs manières de lire ce livre-culte de l'archéologie mystérieuse.
L'une sera documentale, intéressant l'épistémologie
comme témoignage des errements d'une proto ou pseudoscience archéologique. Une
autre sera plus ironique et on y lira les travaux d'un géographe mystique, un
géologue brut, un paléontologue fantasque, un fou littéraire, une sorte de
Jean-Pierre Brisset des montagnes créoles. Une autre façon
encore de le lire, à nos yeux la plus féconde, sera poétique, bachelardienne, pour
y interroger la puissance proprement hallucinatoire de l'imagination.
Ce
qui frappe dans l'état d'esprit de l'auteur, c'est un sentiment géologique
singulier, l'intuition qu'il a d'une géologie
humaine, si l'on peut se permettre cette impertinence dans les termes. Remarquable
en effet est la faculté qu'a l'observateur de voir des signes dans les
paysages, et non seulement des signes, mais des signatures, les signatures
d'une sorte de correspondance paracelsienne entre macrocosme et microcosme,
entre paysages et visages par exemple, ou entre montagnes et corps, ressemblance
qu'une statuaire occulte aurait selon lui forgée de toutes pièces. Il ne lui
est pas nécessaire de prouver la thèse qui est la sienne puisque son observation
a une valeur axiomatique, que tout fait signe vers
l'existence d'une ancienne civilisation qui aurait modelé le paysage de l'île.
Même le chaos, le désordre, l'illisible prouvent la grandeur de cette antique
humanité et l'étroitesse, la faiblesse de notre point de vue… D'ailleurs chez
un scientifique-poète comme Hermann, toute difficulté dans l'établissement
d'une vérité ne fait que renforcer sa conviction, tout obstacle ne fait que
confondre chez lui persévérance et perspicacité. Ainsi, la quête du
préhistorique dans l'île Bourbon a beau rester vaine
de toute trace archéologique tangible (et pour cause), elle n'en nourrit pas
moins chez lui la passion du préhistorique, elle s'alimente de son propre emballement.
L'amusant est que, afin d'objectiver ses dires, en appui indiscutable à sa
démonstration et pour seules preuves irréfutables, le livre produit des
documents photographiques où nous ne voyons absolument rien de ce que lui y
voit ! Manifestement la médiocre qualité des reproductions (dans l'original
même, selon l'éditeur actuel) n'explique pas un tel écart entre ce que nous
serions supposés constater – une profusion de visages et d'animaux qu'il décrit avec force détails – et ce que nous apercevons, c'est-à-dire rien du tout. Il faudrait s'interroger
sur le statut de la photographie, à cette époque, dans cette contrée :
elle est à l'évidence, pour Hermann au moins, plutôt un espace de projection
qu'un élément d'attestation réaliste.
Finalement
le travail de géologue d'Hermann ressortit à une manière de lecture des nuages
appliquée aux rocs, d'aéromancie montagnarde, de divination du passé dans les
pierres. C'est tout un bestiaire en anamorphose qui apparaît dans les montagnes
et les rochers de l'île. La montagne entière même n'est autre que l'affleurement
de l'œuvre sculptée de cette très ancienne et très mystérieuse civilisation. Le
bestiaire n'est pas hasardeux, il est syncrétisme, fusion des multiples
connaissances accumulées par l'érudit en une sorte de rêverie paléozoologique
où s'agrègent symbolismes des animaux et connaissances scientifiques et
mythologiques les plus diverses. Les panthéons grec, indien ou mésopotamien
sont appelés à la rescousse et fondus en un seul, supposément premier. Cette
sorte de zodiaque syncrétique qu'il entrevoit dans les paysages de son île
opère en quelque sorte la réunion (La Réunion ?) de l'Afrique et de l'Asie
en un continent originel qui conjoint les opposés et qui fait pont allègrement par-dessus
les impossibilités.
L'humanité
première, lémurienne, telle que la voit Hermann,
synthétise essentiellement les opposés : elle est « préaryenne » et « préchaldéenne »,
elle est à la fois très ancienne (remontant à l'ère tertiaire) et très avancée
techniquement. L'auteur forge le mot de Paléaustral qui amalgame temps et espace et indique assez la
dimension mythique du continent. Nombre de connaissances sont mobilisées dans
les domaines des mathématiques, de l'astronomie, de la linguistique, des
religions, mais tous ces savoirs ne servent jamais qu'à prouver la supériorité
de l'antédiluvien sur le monde actuel. Au fond le livre dit beaucoup de ce
qu'est le rêve d'un paradis perdu. Toute trace, tout signe ne font que
décliner, que dégrader une sorte d'antériorité heureuse où le signe était
merveilleusement la chose, et il faut la force d'imagination poétique d'un rêveur
de paysages comme Jules Hermann pour remonter du signe à la chose. Pour voir
poétiquement, on dirait qu'il lui faut traverser les couches sédimentaires de la
réalité qui voilent le langage. On apprend dans la présentation que Jules
Hermann était devenu borgne suite à un accident et qu'il soignait ses douleurs
oculaires dans les fumeries d'opium… Mais une source des visions hermanniennes est liée directement au langage. Le recours à
l'étymologie flottante (ou « étymologie populaire ») pour employer
des expressions de Claude Gaignebet, n'est pas en
reste. La toponymie ou les noms des dieux, des constellations, fournissent en
effet à l'auteur maintes rêveries hallucinées. La sensibilité aux noms semble souvent
suffire à la perception des choses.
Ce
qui ne cesse de surprendre chez ce scientifique (Jules Hermann fut tout de même
correspondant de l'Académie des sciences de Paris, par ailleurs notaire, maire
et président du Conseil général de La Réunion), c'est son extraordinaire
porosité à la pensée mythique et poétique qui témoigne d'un besoin vital de
fiction et de fable, d'une sorte aussi de contamination de la perception
visuelle par la métaphore, de ce que l'on pourrait appeler une subliminalité du langage dans le monde. On ne s'étonnera
pas dès lors qu'il ait pu inspirer le génial Malcolm de Chazal.
Laurent Albarracin