Le Jardin ouvrier : une anthologie de poésie
Ivar Ch'Vavar & camarades
Le Jardin ouvrier : 1995-2003
Présentation par Philippe Blondeau
Flammarion, 408 pages, 25 Ū, 2008
Les éditions Flammarion publient
ces jours-ci un fort volume rassemblant un choix de textes parus dans la revue Le Jardin ouvrier. Elles donnent ainsi à
voir le formidable travail accompli par le revuiste et poète Ivar Ch'Vavar qui
pendant près de dix ans a tenu à bout de bras cette entreprise collective
singulière. Trimestriel, d'une facture volontairement pauvre (pour la connoter
du côté du prolétariat, disons), avec une pagination et une mise en pages
denses, très peu illustré, d'une diffusion confidentielle, Le Jardin ouvrier est passé pratiquement inaperçu et aura pourtant
constitué à la charnière des deux siècles un lieu important d'expérimentation de
la poésie. L'un des grands intérêts de la revue pour ses participants est
qu'elle fonctionnait sur le principe de la collaboration régulière et souvent
du texte à suivre, favorisant ainsi les poèmes longs, le travail de longue
haleine, l'exploration à fond de formes et de voies nouvelles. Il est
indéniable que se sont inventées là quelques-unes des propositions formelles
les plus audacieuses de la poésie contemporaine. Citons pour en donner une
idée : le « poème justifié » (chaque vers composé d'un même
nombre de signes et prenant ainsi l'aspect d'un segment exactement régulier
pour dresser une sorte de poème en colonnes ou en parcelles, même, chez un
Lucien Suel) ; le « vers arithmonyme » (la coupe du vers
intervenant au bout d'un certain nombre de mots comptés) ; d'autres
tentatives spatialistes encore. Le formalisme n'a jamais été pour Ch'Vavar un
credo, ni même vraiment une technique d'écriture. Il était pour lui et pour les
poètes qu'il poussait doucement et avec insistance vers là, une contrainte à
laquelle il fallait se frotter, une coercition à laquelle il fallait accepter
de se soumettre comme si la forme représentait bien plus la rugueuse réalité à
étreindre que le moyen d'y échapper. Fasciné par la matière même de la langue, par
l'aspect concret (sonore mais aussi visuel) de celle-ci lorsqu'elle est la
langue des poètes, Ch'Vavar voulait replonger le poème dans le réel, et
l'usinage, le forçage, le calibrage des poèmes en quelques formes fixes et
fixatives furent un des moyens d'y parvenir.
Il faut bien voir que si elle est
collective, l'œuvre rassemblée dans ce livre est avant tout celle de Ch'Vavar.
D'abord parce que la place de l'animateur est prépondérante dans la revue, ne
serait-ce que numériquement grâce à ses hétéronymes[1],
mais surtout parce que toute la revue semble refléter l'ensemble des
préoccupations du poète qu'il est, comme si les directions prises par les
différents collaborateurs dessinaient les axes de sa propre géographie
poétique. Nombreux sont les horizons de celle-ci et des plus opposés, la
divergence à soi-même étant sans doute une des clés de cette œuvre. On peut
citer parmi ces préoccupations vavariennes récurrentes dans la revue (soit
qu'elles soient assumées et prises en charge par lui, soit au contraire qu'elles
soient confiées à un autre poète) :
- le formalisme et le spatialisme déjà cités (Ch'Vavar
lui-même, Suel, Lengellé)
- la langue picarde, les traductions, les langues
« autres » (africaines, gaélique, etc.) transcrites pour donner à
voir leur matérialité
- les poésies « primaires », na•ves, des fous (des
crétins ruraux, comme dit Ivar)
- un creusement tautologique de l'objet, un retour
crétinisant à l'idiotie du réel (Tarkos, Rameau, Albarracin)
- un goût pour les images poétiques (Ch'Vavar, Delisse,
Albarracin)
- une tendance forte à la narration, à l'épopée, à la
poésie comme parole du groupe, sinon d'un peuple (Ch'Vavar, Briseul,
Jean-Hubert B.)
- une recherche de la coulée, du débit, d'une poésie
orale, brute, « faciale » (Domerg, Quintane, Pennequin, Tarkos)
- une envie de malmener, de violenter la langue (Manon,
Lassalle)
- une revendication de la culture populaire,
anti-académique. On serait du côté de la figuration libre si cette désignation
d'un mouvement artistique devait s'appliquer à la poésie (Suel, Batsal)
- une interrogation de la modernité comme contamination
et impureté des discours (Suel, Barbet, Pennequin)
- un certain réalisme entendu comme une volonté de
lorgner vers les réalités basses, « humbles », prosa•ques, vulgaires.
Conséquemment un refus du « poétique », du noble et du beau, de tout
ce qui est prétendu ascendant.
Ces quelques
« directions » n'épuisent pas bien entendu le champ des
questionnements à l'œuvre dans la revue et ne prétendent pas non plus dessiner
des lignes de force qui seraient celles d'un paysage poétique contemporain dont
la revue se serait fait l'écho. On pourrait d'ailleurs s'agacer de certaines
d'entre elles (je pense aux deux dernières). Elles me semblent plus simplement
des axes de recherche personnels à Ch'Vavar qui ont tous à voir avec la
question du réel. Celle-ci est centrale chez lui sans être pour autant
problématique. Le réel n'est pas pour Ch'Vavar ce dont la poésie est la
poursuite, mais plutôt ce dont les poèmes sont pleins malgré eux, quoi qu'il arrive,
de manière débordante, incontrôlable. Si la poésie cherche le réel, le réel,
lui, trouve et envahit les poèmes. À cause de leur profusion, de leur
concrétude formelle, de leur manière de fouiller au plus près des choses (avec
le nez dessus, perspective écrasée, écrasante), les poèmes de Ch'Vavar sont en
permanence rattrapés par le réel.
Le Jardin ouvrier aura été un laboratoire où se sera fabriqué,
bricolé, produit ce réel-là. L'anthologie qui en est tirée s'avère être une
excellente introduction à l'œuvre poétique d'Ivar Ch'Vavar.
Laurent Albarracin