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Laurent Albarracin : Recension de Jules Hermann, Le Préhistorique à l'île Bourbon (Les Révélations du Grand Océan).
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 19 octobre 2015.

Sur ce site, voir aussi notamment un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
Aller à la page où Laurent Albarracin présente ses «  petites activités éditoriales ».


Jules Hermann,
Le Préhistorique à l'île Bourbon (Les Révélations du Grand Océan),
édition établie par Nicolas Gérodou,
Éditions Le Corridor bleu, 2015.

Le Préhistorique à l'île Bourbon constitue le cinquième et dernier tome – le premier ici réédité depuis la première édition en 1927 – du Grand-Œuvre de Jules Hermann : Les Révélations du Grand Océan. Jules Hermann (1846-1924), écrivain, scientifique et homme politique réunionnais, est connu pour être l'auteur qui a sinon inventé, du moins abondamment prolongé le fantasme d'une Lémurie mythique. Continent primitif englouti, sorte d'Atlantide de l'océan Indien dont La Réunion, Maurice et Madagascar seraient les vestiges émergés, la Lémurie, berceau d'une hypothétique civilisation disparue, est née des aberrations d'une géologie déviante et d'une paléontologie délirante. La Lémurie est un mythe dont on trouve des traces chez une Helena Blavatsky ou plus récemment chez le mauricien Malcolm de Chazal d'ailleurs directement et explicitement inspiré, dans son livre Petrusmok, par son voisin de La Réunion.

Il y a plusieurs manières de lire ce livre-culte de l'archéologie mystérieuse[1]. L'une sera documentale, intéressant l'épistémologie comme témoignage des errements d'une proto ou pseudoscience archéologique. Une autre sera plus ironique et on y lira les travaux d'un géographe mystique, un géologue brut, un paléontologue fantasque, un fou littéraire, une sorte de Jean-Pierre Brisset des montagnes créoles. Une autre façon encore de le lire, à nos yeux la plus féconde, sera poétique, bachelardienne, pour y interroger la puissance proprement hallucinatoire de  l'imagination.

Ce qui frappe dans l'état d'esprit de l'auteur, c'est un sentiment géologique singulier, l'intuition qu'il a d'une géologie humaine, si l'on peut se permettre cette impertinence dans les termes. Remarquable en effet est la faculté qu'a l'observateur de voir des signes dans les paysages, et non seulement des signes, mais des signatures, les signatures d'une sorte de correspondance paracelsienne entre macrocosme et microcosme, entre paysages et visages par exemple, ou entre montagnes et corps, ressemblance qu'une statuaire occulte aurait selon lui forgée de toutes pièces. Il ne lui est pas nécessaire de prouver la thèse qui est la sienne puisque son observation a une valeur axiomatique, que tout fait signe vers l'existence d'une ancienne civilisation qui aurait modelé le paysage de l'île. Même le chaos, le désordre, l'illisible prouvent la grandeur de cette antique humanité et l'étroitesse, la faiblesse de notre point de vue… D'ailleurs chez un scientifique-poète comme Hermann, toute difficulté dans l'établissement d'une vérité ne fait que renforcer sa conviction, tout obstacle ne fait que confondre chez lui persévérance et perspicacité. Ainsi, la quête du préhistorique dans l'île Bourbon a beau rester vaine de toute trace archéologique tangible (et pour cause), elle n'en nourrit pas moins chez lui la passion du préhistorique, elle s'alimente de son propre emballement. L'amusant est que, afin d'objectiver ses dires, en appui indiscutable à sa démonstration et pour seules preuves irréfutables, le livre produit des documents photographiques où nous ne voyons absolument rien de ce que lui y voit ! Manifestement la médiocre qualité des reproductions (dans l'original même, selon l'éditeur actuel) n'explique pas un tel écart entre ce que nous serions supposés constater – une profusion de visages et d'animaux qu'il décrit avec force détails – et ce que nous apercevons, c'est-à-dire rien du tout. Il faudrait s'interroger sur le statut de la photographie, à cette époque, dans cette contrée : elle est à l'évidence, pour Hermann au moins, plutôt un espace de projection qu'un élément d'attestation réaliste.

Finalement le travail de géologue d'Hermann ressortit à une manière de lecture des nuages appliquée aux rocs, d'aéromancie montagnarde, de divination du passé dans les pierres. C'est tout un bestiaire en anamorphose qui apparaît dans les montagnes et les rochers de l'île. La montagne entière même n'est autre que l'affleurement de l'œuvre sculptée de cette très ancienne et très mystérieuse civilisation. Le bestiaire n'est pas hasardeux, il est syncrétisme, fusion des multiples connaissances accumulées par l'érudit en une sorte de rêverie paléozoologique où s'agrègent symbolismes des animaux et connaissances scientifiques et mythologiques les plus diverses. Les panthéons grec, indien ou mésopotamien sont appelés à la rescousse et fondus en un seul, supposément premier. Cette sorte de zodiaque syncrétique qu'il entrevoit dans les paysages de son île opère en quelque sorte la réunion (La Réunion ?) de l'Afrique et de l'Asie en un continent originel qui conjoint les opposés et qui fait pont allègrement par-dessus les impossibilités.

L'humanité première, lémurienne, telle que la voit Hermann, synthétise essentiellement les opposés : elle est « préaryenne » et « préchaldéenne », elle est à la fois très ancienne (remontant à l'ère tertiaire) et très avancée techniquement. L'auteur forge le mot de Paléaustral qui amalgame temps et espace et indique assez la dimension mythique du continent. Nombre de connaissances sont mobilisées dans les domaines des mathématiques, de l'astronomie, de la linguistique, des religions, mais tous ces savoirs ne servent jamais qu'à prouver la supériorité de l'antédiluvien sur le monde actuel. Au fond le livre dit beaucoup de ce qu'est le rêve d'un paradis perdu. Toute trace, tout signe ne font que décliner, que dégrader une sorte d'antériorité heureuse où le signe était merveilleusement la chose, et il faut la force d'imagination poétique d'un rêveur de paysages comme Jules Hermann pour remonter du signe à la chose. Pour voir poétiquement, on dirait qu'il lui faut traverser les couches sédimentaires de la réalité qui voilent le langage. On apprend dans la présentation que Jules Hermann était devenu borgne suite à un accident et qu'il soignait ses douleurs oculaires dans les fumeries d'opium… Mais une source des visions hermanniennes est liée directement au langage. Le recours à l'étymologie flottante (ou « étymologie populaire ») pour employer des expressions de Claude Gaignebet, n'est pas en reste. La toponymie ou les noms des dieux, des constellations, fournissent en effet à l'auteur maintes rêveries hallucinées. La sensibilité aux noms semble souvent suffire à la perception des choses.

Ce qui ne cesse de surprendre chez ce scientifique (Jules Hermann fut tout de même correspondant de l'Académie des sciences de Paris, par ailleurs notaire, maire et président du Conseil général de La Réunion), c'est son extraordinaire porosité à la pensée mythique et poétique qui témoigne d'un besoin vital de fiction et de fable, d'une sorte aussi de contamination de la perception visuelle par la métaphore, de ce que l'on pourrait appeler une subliminalité du langage dans le monde. On ne s'étonnera pas dès lors qu'il ait pu inspirer le génial Malcolm de Chazal.

Laurent Albarracin



[1] Livre-culte, ou plutôt livre mythique puisque peu de personnes y avaient accès avant sa redécouverte dans les années 1980 et surtout cette réédition aujourd'hui.

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