Johannes Kühn
À qui appartient ce
long cortège de nuages blancs ?
Traduit de l'allemand et préfacé par Joël Vincent
Postface d'Edoardo Costadura
Édition bilingue
Cheyne éditeur, 2015, 186 pages, 25 Û
Le
ton si particulier et si touchant de la poésie de Johannes Kühn
semble venir d'une oscillation entre l'hymne et l'élégie. Le plus souvent, le
plus clairement, ses poèmes sont des hymnes à la nature. Les éléments, les
végétaux, les animaux, les activités humaines même composent ici-bas un ordre
enchanteur. Tout est à sa place et s'il y a le moindre désordre, il est vite à
mettre sur le compte d'un ordre inaperçu jusqu'alors ; s'il y a la moindre
substitution dans les choses, elle est aussitôt agréée : Ç Ruisseaux, mes serpents, je vous aime È,
dit le poète. Le sacré est comme tout entier contenu dans cette procession de
la nature qui fait défiler nuages et bêtes, chemins et vies. Nulle intervention
ne vient contrecarrer ni même initier le flux des choses et des êtres. Quand le
hérisson mange le papillon figé par la mort sur le bord du chemin ou que le
corbeau se précipite sur l'orvet de la route, c'est le simple mouvement de la
nature qui continue, dont l'hymne du poème ne fait jamais qu'épouser l'avidité
tranquille. Et la plus juste façon de louer et de célébrer la nature est de
l'accepter telle qu'elle est, dans sa cruauté passagère et avec la sobriété et
le calme qui sont de mise :
Un quartier de neige
dans le vert du pré, c'est le cheval
blanc,
broutant
le cou tendu vers les herbes.
Restons calmes avec lui
pour que midi dorme en paix.
Nul besoin de s'exalter ou de
s'enthousiasmer pour s'accorder au monde. Il suffit d'accompagner d'un oui
franc et fébrile chacune de ses manifestations. La tâche du poète est de
consentir, dirait-on. Elle n'est peut-être pas si aisée à effectuer que cela
car consentir au monde est aussi concéder son propre retrait :
Ma langue,
d'une douceur de miel,
fait silence pour ne pas troubler
l'air
qui ne m'a pas attendu
pour célébrer les étoiles et qui,
voilé de rosée,
m'enlace de sa bonté.
L'autre
pôle qui fait face à cet hymne à la nature et dont cette poésie tire son
balancement, c'est l'élégie. Une élégie subtile et paradoxale car elle est
comme sans plainte et sans regret, volontairement. C'est une poésie qui met un
point d'honneur à ne pas se plaindre. Une section du recueil s'intitule même Ç De quoi devrais-je me plaindre ? È.
Pourquoi parler d'élégie alors si le refus de la plainte est répété dans le
recueil comme un leitmotiv et un souci constant ? C'est que cette absence
de plainte est ici presque un motif élégiaque, paradoxalement :
Je peux encore étendre les bras pour saluer l'aurore
et supplie, prêtre de ma propre
chair,
la grâce divine de descendre en ma
faveur ;
ça mènera à quoi,
moi qui chemine errant par les terres ?
À ce qu'elle veuille bien me donner
trois années
prises dans la plénitude
des temps
pour que je meure avec mes
quatre-vingts ans filés d'or,
insouciant,
satisfait,
nulle part avec la
bouche qui se tord
d'un pitoyable plaignant.
Accepter son sort, afficher sa satisfaction devant ce qui
est, fût-ce la constatation que la vieillesse est là, que l'abandon est
certain, que le corps fait défaut souvent, est-ce le résultat d'un stoïcisme
élaboré patiemment, d'une sagesse acquise par les années méditatives d'un poète
qui entre dans le grand âge ? Ou bien la joie est-elle une disposition
avant tout, presque une folie ?
Pourtant j'ai encore la joie d'être à la fenêtre.
Drôle et émouvante façon de proclamer tristement sa joie,
qui participe du ton doucement élégiaque de ce poète. Ç L'âge venant È (c'est le titre d'un
poème), tout le plaisir qui reste semble venir de l'assentiment aux choses, de
l'effacement de soi que suppose le fait de laisser les choses être. Dans cette
poésie du crépuscule heureux, le monde est remplacé vivant par son souvenir,
enseveli peu à peu par son état transitoire. Où que l'on regarde – que ce
soit la nature intacte et mouvante ou un journal du matin qui le soir est déjà
vieux, usé comme d'une éternité par son caractère éphémère – le monde est
la source d'une tristesse heureuse, d'un stoïcisme légèrement las. Sans plainte
ni regret, le poème consent au soir des choses, à cette sorte de couronnement
chenu qui les dénude de leurs illusions.
Comment
concilier l'hymne et l'élégie ? Comment louer le monde au moment où l'on
est forcé de le quitter ou du moins de se retirer sur son seuil ? Comment
mieux imaginer son absence aux choses comme une participation à elles qu'à
travers un rêve tel que celui-ci :
Dans vingt ans
quand je serai mort
(É)
J'aimerais qu'il y ait une légende
racontant que je me lève
en été de la tombe,
pour goûter alors des quetsches
mûres,
ni vu ni connu.
Laurent Albarracin