RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin

Lecture de Frank André Jamme.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 24 novembre 2005.
Sur ce site, voir aussi un texte de Laurent Albarracin, De l'image.


Lecture de Franck André Jamme

Franck André Jamme
La Récitation de l'oubli
Éditions Flammarion, 2004

 

Ce livre est la réédition de trois recueils parus précédemment, aux éditions Granit, Fata Morgana et Unes. Franck André Jamme use d'une écriture parcimonieuse située entre le poème et la prose, prenant la forme de textes courts, de notes, de fragments, parfois tentée par l'aphorisme, mais un aphorisme non saillant qui viserait la simplicité comme horizon indépassable. Rien de plat cependant mais la recherche d'une ligne de fond commune à l'homme et au monde.

    Le premier recueil, Absence de résidence et pratique du songe, débute par un texte intitulé « La flamme dans l'eau », qui est un éloge du mutisme du poisson. Cet exercice d'admiration du poisson rouge, animal qui coupe court à la parole de l'observateur, qui le renvoie à son inanité fondamentale, originelle, place d'entrée de jeu le livre et la parole poétique du côté du retrait plutôt que de l'acte créateur. Le texte suivant, « L'entretien de la pierre », sur le même principe appliqué à une pierre, un marbre particulier qui est contemplé, est une interrogation sur l'interrogation que l'on peut éprouver devant un objet qui, dans sa profusion propre, nous oppose une infinie fin de non-recevoir. Apprentissage de l'exil au contact des choses, mais aussi apprentissage de la vie larvée dans la réalité. Ce qui est vu se retire dans sa simplicité. C'est « toute la gamme des simples » que le poète voit et qu'il pressent devoir être jouée et vécue. « La preuve par l'oiseau » est la description d'un rapace observé au zoo. Ce qui est vu là, dans ce morceau si mutique de la réalité, c'est encore une fois la royale préséance de la vie minimale. Là encore, la pensée méditative qui trouve une borne irréductible dans cet oiseau, ne s'élabore pas pour dépasser son objet, mais cherche par lui son propre état antérieur. Elle cherche l'évidence, le « flagrant ». Il y a bien sûr un paradoxe dans une pensée qui cherche quand elle n'espère que trouver à s'abolir. Ce paradoxe est surmonté dans le fait que la pensée, devant un tel insurmontable obstacle, justement et avec bonheur, s'arrête. En quoi elle mime bien son objet, fond sur et en lui. La poésie se résout dans et à son impuissance. « Conques, bannières, feuilles sacrées » rassemble des croquis d'un voyage au Népal. L'enjeu est d'en dire le moins possible, d'ajouter « le moins de poussière possible sur le miroir ». Nulle envie de comprendre. « Le cheval ne sait pas trop : il admet » est-il dit. Ce sont des notes d'un exotisme souverain, où l'ailleurs est laissé à l'irrémédiable ailleurs. Pour autant, le voyage n'aura pas été vain, car l'âme a perçu, cela est suffisant. Dans « La table d'orientation », nous lisons des notes prises en marge d'un commerce amical, d'un dialogue avec « l'aîné ». On devine qu'il s'agit de René Char. Ici c'est l'enjeu poétique qui est interrogé et du même mouvement placé au plus haut. Quelque chose naît ici qui est de l'ordre de l'injonction la plus grave et de la compréhension inaugurale. Il y a un défi lancé, et une acceptation, et ce sont les mêmes. « Par les trous du manteau de l'apparence » : ce qui est médité là encore est l'équivalence entre la vie et la pensée, entre le plus haut désir et l'assentiment. « La cime et le fond ne diffèrent » propose Jamme, non qu'il y ait une réduction analogique de l'un à l'autre mais au contraire parce que ce qui est commun à l'homme et au monde est une irréductibilité.

    Le deuxième recueil, La Récitation de l'oubli, est le récit à deux voix (dont l'une féminine), la narration même, de cette leçon-là : qu'il vaut mieux être du côté de l'oubli que de la remémoration, de l'inconnaissance plutôt que du savoir. Le dialogue s'effectue comme un encouragement mutuel à la dépossession, à l'incertitude assumée. Il n'y a bien sûr rien de didactique ni même de spéculatif dans le propos de Jamme. C'est le grand intérêt de son écriture (et la difficulté qu'il y a à en parler d'un point de vue critique) : jamais le poème ne se fige en une leçon, il ne cesse jamais de déconcerter, de poser l'énigme à chaque instant d'une façon toute naturelle. Le poème ne conclut jamais, il introduit sans cesse à du sens en alerte. Il ne pose pas, il renvoie toujours. L'usage si particulier que fait l'auteur de l'imparfait, outre l'effet de narration donné aux poèmes, apporte une distance quasi mythique, une sorte d'absence au monde qui est raconté. Dès lors c'est le regret qui est recherché pour sa valeur d'usage, sa valeur pratique. Il y a une conscience de la perte comme viatique, il y a une impossibilité majeure qui est une joie.

   Le dernier recueil, Un diamant sans étonnement, le plus court des trois, est composé de deux parties : une suite de fragments suivie de neuf notes qui reviennent sur ces quelques phrases écrites en une nuit, dans un état d'écoute intérieure intense. C'est une femme qui parle. C'est également l'amour. Elle s'adresse aux hommes sur le mode d'une promesse encore vivante quoique non accomplie, une attente déçue prête à la réconciliation. L'amour, le ravissement sont montrés comme étant seuls dignes de l'activité humaine. Mais la vérité de cette parole sait qu'elle ne vaut rien sans un engagement entier pour cette vérité, engagement qui n'est pourtant rien d'autre qu'un abandon. Ces paroles sont celles d'un absolu immanent : elles disent l'obscure difficulté de la simplicité, du simple.

    Au terme de ce parcours rapide dans ce livre qui est représentatif du parcours de l'œuvre de Franck André Jamme, on voudrait bien n'avoir pas à conclure tant l'écriture du poète échappe à toute fixation dogmatique. Métaphysique sans objet métaphysique, mystique sans révélation et sans aucune fascination pour les états supérieurs, spiritualité sans progression, on ne sait où classer cette poésie. La simplicité et l'obscurité y font un excellent ménage et, pour plaisanter, un efficace époussetage intérieur. « Il n'y a pas de secret » dit Jamme, mais c'est bien cela tout de même le secret. « Il n'y a pas de mystère » dit-il encore, et c'est ce qui est profondément mystérieux. En fin de compte, et il faudrait accepter de le concevoir, on a le sentiment étrange que l'écriture qui se déroule dans le livre, plus qu'elle ne trace le résultat de son écoute, écoute encore, est perpétuellement en état d'écoute.

Extraits de la vie des scarabées
Éditions Melville, 2004

Le dernier livre de Franck André Jamme est comme les précédents une suite de fragments méditatifs. Il se démarque des autres par un ton peut-être plus ironique. Le texte est construit comme une conversation fictive entre deux amis, comme un tressage de pensées qui suivent chacune son fil propre et s'entrecroisent. Chaque parole semble ainsi répondre au seul silence qui demeure en elle. Nombre de phrases sont prononcées qui sont comme des variations d'une insatisfaction à recommencer. L'ensemble fait une trame étrange, « un nuage de mots et de pensées », chacune de ces pensées cherchant un brouillage clair des choses, cherchant à être « une aiguille de foin dans le foin ». Les préoccupations dont relèvent ces fragments sont diverses. Certains sont d'ordre poétique, en particulier relèvent de ce qu'on pourrait appeler un désir cratylique (« Trop souvent peut-être ne pouvait-on prononcer que le nom des choses » ; « Les mots, les perles de la perte »). D'autres touchent à une pensée de l'indifférence où la réalité est rendue à son indéfectible primauté (« La lune, grande fleur simple du compas de l'indifférence » ; «  Et le paon repartait se pavaner dans le parc, sous le regard de rien »). D'autres fragments cherchent paradoxalement, risiblement presque, à préciser l'indéterminé, c'est-à-dire à le laisser tel en le touchant pourtant (« Se demandait ce que pouvait bien être cette impression d'éloignement et rapprochement complètement mêlés que l'on avait en suivant du doigt le tracé d'un cercle. Tournis. Total »). D'autres notations encore sont tout à fait inclassables, mais mystérieuses, mais belles : « Les riches mouraient parfois avec de la monnaie de fleur dans le cœur ». Il y a là en tous cas beaucoup d'ironie, une grande tristesse et un humour méthodique (« Le fait est que les oreilles ne pouvaient jamais cracher. Dommage »). C'est que Jamme est un chercheur qui se moque de sa quête, qui s'en détache, sachant que s'en moquer est pour lui le seul moyen de la mener à bien. On est presque parfois dans le conte moral, ou dans la parabole, au sens visuel du terme : le trajet dans l'air d'une pensée qui s'élève depuis le ras du sol jusque dans le ciel, et retombe dans une déception lucide et salvatrice : « Marchait. De plus en plus effaré. Commençait à distinguer la petite cabane, au loin, qui ne devait pas être plus grande qu'une niche de chien, et que tout le monde dans la région appelait pourtant le “palais de la possession”, il n'avait jamais vraiment su pourquoi, même s'il avait parfois entendu dire par certains qui l'avaient visitée qu'à l'intérieur il n'y avait en fait rien. Du tout. Que la possession. »

Laurent Albarracin

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