Un précis de narratologie
lettriste
Thierry
Horguelin
Alphabétiques
mis en
images par Mathieu Labaye
Éditions
L'herbe qui tremble, 2015
On connaît (ou non) l'espièglerie
à sang froid de Thierry Horguelin, à cause de son blog ou de la
sémillante rubrique des jeux qu'il tient dans le journal Le Bathyscaphe. On
devine vaguement qu'il aime les voyages, les marges du bon goût et rien tant
que d'être insituable : Montréalais de Liège ou Liégeois de
Montréal ? Cinéphile lettré ou lettré cinéphile ? Voici avec ces Alphabétiques un drôle d'exercice
oulipien où l'auteur s'adonne sans retenue mais avec style au plaisir de la
lettre et de la contrainte à des fins de liberté pure.
Alphabétiques est donc un abécédaire où chaque lettre commande l'écriture d'un
texte avec cette contrainte que tous les mots employés auront la même
initiale : « Arnaqueur avéré
aux antécédents ambigus, aux allures aristocratiques, anciennement antiquaire à
Ankara, ayant accumulé aux Açores, année après année, ardoises astronomiques,
aujourd'hui armateur appointé à Abidjan, Arsène Anglemont, alias amiral Arthur
Appleby, a accosté aux aurores à Antibes. » Avec la lettre A cela
semble assez facile, mais essayez donc de composer un récit avec les lettres X,
Y ou Z. Exercices de style de haut vol, non seulement parce que la contrainte formelle
est scrupuleusement et superbement respectée, mais parce qu'encore c'est la
même histoire qui est à chaque fois racontée : comme du point de vue
narratif de la lettre, si l'on peut dire, en une sorte de focalisation interne à la langue, ce qui ne manque
pas de colorer le récit d'une saveur toute spéciale selon la lettre élue. Comme
si pour une fois enfin dans la littérature, c'étaient les mots qui avaient
l'initiative dans la conduite du récit et qu'ils étaient le vrai regard de la
langue porté sur celui-là. Qu'au fond, les mots étaient les véritables
personnages de toute histoire. Dès lors, aucun énoncé ne serait plus banal ni
conventionnel en littérature puisque aucune marquise ne sortirait plus à cinq
heures sans que le mot « marquise », par ses sonorités mêmes, ne marque ces cinq heures à sa guise, aussi nécessairement qu'une
pendule un peu fantasque indiquant la sortie du mot sur son seuil (sous sa
marquise, précisément).
Quoi qu'il en soit, et même si cela
n'est nullement l'intention première de l'auteur, il n'empêche qu'il opère une
re-motivation des mots, ne serait-ce que parce qu'il joue avec eux et qu'il
mène son récit par le petit bout de la lettre. Sur un canevas des plus simples
– en gros la rencontre de personnes des deux sexes qui vire assez vite à
l'affrontement par l'intrusion inopinée et bagarreuse d'un tiers masculin
– Horguelin brode un parfait hommage aux inventeurs oulipiens. Perec et
Queneau dans un même bateau, c'est l'esprit de sérieux qui tombe à l'eau et le
plaisir de la langue qui s'en trouve rasséréné. Horguelin s'amuse et il nous
épate.
Laurent Albarracin