Laurent Albarracin : Cécile Mainardi, compte rendu.
© : Laurent Albarracin.
Rose activité mortelle,
par Cécile Mainardi,
Flammarion, 2012.
Rose activité mortelle comprend quatre sections. Dans
la première, « L'eau superliquide », Cécile
Mainardi invente cette matière supérieurement
matérielle et idéalement théorique que serait donc une eau « superliquide » et elle part à sa découverte. Cet objet
merveilleux et ironique s'il en est, Cécile Mainardi,
dans une démarche somme toute presque pongienne, s'en
empare autant qu'elle le peut pour en faire jouer les virtualités toniques, en
extraire les propriétés magiques et les potentialités par définition
intenables, incontinentes. Car cette eau superliquide
a une nervosité à fleur de peau en même temps qu'une sorte de placidité ou de
platitude métaphysique, si l'on peut dire, une plasticité et une vivacité qui en
font un répondant extraordinaire à l'hyperbolique comme à l'humour à froid ;
elle a un caractère extravagant et retors qui permet au poème de s'engendrer et
à l'eau superliquide de se continuer en de multiples
avatars textuels.
Si cette hyperliquidité
est une sorte d'hystérie de l'eau, à laquelle Mainardi
s'amuse à coller comme elle s'amuse à infiniment la distancier, elle est aussi
une hypertextualité : le devenir-phrase de l'eau
superliquide relevant de sa nature abstraite et concrète, sa labilité étant « cliquable »,
sa transparence ouvrant à une perméabilité absolue. Le style de Mainardi épouse à merveille cette versatilité de l'eau superliquide en lui appliquant une rhétorique particulière.
Ainsi la barre oblique, d'ailleurs utilisée avec parcimonie, sera par exemple
le seul marqueur prosodique de la poésie (comme signe typographique de la coupe
du vers), comme si cette prose n'était que très légèrement et très élégamment griffée
de poésie, et semble venir signifier l'incessante fuite de l'eau superliquide, l'alternative du « et/ou » à quoi
elle est soumise, sa versatilité ou son défilement de page Web, si je puis
dire.
De ce motif de l'eau superliquide, on peut avoir une lecture du côté d'un
littéralisme (ontologie à plat, nature purement grammaticale et superficielle
de l'objet) ou bien au contraire du côté d'un certain lyrisme (exacerbation de
ses propriétés, envahissement et intensification de sa présence). Il y a chez Cécile
Mainardi un goût pour les énoncés logiques (« Songez qu'/il y en a qui meurent avant d'avoir
appris à nager, et que ça peut être par noyade ou alors pas. ») qui ravira
les lecteurs de poésie grammaticale à la Emmanuel Hocquard,
et en même temps un sens certain de l'image et même de la « scène
métaphorique », au sens où très souvent le texte donne à voir une sorte d'exagération
baroque, d'émulsion hyperbolique de ses éléments.
L'une des propriétés parmi les
plus valorisées de l'eau superliquide, semble être
celle de « filmer » les corps qu'elle asperge. Elle les filme,
c'est-à-dire qu'elle les recouvre parfaitement mais surtout les fait basculer dans
une sorte d'état second qui serait l'état cinématographique. Il semble que ce
soit là l'un des fantasmes que poursuit et qu'explore Cécile Mainardi tout au long de son livre : un devenir-cinéma
du poème, ou comment la réalité est sublimée par l'image (au sens d'une image
cinématographique, donc), comment elle y disparaît et s'y révèle. C'est en tout
cas manifestement l'enjeu de la deuxième section du livre : « Je suis
une grande actriste ». Cette séquence évoque une
disparition (élocutoire) du poète (de la poète
puisque je crois qu'elle adopte ici le féminin) qui prend la forme d'une
dissolution magique – et glamour – dans le texte, dans le bain
d'images du poème, ce que le poème qu'on lit met justement en scène. Ceci
éclaire le jeu de mots du titre : une grande « actriste », est-il
dit, au sens où la mélancolie est toute dans ce passage, dans ce tournage du
moi au poème, si l'on peut dire, selon un puissant désir qui serait un rêve de
gloire ou de célébrité dans lequel on s'absorbe, dans lequel on disparaît
presque anonymement. En ce sens cette poésie parle bien de notre époque et des
névroses qui sont les siennes : pulsion scopique,
tendance à se livrer au spectaculaire et à la mise en spectacle de soi, faux
narcissisme, tristesse qui en découle. Sur un autre plan, cette partie du livre
est une sorte d'analyse wittgensteinienne, de Tractatus logico-philosophicus du baiser de
cinéma. Le poème dans ce type de poésie étant le lieu du procès de l'énonçabilité des phrases, comme il est dit ici que l'accent
est le moment de la mise en danger de ce qui est prononcé, il s'ensuit que pas
grand chose ne peut se dire du baiser puisque celui-ci est tout occupé à soi.
Ce dont on ne peut parler, il faut l'embrasser, semble nous dire Cécile Mainardi. C'est en effet parce que la bouche est prise par
le baiser qu'elle ne peut pas actualiser par la parole ce à quoi elle s'adonne.
La « Promenade aux phrases »,
troisième section du recueil, propose comme le titre l'indique une pacification
des enjeux de cette poésie grammaticale qui s'assume comme telle. Aller aux
phrases, c'est se rendre résolument à une poésie qui ne prétend pas être le
monde (mais seulement la présentation des conditions de son énonciation). C'est
aussi s'y promener, jouir de la beauté des phrases qu'il nous est alors
loisible de considérer. Pour Cécile Mainardi, dans
cette partie du livre du moins, il ne s'agit pas de développer un propos
général, mais de s'attacher à des détails de la vie courante pour pousser à
bout la logique qui est à l'œuvre dans ces menus faits. Des bribes de rêves,
l'essayage d'une robe, un rinçage de mains problématique, des regards croisés
entre désir et incommunicabilité, voilà autant d'occasions pour l'auteur de
s'interroger et de réfléchir. Son regard sur ces événements parfois futiles
opère comme un zoom, mais un zoom qui serait moins visuel que grammatical, comme
si sa focale était réglée sur la petite logique des choses (petite logique
comme on parle d'une petite musique, ou d'une mesquine nécessité intérieure), comme
si elle cherchait la syntaxe particulière aux faits qu'elle observe, leur sage
ou moins sage ordonnancement. On pourrait presque parler chez cet auteur d'un
fantastique grammatical, au sens où la réalité connaît souvent de très légères
défaillances (un prénom mal orthographié dans un message sms,
une heure impossible remarquée sur le cadran de montre d'une sculpture
hyperréaliste) et c'est notre appréhension du temps et de l'espace qui vacille
doucement, et c'est l'occasion pour l'auteur de tirer de cela des phrases dont
on ne sait si elles sont là pour réparer ces minces détraquements ou au
contraire pour les renforcer. C'est dans cette indécision de la phrase qui
oscille entre la recherche d'une rationalité et le banal extraordinaire qui
fait le tissu de nos jours, ou entre une logique de l'insolite et un insolite
de la logique, que résiderait ce que j'appelle son fantastique grammatical.
La dernière partie du livre qui
donne son titre au recueil – la plus courte mais aussi la plus
dense, la plus obscure, distribuée en vers plutôt hermétiques – est
une coda en forme de queue de poisson musculeux, un plan-séquence très rapproché
qui tente d'encercler et d'étrangler (visuellement comme syntaxiquement) son
objet qui serait quelque chose comme le regard amoureux (on y devine un
portrait d'homme et même une scène d'amour) par une sorte de zoom là encore et
de mise au point simultanés et extrêmement « resserrants »,
à tel point que les anneaux de la phrase semblent extraire de la langue sa
quintessence essorée en même temps que nous faire pénétrer la structure
langagière de la matière, tant le mélange de réalité abstraite et du concret le
plus contingent y est à son comble, tant les plans de réalité les plus éloignés
semblent se bousculer et se précipiter dans la bonde de la phrase. Toujours
est-il que le regard plein d'humour que Cécile Mainardi
jette sur le monde, sa manière qu'elle a d'attaquer les choses et en
particulier celles de l'amour selon un angle purement grammatical, avec un
incisif et désopilant sens de la logique, se révèle être une formidable machine
à agrandir les détails et à les transformer en morceaux de poésie ou de
littérature.
Laurent Albarracin