RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin

Lecture de Jacques Izoard et Michel Valprémy.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 13 avril 2006.
Sur ce site, voir aussi un texte de Laurent Albarracin, De l'image.


Lecture de Jacques Izoard et Michel Valprémy

Jacques Izoard, Michel Valprémy
Petits crapauds du temps qui passe
Atelier de l'Agneau éditeur, 2006

 

Les livres écrits à quatre mains (à deux plumes) ne sont pas toujours des réussites. Une voix y étouffe l'autre, qui tente de se caler à elle ou maladroitement de s'y décaler, et l'effet est alors de disharmonie. Le livre que publient ensemble Jaques Izoard et Michel Valprémy à l'enseigne de l'Atelier de l'agneau évite cet écueil et offre un heureux lacis d'échos poétiques. Les poèmes d'Izoard sont premiers et Valprémy intervient dans la page, soit à la suite du poème, soit sous forme d'annotations dans ses marges, soit encore en osant carrément s'incruster dans le corps même du poème, l'ouvrant littéralement et le démembrant. Jamais pour autant les deux écritures ne se confondent et la strate que Valprémy ajoute participe de la transparence et de l'éclat de l'ensemble. Les deux tonalités d'écriture sont pourtant à première vue assez dissemblables. L'œuvre de Jacques Izoard, accomplie, sûre, pondérée, qui marche sur un chemin mille fois fouillé[1], est frottée à la langue de Michel Valprémy qu'on connaît pour son plus grand goût du risque lexical et qui aime à gratter là où ça chatouille. La simplicité lyrique et minimaliste de la poésie d'Izoard est perturbée par l'écriture plus baroque de Valprémy, caractérisée par un grand afflux de mots, de nerfs, de choses revêches. La où le premier dépouille son écriture, le second la recouvre de peaux multiples. L'un aime la nomination directe quand l'autre préfère le détour et l'allusif. Mais les thèmes, les objets de la rêverie poétique se recoupent fréquemment et le principal d'entre eux est assurément le corps. Le corps et ses parties (œil, cœur, verge…), le corps et ses humeurs (salive, sperme). Cette confrontation des deux imaginaires, des deux complexions psychologiques et poétiques fonctionne bien parce qu'ils sont étonnamment proches, comme le montre l'entretien entre les deux auteurs à la fin de l'ouvrage.

 

La poésie d'Izoard aime l'intime. Elle aime l'intime au point que les mots et les choses y sont toujours baignés dans leur sensualité propre, qui n'est pas une sensualité dont on peut faire usage mais une sensualité qui empêche cet usage, qui est exclusive parce qu'enclose dans les choses, dans les corps. On sent que ce qui fascine Izoard, ce qui l'émerveille, c'est la complétude des choses, leur retranchement en une sorte de plaisir solitaire[2] auquel le poète n'a donc pas accès mais dont il peut dire infiniment la fermeture, la fascinante clôture :

 

« Quelques heures : un visage !

En face, autre visage

assoiffé de bleu,

dont les yeux clos voient

l'invisible ardeur

tapie sous la peau. »

ou

« Le genou gonflé contient

tout le bleu de la chute

mais criard est le sang

quelque part dans l'aorte

et le garçon gémit

qu'il n'aime que lui-même. »

 

La solitude des corps, le poète s'en émerveille autant qu'il s'en plaint, allant parfois jusqu'à une douce récrimination adressée à l'amant :

 

« Tu deviens silex

ou pointe d'os, pierre

inaltérable et cruelle.

Jamais tu ne me parles

et jamais ne me dis

que la vie ardente

te point, te transperce. »

 

Car la clôture des corps est aussi un mutisme, mutisme qui est loin d'être infécond :

 

« Aphasie est fée

dès que mémoire heurte

geysers et remous

sous la langue et l'œil

qui font naufrage. »

ou

« Houppelande d'ombre

s'abat sur ce corps

qui me fait face.

Et je ne peux que trembler.

Où va le vertige ?

Que devient la clarté ? »

 

C'est que le mutisme des choses engendre le poème, de même que la fermeture des corps provoque vue, salive et caresses, et tremblements, questionnements. L'impossibilité notoire qui constitue le monde est ce qui fait écrire à Izoard tant de poèmes qui échouent avec délices sur sa grève. Si le poème izoardien aime l'intime et la clôture des corps où l'intime s'adonne à lui-même de manière inaccessible, il aime aussi l'infime, autre lieu d'un infini. Le petit, le minuscule, est le lieu du bercement des matières rêveuses. On se souvient de cette règle bachelardienne de l'imagination[3] : plus le contenant est petit, plus le contenu est plein et infini. L'infime, comme l'intime, est chéri pour ce qu'il est retranché en lui-même et pourtant éclairant :

 

« Ainsi vient l'époque

de l'insignifiance et de la désuétude.

Rien n'est présent

si ce n'est sur l'ongle

ce clair de lunule ! »

 

La rêverie sur l'infime est aussi un constat émerveillé de l'autonomie des choses, autonomie qui est également celle des mots. Chaque mot est comme fermé sur lui-même, bouclé sur sa clarté suffisante. Dès lors le poème ne fait qu'accueillir cette béatitude inaccessible. Telle est sans doute la valeur de la couleur bleue, si fréquente dans la poésie d'Izoard : infinie parce qu'intouchable et en même temps totalement finie, enclose en elle-même et se suffisant à soi. L'habitude prise par le poète de supprimer l'article devant le nom[4] relève peut-être de ce même souci de l'enclore en lui-même, en le détachant nettement des autres mots et en le faisant briller de sa seule lumière propre. Le mot est nu, dénudé de son article (débarrassé de la syntaxe), il n'a plus que la peau sur les voyelles, une peau sensuelle et sémantique qui le rend infiniment sensible. Le mot est alors donné comme un incompréhensible objet du désir, et sa contenance est infinie, tout l'art poétique d'Izoard consistant alors à réduire les mots à leur plus petite dénomination qui est leur parfaite complétude :

 

« Dictée : la chambre enclose

ou le dé de romarin.

Tout fuit : l'ivoire, le feu.

Nous abrégeons les mots.

Nous ne parlons

qu'en colère.

Ciguë. »

 

En contrepoint à cette sensualité de l'écriture de Izoard, il y a celle de Valprémy qui est tout autre mais qui n'en n'est pas moins une façon de revivifier les mots. Sa poésie est aussi une poésie de l'image, où la métaphore cherche la jouissance des mots. Le poème d' Izoard, versifié au plus court, s'ouvre chez Valprémy en une prose non moins dense, nerveuse, excitée. Il s'agit toujours de refaire l'usage des mots, d'en laver l'usure. Non plus par la nudité recherchée du mot, mais par son habillage allusif, mais par ses déguisements, ses affublements et affabulations.

 

« J'ai trié mes trésors. Un bon point, un péché gras. Je prie forêts et jardin, je prie le grand bœuf rouge. Et j'avale ma langue, mes dents, mes lèvres, ta nuque raide et le bleu du décor. Je grogne, je susurre (on riait, on soufflait loin tragus, rotule, canine et nombril). C'est fini. Bavard bave. Plus trembler, plus toucher ! Hiver au grabat, hiver d'août – glas des coqs et l'ombre en quatre-quarts. Sur l'œil qui suinte, mouches et fétus. J'ai vu sept mondes dans un bouquet de pauvre. J'ai vu lianes et garrots. L'ampoule vacille, se meurt. La table est nue, le lit sec. J'anime encore le diable à dard, et douze fois le cri du fou. Et puis, et puis, et puis, en douce, au brandon, sous la lune, je cherche mon crapaud. »

 

Il y a incontestablement dans cette écriture un plaisir de l'accumulation et du déballage. Déballage qui est méthodique, qui est une façon de détailler les mots, d'en faire le compte, surpris et incrédule. Son travail consiste à mettre dans un même sac (la page) tous les mots, d'où qu'ils viennent. Et ils viennent, ils arrivent comme pour préciser le flou, le troubler de leur précision agressive ou joyeuse. Le « pointu », valeur récurrente chez Valprémy, participe en effet plus du trouble que du tranchant, bref il est fortement ambigu

 

 « Tranche ta lèvre, le poignard pleure. La bête est aux arènes, ventre à l'air, tendue comme un marteau. Boucle ton bec (épingle jaune et cadenas). Donne ta hanche sous les orties, donne, donne tes fonds de poche, ton mouchoir gris. L'alcade braille et l'épicière. […] »

 

Le vocabulaire a des ambiguïtés[5], c'est ce que remarque Valprémy quand il écrit, et il se fait un malin plaisir d'en tracer les tournants, les revirements qui échauffent l'esprit et le corps. Valprémy (comme Izoard) écrit les corps, mais moins leur clôture peut-être que leur contamination, dans une grande affèterie du désir, une mise en scène quasiment perverse des choses, une récupération de tout le quotidien dans le champ du désir. Toutes ces malices, ces regards torves et ces mains glissées viennent marquer l'intégrité du corps, troublée, troublante. Et le mot fourmille, il est traqué, lorgné, frotté de cent réalités qui le vivifient. Si l'écriture est érotique, elle n'est jamais seulement érotique. Toujours elle mêle l'enfance et la pornographie, la perversité et l'innocence, la sainteté et la vulgarité, le grotesque et le précieux. Son monde est plein de « petites cruautés », de jeux de cache-cache, d'humiliations jouissives, de « drapeaux en berne ». Il faudrait faire une étude des mots composés chez Valprémy (voici par exemple : « tête-bêche » « trotte-souris », « branle-bas, « passe-partout », « très-pieux ») qui sont fréquents dans sa langue parce que celle-ci est un condensé, un resserrement des contraires et que les mots y sont ainsi remotivés dans un double sens où le sens sexuel n'est jamais bien loin, quand bien même ils n'appartiennent pas à ce registre. Mais il y a une salacité naturelle de son écriture qui éveille les mots au désir, et qui est aussi une salinité, une façon facétieuse de jeter des poignées de gros sel sur les mots (« Ton sel, vite ! ta bave, tes mots qui mouillent, tes mots qui saucent mes mots très-secs. »). Il s'agit, et c'est le rôle de l'image, de remotiver les mots - c'est-à-dire en retrouver le motif visuel premier -, de leur redonner leur sens le plus concret, le plus rugueux qui était comme oublié par l'usage trop commun de la langue. Là est sans doute la grande vertu de la poésie de Valprémy, celle d'ajouter ce piquant à la langue, cette gouaille toute de finesse, de délicatesse maligne. D'où son goût pour tous les mots, archaïques ou argotiques, rares ou vulgaires. Il coud au plus serré le familier et le maniéré, le grandiose et le mesquin : « Minuit chipote, minuit questionne sa renommée. »  

Petits crapauds du temps qui passe : les crapauds sont des bestioles laides et flûtées. Faire chanter le rebut, tel est le pari, tenu, de Michel Valprémy. Il y a chez lui une mise au propre[6] du monde et l'on est impressionné par la capacité de son écriture à faire monter est descendre le signe ascendant de l'image dans un va-et-vient forcené du sordide au sublime et du souillé à l'intact.

 

Dans ces différences de traitement de la langue et des corps, il y a bien quelque chose de commun entre les deux poètes et c'est le goût des mots, de tous les mots, du peu que peuvent les mots. Le goût des corps aussi : lieu de fascination, lieu de levée du poème.

Laurent Albarracin

 



[1] Son œuvre complète paraîtra prochainement aux Éditions de la Différence (deux volumes de près de mille pages chacun).

[2] Plaisirs solitaires est un titre de Jacques Izoard.

[3] Cf. Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, José Corti.

[4] On pourra quelquefois regretter le systématisme du procédé :

« […]

Les ciseaux froids découpent

chair à même chair. »

[5] Un titre très valprémyen et très beau est annoncé aux Éditions des Vanneaux : Cédille au çiel. Sans trop vouloir psychanalyser cette cédille, on voit à quelle genre d'ambivalences elle se livre.

[6] Il faut avoir vu des manuscrits de l'auteur, impeccablement calligraphiés.

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