RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : Jaffeux, poète électrique.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 4 avril 2014.

Sur ce site, voir aussi notamment un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
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Jaffeux, poète électrique

Philippe Jaffeux
Courants blancs
Atelier de l'Agneau éditeur, 2014

L'entreprise de Philippe Jaffeux a quelque chose de fascinant, comme toutes celles qui fonctionnent à l'obsession. Celle de Jaffeux semble être d'épuiser l'alphabet, ou bien d'épuiser le monde avec les vingt six lettres de l'alphabet, ce qui est à la fois l'inverse et la même chose. Son écriture a au moins deux versants. Le premier projet, clairement formaliste, intitulé ALPHABET et visible sur le site internet de l'auteur, que l'on peut situer du côté d'une poésie spatiale ou visuelle, plus ou moins dans la lignée de ce qu'expérimenta en son temps un Pierre Garnier, est une tentative de représentation de la lettre, par le dessin du poème et surtout par le destin numérique qu'il lui assigne. Chaque lettre (de A à M à ce jour) reçoit en effet un traitement systématique, formel, visuel, électronique aussi bien, puisqu'une une part d'aléatoire manifestement est confiée à l'outil informatique afin de donner à voir la matière de la lettre, sa matière électrique : le jeu typographique de l'interlettrage mouvant ou des exposants intempestifs, par exemple, étant l'un des moyens de faire pénétrer dans la lettre la chair du nombre, l'espèce d'interstice ludique où la lettre joue et s'éclaire de son décalage. Destin numérique de la lettre, parce que l'espace de diffusion de la poésie de Jaffeux est d'abord, avant d'être celui du livre, le Web, mais aussi parce que Jaffeux a bien l'air de tenter, en une sorte de kabbale sauvage et folle, de Zohar voyou, d'attribuer à chaque lettre une valeur numérique, quand bien même celle-ci est aléatoire, non doctrinaire, floue (c'est un infini, plutôt qu'un chiffre précis, qui est la valeur numérique de chacune des lettres). Par la contrainte formelle et la reprise sérielle, le poète opère une sorte de diffraction de la lettre dans la lettre (chaque lettre étant par exemple subdivisée en 26 lettres, ses occurrences étant comptées, l'espace du poème paramétré, etc.), diffraction qui lui apporte une manière de prolongement algébrique, d'approfondissement mathématique. Le projet de Jaffeux adopte alors la forme d'une sorte de vaste exégèse délirante de la lettre et de la chair littérale du monde.

L'autre versant de l'écriture de Philippe Jaffeux s'apparente à une suite d'aphorismes, intitulée Courants. Ils répondent eux aussi à des règles formelles (vingt six aphorismes par page, soit mille huit cent vingt pour Courants blancs, aucun ne dépassant une ligne) mais somme toute moins contraignantes. Surtout, même si les thèmes sont en partie communs, et en particulier celui de l'alphabet, ces courants, pour traverser ce versant de l'écriture, emportent leur auteur vers une nouvelle écriture de soi et du monde. C'est en effet l'univers entier qui est réfléchi ici ; qui est reversé dans l'espace de l'aphorisme, comme si la propension au microcosme de la lettre avait peu à peu ouvert Jaffeux à une dimension plus métaphysique, dans cette écriture-là davantage que dans celle trop formaliste d'ALPHABET. Ce qui frappe en effet à la lecture des Courants blancs, c'est combien avec un nombre restreint d'éléments et de thèmes, avec même une certaine économie du vocabulaire – et l'on songe à l'œuvre d'un Jean-Luc Parant où un même resserrement du lexique ouvre paradoxalement et pareillement à un sens de l'infini, à une dimension métaphysique – combien ces aphorismes donc, par la combinatoire qu'ils mettent en œuvre, parviennent à penser le monde, à établir des rapports neufs entre les choses et les catégories de la réalité.

« Les lettres sont des notes de musique que nous ne savons pas encore lire. »

« L'alphabet est grand s'il nous aide à raccourcir la distance avec la force de notre enfance. »

Établir des rapports nouveaux, mêler le connu et l'inconnu, perturber les dimensions, il semble qu'il suffise à Jaffeux, pour y parvenir, d'associer librement, inlassablement, inépuisablement, les mêmes contraires, les mêmes antagonismes, de les faire jouer comme chiens de faïence dans un jeu de quilles, en particulier en appuyant sur cette contradiction intérieure au monde qu'est le langage, en faisant jouer subtilement cette clef qu'est la lettre. L'écriture, pour Jaffeux, n'est pas tant le moyen de parler du monde, que justement ce qu'il y a à voir et à dire du monde. Nombre de notations jouent ainsi sur l'idée que le monde va son cours en s'écrivant, qu'il est à prendre au mot et à la lettre, que le littéral est ce qui apparaît comme vérité du monde.

« Il se mesurait à son caractère lorsqu'il écrivait avec des lettres qui avaient sa taille. »

« Il écoutait sa souffrance avec des lettres car il savait que les maux avaient un homonyme. »

« Sa parole se reflétait dans ses yeux s'il contemplait un renversement de sa pensée. »

« La conversion des lettres en paroles illumine notre monde grâce à l'énergie cosmique des nombres. »

Ainsi l'écriture est-elle la planche de salut parce qu'elle offre la chance du paradoxe, qu'elle ouvre la voie de la défaillance des choses :

« Il renaissait sur sa propre terre depuis qu'il parlait une langue étrangère à ses compatriotes. »

« Il s'arma de patience lorsqu'il posa son index sur la tempe pour penser une dernière fois. »

Cette pensée poétique n'hésite pas à traquer les raisons secrètes, les causes, non vues jusqu'alors, de l'ordre du monde. Ce qui explique le monde tel qu'il est, c'est une téléologie, c'est qu'il est organisé à des fins de cohérence. Une cohérence qu'il suffit de dégager en remarquant que les couples d'opposés qu'on y rencontre lui servent à s'adosser à lui-même. S'il y a de l'inconnu ou de l'intouchable, dans ce monde, c'est parce que celui-ci est à l'image de notre propre limitation :

« Le silence est peut-être hors de notre jugement parce que nos yeux se trouvent entre nos oreilles. »

Étrange pensée où le microcosme et le macrocosme, le concret et l'abstrait se tiennent par la barbichette, où tout s'explique et se dérobe par la profusion des correspondances entre les contraires, où la moindre de nos actions semble déterminée par une finalité inaperçue qui parcourt et file notre rapport au monde :

« Nous dormons dans le noir afin que nos ombres puissent continuer à nous poursuivre. »

On perçoit que le caractère inépuisable de la pensée incite à remplir le monde de cette pensée, que la multiplication des rapprochements, des mises en rapport effectués par cette poésie permet une projection de l'homme hors de ses frontières, comme si l'homme, en se prolongeant par la pensée, trouvait en elle sa propre terre, sa véritable assise. Comme si l'avenir numérique de la lettre était la métaphore d'une réalité augmentée pour l'homme, l'homme qui pourra s'accomplir et s'établir désormais dans la pure virtualité :

« Sa pensée fut libérée par un mouvement dès que son âme prit possession de son corps sclérosé. »

La prolifération de la pensée s'exprime souvent dans la jubilation qui semble une vitesse acquise, un nouveau et plein régime dans lequel on peut s'installer et tout rapprocher, et notamment ces opposés qui ne cessent de permuter. Le terme et le thème du « vide » revient souvent, comme s'il était le lieu de cette pure vitesse, depuis lequel on peut tout voir et tout penser, comme s'il était un plein, un plein d'énergie. À cet égard il n'est peut-être pas tout à fait anecdotique de savoir que Philippe Jaffeux, poète de la vitesse, est, comme Matthieu Messagier, un poète « immobile[*] », rivé à un fauteuil électrique par la maladie et composant ses aphorismes au moyen d'un dictaphone. Quoi qu'il en soit, on ne peut que saluer une poésie fondée sur le paradoxe, sur un perpétuel renversement des perspectives, qui ne cesse de tracer des parallèles (et des verticales, tant les rapprochements opérés tiennent de la fulgurance) entre des réalités où leur opposition même sert de tremplin de l'une à l'autre.

« Toutes les vérités sont des erreurs parce qu'elles essayent d'interpréter la perfection. »

Laurent Albarracin



[*] Voir à ce propos le beau film de Nicola Sornaga, Le Dernier des immobiles, avec Matthieu Messagier.

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