Laurent Albarracin Lecture de Jacques Izoard et Michel Valprémy.
Mis en ligne le 13 avril 2006.
Lecture de Jacques Izoard et Michel ValprémyJacques Izoard, Michel
Valprémy
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« Quelques heures : un visage ! En face, autre visage assoiffé de bleu, dont les yeux clos voient l'invisible ardeur tapie sous la peau. » |
ou |
« Le genou gonflé contient tout le bleu de la chute mais criard est le sang quelque part dans l'aorte et le garçon gémit qu'il n'aime que lui-même. » |
La solitude des corps, le
poète s'en émerveille autant qu'il s'en plaint, allant parfois jusqu'à une
douce récrimination adressée à l'amant :
« Tu deviens silex
ou pointe d'os, pierre
inaltérable et cruelle.
Jamais tu ne me parles
et jamais ne me dis
que la vie ardente
te
point, te transperce. »
Car la clôture des corps
est aussi un mutisme, mutisme qui est loin d'être infécond :
« Aphasie est fée dès que mémoire heurte geysers et remous sous la langue et l'œil qui font naufrage. » |
ou |
« Houppelande d'ombre s'abat sur ce corps qui me fait face. Et je ne peux que trembler. Où va le vertige ? Que devient la clarté ? » |
C'est que le mutisme des
choses engendre le poème, de même que la fermeture des corps provoque vue,
salive et caresses, et tremblements, questionnements. L'impossibilité notoire
qui constitue le monde est ce qui fait écrire à Izoard tant de poèmes qui
échouent avec délices sur sa grève. Si le poème izoardien aime l'intime et la
clôture des corps où l'intime s'adonne à lui-même de manière inaccessible, il
aime aussi l'infime, autre lieu d'un infini. Le petit, le minuscule, est le
lieu du bercement des matières rêveuses. On se souvient de cette règle
bachelardienne de l'imagination[3] :
plus le contenant est petit, plus le contenu est plein et infini. L'infime,
comme l'intime, est chéri pour ce qu'il est retranché en lui-même et pourtant
éclairant :
« Ainsi
vient l'époque
de
l'insignifiance et de la désuétude.
Rien
n'est présent
si
ce n'est sur l'ongle
ce
clair de lunule ! »
La rêverie sur l'infime
est aussi un constat émerveillé de l'autonomie des choses, autonomie qui est
également celle des mots. Chaque mot est comme fermé sur lui-même, bouclé sur
sa clarté suffisante. Dès lors le poème ne fait qu'accueillir cette béatitude
inaccessible. Telle est sans doute la valeur de la couleur bleue, si fréquente
dans la poésie d'Izoard : infinie parce qu'intouchable et en même temps
totalement finie, enclose en elle-même et se suffisant à soi. L'habitude prise
par le poète de supprimer l'article devant le nom[4] relève
peut-être de ce même souci de l'enclore en lui-même, en le détachant nettement
des autres mots et en le faisant briller de sa seule lumière propre. Le mot est
nu, dénudé de son article (débarrassé de la syntaxe), il n'a plus que la peau
sur les voyelles, une peau sensuelle et sémantique qui le rend infiniment
sensible. Le mot est alors donné comme un incompréhensible objet du désir, et
sa contenance est infinie, tout l'art poétique d'Izoard consistant alors à
réduire les mots à leur plus petite dénomination qui est leur parfaite
complétude :
« Dictée :
la chambre enclose
ou
le dé de romarin.
Tout
fuit : l'ivoire, le feu.
Nous
abrégeons les mots.
Nous
ne parlons
qu'en
colère.
Ciguë. »
En
contrepoint à cette sensualité de l'écriture de Izoard, il y a celle de
Valprémy qui est tout autre mais qui n'en n'est pas moins une façon de
revivifier les mots. Sa poésie est aussi une poésie de l'image, où la métaphore
cherche la jouissance des mots. Le poème d' Izoard, versifié au plus court,
s'ouvre chez Valprémy en une prose non moins dense, nerveuse, excitée. Il
s'agit toujours de refaire l'usage des mots, d'en laver l'usure. Non plus par
la nudité recherchée du mot, mais par son habillage allusif, mais par ses
déguisements, ses affublements et affabulations.
« J'ai trié mes
trésors. Un bon point, un péché gras. Je prie forêts et jardin, je prie le
grand bœuf rouge. Et j'avale ma langue, mes dents, mes lèvres, ta nuque raide
et le bleu du décor. Je grogne, je susurre (on riait, on soufflait loin tragus,
rotule, canine et nombril). C'est fini. Bavard bave. Plus trembler, plus
toucher ! Hiver au grabat, hiver d'août – glas des coqs et l'ombre
en quatre-quarts. Sur l'œil qui suinte, mouches et fétus. J'ai vu sept mondes
dans un bouquet de pauvre. J'ai vu lianes et garrots. L'ampoule vacille, se
meurt. La table est nue, le lit sec. J'anime encore le diable à dard, et douze
fois le cri du fou. Et puis, et puis, et puis, en douce, au brandon, sous la
lune, je cherche mon crapaud. »
Il y a incontestablement dans cette écriture un plaisir de l'accumulation et du déballage. Déballage qui est méthodique, qui est une façon de détailler les mots, d'en faire le compte, surpris et incrédule. Son travail consiste à mettre dans un même sac (la page) tous les mots, d'où qu'ils viennent. Et ils viennent, ils arrivent comme pour préciser le flou, le troubler de leur précision agressive ou joyeuse. Le « pointu », valeur récurrente chez Valprémy, participe en effet plus du trouble que du tranchant, bref il est fortement ambigu
« Tranche
ta lèvre, le poignard pleure. La bête est aux arènes, ventre à l'air, tendue
comme un marteau. Boucle ton bec (épingle jaune et cadenas). Donne ta hanche
sous les orties, donne, donne tes fonds de poche, ton mouchoir gris. L'alcade
braille et l'épicière. […] »
Le vocabulaire a des ambiguïtés[5],
c'est ce que remarque Valprémy quand il écrit, et il se fait un malin plaisir
d'en tracer les tournants, les revirements qui échauffent l'esprit et le corps.
Valprémy (comme Izoard) écrit les corps, mais moins leur clôture peut-être que
leur contamination, dans une grande affèterie du désir, une mise en scène
quasiment perverse des choses, une récupération de tout le quotidien dans le
champ du désir. Toutes ces malices, ces regards torves et ces mains glissées
viennent marquer l'intégrité du corps, troublée, troublante. Et le mot
fourmille, il est traqué, lorgné, frotté de cent réalités qui le vivifient. Si
l'écriture est érotique, elle n'est jamais seulement érotique. Toujours elle
mêle l'enfance et la pornographie, la perversité et l'innocence, la sainteté et
la vulgarité, le grotesque et le précieux. Son monde est plein de
« petites cruautés », de jeux de cache-cache, d'humiliations
jouissives, de « drapeaux en berne ». Il faudrait faire une étude des
mots composés chez Valprémy (voici par exemple : « tête-bêche »
« trotte-souris », « branle-bas, « passe-partout »,
« très-pieux ») qui sont fréquents dans sa langue parce que celle-ci
est un condensé, un resserrement des contraires et que les mots y sont ainsi
remotivés dans un double sens où le sens sexuel n'est jamais bien loin, quand
bien même ils n'appartiennent pas à ce registre. Mais il y a une salacité naturelle
de son écriture qui éveille les mots au désir, et qui est aussi une salinité,
une façon facétieuse de jeter des poignées de gros sel sur les mots (« Ton
sel, vite ! ta bave, tes mots qui mouillent, tes mots qui saucent mes mots
très-secs. »). Il s'agit, et c'est le rôle de l'image, de remotiver les
mots - c'est-à-dire en retrouver le motif visuel premier -, de leur redonner leur sens le plus
concret, le plus rugueux qui était comme oublié par l'usage trop commun de la
langue. Là est sans doute la grande vertu de la poésie de Valprémy, celle d'ajouter
ce piquant à la langue, cette gouaille toute de finesse, de délicatesse
maligne. D'où son goût pour tous les mots, archaïques ou argotiques, rares ou
vulgaires. Il coud au plus serré le familier et le maniéré, le grandiose et le
mesquin : « Minuit chipote, minuit questionne sa renommée. »
Petits crapauds du
temps qui passe : les
crapauds sont des bestioles laides et flûtées. Faire chanter le rebut, tel est
le pari, tenu, de Michel Valprémy. Il y a chez lui une mise au propre[6]
du monde et l'on est impressionné par la capacité de son écriture à faire
monter est descendre le signe ascendant de l'image dans un va-et-vient forcené
du sordide au sublime et du souillé à l'intact.
Dans
ces différences de traitement de la langue et des corps, il y a bien quelque
chose de commun entre les deux poètes et c'est le goût des mots, de tous les
mots, du peu que peuvent les mots. Le goût des corps aussi : lieu de
fascination, lieu de levée du poème.
Laurent Albarracin
[1] Son œuvre complète paraîtra prochainement aux Éditions de la Différence (deux volumes de près de mille pages chacun).
[2] Plaisirs solitaires est un titre de Jacques Izoard.
[3] Cf. Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, José Corti.
[4] On pourra quelquefois regretter le systématisme du procédé :
« […]
Les ciseaux froids découpent
chair
à même chair. »
[5] Un titre très valprémyen et très beau est annoncé aux Éditions des Vanneaux : Cédille au çiel. Sans trop vouloir psychanalyser cette cédille, on voit à quelle genre d'ambivalences elle se livre.
[6] Il faut avoir vu des manuscrits de l'auteur, impeccablement calligraphiés.