RETOUR : Images de la poésie

 

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Laurent Albarracin : Cécile Mainardi, compte rendu.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 18 mars 2012.

Sur ce site, voir aussi notamment un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
Aller à la page où Laurent Albarracin présente ses « petites activités éditoriales ».

Mainardi Cécile Mainardi, Rose activité mortelle, Flammarion, 2012.


Rose activité mortelle,
par Cécile Mainardi,
Flammarion, 2012.

Rose activité mortelle comprend quatre sections. Dans la première, « L'eau superliquide », Cécile Mainardi invente cette matière supérieurement matérielle et idéalement théorique que serait donc une eau « superliquide » et elle part à sa découverte. Cet objet merveilleux et ironique s'il en est, Cécile Mainardi, dans une démarche somme toute presque pongienne, s'en empare autant qu'elle le peut pour en faire jouer les virtualités toniques, en extraire les propriétés magiques et les potentialités par définition intenables, incontinentes. Car cette eau superliquide a une nervosité à fleur de peau en même temps qu'une sorte de placidité ou de platitude métaphysique, si l'on peut dire, une plasticité et une vivacité qui en font un répondant extraordinaire à l'hyperbolique comme à l'humour à froid ; elle a un caractère extravagant et retors qui permet au poème de s'engendrer et à l'eau superliquide de se continuer en de multiples avatars textuels.

Si cette hyperliquidité est une sorte d'hystérie de l'eau, à laquelle Mainardi s'amuse à coller comme elle s'amuse à infiniment la distancier, elle est aussi une hypertextualité : le devenir-phrase de l'eau superliquide relevant de sa nature abstraite et concrète, sa labilité étant « cliquable », sa transparence ouvrant à une perméabilité absolue. Le style de Mainardi épouse à merveille cette versatilité de l'eau superliquide en lui appliquant une rhétorique particulière. Ainsi la barre oblique, d'ailleurs utilisée avec parcimonie, sera par exemple le seul marqueur prosodique de la poésie (comme signe typographique de la coupe du vers), comme si cette prose n'était que très légèrement et très élégamment griffée de poésie, et semble venir signifier l'incessante fuite de l'eau superliquide, l'alternative du « et/ou » à quoi elle est soumise, sa versatilité ou son défilement de page Web, si je puis dire.

De ce motif de l'eau superliquide, on peut avoir une lecture du côté d'un littéralisme (ontologie à plat, nature purement grammaticale et superficielle de l'objet) ou bien au contraire du côté d'un certain lyrisme (exacerbation de ses propriétés, envahissement et intensification de sa présence). Il y a chez Cécile Mainardi un goût pour les énoncés logiques (« Songez qu'/il y en a qui meurent avant d'avoir appris à nager, et que ça peut être par noyade ou alors pas. ») qui ravira les lecteurs de poésie grammaticale à la Emmanuel Hocquard, et en même temps un sens certain de l'image et même de la « scène métaphorique », au sens où très souvent le texte donne à voir une sorte d'exagération baroque, d'émulsion hyperbolique de ses éléments.

L'une des propriétés parmi les plus valorisées de l'eau superliquide, semble être celle de « filmer » les corps qu'elle asperge. Elle les filme, c'est-à-dire qu'elle les recouvre parfaitement mais surtout les fait basculer dans une sorte d'état second qui serait l'état cinématographique. Il semble que ce soit là l'un des fantasmes que poursuit et qu'explore Cécile Mainardi tout au long de son livre : un devenir-cinéma du poème, ou comment la réalité est sublimée par l'image (au sens d'une image cinématographique, donc), comment elle y disparaît et s'y révèle. C'est en tout cas manifestement l'enjeu de la deuxième section du livre : « Je suis une grande actriste ». Cette séquence évoque une disparition (élocutoire) du poète (de la poète puisque je crois qu'elle adopte ici le féminin) qui prend la forme d'une dissolution magique – et glamour – dans le texte, dans le bain d'images du poème, ce que le poème qu'on lit met justement en scène. Ceci éclaire le jeu de mots du titre : une grande « actriste », est-il dit, au sens où la mélancolie est toute dans ce passage, dans ce tournage du moi au poème, si l'on peut dire, selon un puissant désir qui serait un rêve de gloire ou de célébrité dans lequel on s'absorbe, dans lequel on disparaît presque anonymement. En ce sens cette poésie parle bien de notre époque et des névroses qui sont les siennes : pulsion scopique, tendance à se livrer au spectaculaire et à la mise en spectacle de soi, faux narcissisme, tristesse qui en découle. Sur un autre plan, cette partie du livre est une sorte d'analyse wittgensteinienne, de Tractatus logico-philosophicus du baiser de cinéma. Le poème dans ce type de poésie étant le lieu du procès de l'énonçabilité des phrases, comme il est dit ici que l'accent est le moment de la mise en danger de ce qui est prononcé, il s'ensuit que pas grand chose ne peut se dire du baiser puisque celui-ci est tout occupé à soi. Ce dont on ne peut parler, il faut l'embrasser, semble nous dire Cécile Mainardi. C'est en effet parce que la bouche est prise par le baiser qu'elle ne peut pas actualiser par la parole ce à quoi elle s'adonne.

La « Promenade aux phrases », troisième section du recueil, propose comme le titre l'indique une pacification des enjeux de cette poésie grammaticale qui s'assume comme telle. Aller aux phrases, c'est se rendre résolument à une poésie qui ne prétend pas être le monde (mais seulement la présentation des conditions de son énonciation). C'est aussi s'y promener, jouir de la beauté des phrases qu'il nous est alors loisible de considérer. Pour Cécile Mainardi, dans cette partie du livre du moins, il ne s'agit pas de développer un propos général, mais de s'attacher à des détails de la vie courante pour pousser à bout la logique qui est à l'œuvre dans ces menus faits. Des bribes de rêves, l'essayage d'une robe, un rinçage de mains problématique, des regards croisés entre désir et incommunicabilité, voilà autant d'occasions pour l'auteur de s'interroger et de réfléchir. Son regard sur ces événements parfois futiles opère comme un zoom, mais un zoom qui serait moins visuel que grammatical, comme si sa focale était réglée sur la petite logique des choses (petite logique comme on parle d'une petite musique, ou d'une mesquine nécessité intérieure), comme si elle cherchait la syntaxe particulière aux faits qu'elle observe, leur sage ou moins sage ordonnancement. On pourrait presque parler chez cet auteur d'un fantastique grammatical, au sens où la réalité connaît souvent de très légères défaillances (un prénom mal orthographié dans un message sms, une heure impossible remarquée sur le cadran de montre d'une sculpture hyperréaliste) et c'est notre appréhension du temps et de l'espace qui vacille doucement, et c'est l'occasion pour l'auteur de tirer de cela des phrases dont on ne sait si elles sont là pour réparer ces minces détraquements ou au contraire pour les renforcer. C'est dans cette indécision de la phrase qui oscille entre la recherche d'une rationalité et le banal extraordinaire qui fait le tissu de nos jours, ou entre une logique de l'insolite et un insolite de la logique, que résiderait ce que j'appelle son fantastique grammatical.

La dernière partie du livre qui donne son titre au recueil – la plus courte mais aussi la plus dense, la plus obscure, distribuée en vers plutôt hermétiques – est une coda en forme de queue de poisson musculeux, un plan-séquence très rapproché qui tente d'encercler et d'étrangler (visuellement comme syntaxiquement) son objet qui serait quelque chose comme le regard amoureux (on y devine un portrait d'homme et même une scène d'amour) par une sorte de zoom là encore et de mise au point simultanés et extrêmement « resserrants », à tel point que les anneaux de la phrase semblent extraire de la langue sa quintessence essorée en même temps que nous faire pénétrer la structure langagière de la matière, tant le mélange de réalité abstraite et du concret le plus contingent y est à son comble, tant les plans de réalité les plus éloignés semblent se bousculer et se précipiter dans la bonde de la phrase. Toujours est-il que le regard plein d'humour que Cécile Mainardi jette sur le monde, sa manière qu'elle a d'attaquer les choses et en particulier celles de l'amour selon un angle purement grammatical, avec un incisif et désopilant sens de la logique, se révèle être une formidable machine à agrandir les détails et à les transformer en morceaux de poésie ou de littérature.

Laurent Albarracin

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