Laurent
Albarracin : Alice Massénat, La Vouivre encéphale. © : Laurent
Albarracin. Mis en ligne le 10 mai 2013.
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Alice Massénat
La Vouivre encéphale
Les
Hauts-fonds, 2013
Être en présence d'un livre de
poésie d'Alice Massénat constitue une expérience
forcément déroutante. Nous sommes quelques-uns à avoir ce privilège qui n'en
est pas un, qui est plutôt l'abolition de tout privilège. Son auteur en effet fuit
comme la peste toutes les stratégies de la reconnaissance, ce qui fait qu'elle
est peu lue, peu connue d'un hypothétique public, mais surtout son écriture
désarme à l'envi tout discours critique qu'on pourrait être tenté de tenir sur
elle. C'est une poésie qui semble même aménager les conditions de sa
non-réception tant elle porte en elle et dès l'abord du titre les signes
venimeux d'un romantisme et d'une révolte comme hors d'époque.
Les trois titres que rassemble ce
livre en rebuteront plus d'un dans la violence ricanante
de leur formulation : La Mandragore
aux escarres, La Vouivre encéphale,
Le Crâne épithalame. Ils disent assez
combien Alice Massénat se tient à l'écart du bon goût
qui est le goût tiède du siècle. Ils disent aussi qu'elle ne craint pas l'arbitraire
des images, un certain automatisme verbo-auditif venant
en droite ligne du surréalisme. Si l'association des mots semble d'abord procéder
d'une pure gratuité, on ne peut s'empêcher d'y voir a posteriori une certaine justesse des images : la mandragore
serait ici une alitée qui ressemble à sa
souffrance ; la vouivre serait en elle-même, dans le son même du mot
qui la désigne, une torsion nerveuse, un vortex encéphalique ; le crâne quant à
lui est peut-être dit épithalame pour ce que ce terme semble évoquer d'enflure
maladive, à moins que ce crâne ne soit plus qu'une épithète à l'âme ? Mais
il vaut mieux en réalité ne pas chercher à traduire, expliciter les images de
cette poésie. Car celle-ci se tient délibérément dans une noirceur – et
non pas une obscurité – où elle puise sa charge et son agressivité. Si
elle devait être illisible ce serait seulement d'être toxique, empoisonnée de
la douleur dont elle émane. Les images tirent leur justesse de ce que les mots
sont ici d'abord et seulement du son. Dans le lexique utilisé et par l'emploi
très particulier qu'elle en fait, Alice Massénat imprime
aux mots une vive et morbide torsion, elle les essore, les essorille même, au
sens où ce poète semble mutiler les mots, les ampute de leur signification
littérale au profit de leur seule expressivité musicale.
Que comprendre d'un passage comme
celui-ci (une fois admis qu'il faille se déprendre de l'habituel usage des
mots) ?
« En verve
l'autre de la vulve aux
piteuses exclames
je voudrais tant ces cheveux en
crimes
ces abrupts la paroi
Peut-être l'insipide se fait-il las
pas un pleur
juste une humeur de
battue qui croît
et les horizons s'enflammeraient
encore et toujours de
serpe
le pétrin plein de mains qui
s'incommodent
au balcon d'une corde
à scander la chamade »
Je répète que le sens en est moins obscur que ténébreux, brillant
d'un éclat noir dans cette montée en panique du poème jusqu'à ce que les mots ne
se tiennent plus qu'à leur créneau, à leur limite aussi coupante (la serpe) que
de rupture (le balcon de la corde). Sans doute y a-t-il une fonction
cathartique à ces poèmes et Alice Massénat
trouve-t-elle son salut au sauve-qui-peut et au comprenne-qui-pourra des mots
éparpillés. Le poème semble naître d'un coup de pied dans le dictionnaire et
les mots n'en sortent pas indemnes. Ils en sortent en partie vidés de sens et
tout hérissés de sons neufs. Il faudrait étudier de ce point de vue le système
phonique qui les sous-tend et les rapprocher entre eux peut-être selon une
étymologie flottante. Ainsi les nombreux mots avec des racines indo-européennes
en kel- ou skel- sont-ils du côté du coupant : couteau et cutter, esclandre, esclaffe,
exclame, escarre, etc. Les mots en kre- du côté du
cruel : crime, cri, sépulcre, etc. Certains mots reviennent souvent en tant
que pures sonorités frappées, des plus simples, comme le mot paroi qui semble interposer dans le
poème sa pure façade d'étrangeté, aux plus rares et recherchés, comme le mot catafalque qui semble choir dans le poème
et se soustraire à son sens. C'est qu'encore une fois la musique sourde des
vocables favorise leur rapprochement inédit et d'autant plus frappant. Ainsi
d'un « poing hagard et dilettante » qui aura comme dilaté son empire dans
l'imprécision la plus prégnante.
Les deux registres de langue qui
mêlent ici leurs eaux, l'un du côté du corps torturé à la façon d'Artaud, l'autre
du côté d'un certain clinquant symboliste comme sorti de contes cruels à la
Villiers de l'Isle-Adam, donnent à ces poèmes l'éclat d'un joyau de chair
extirpé des plus sombres gouffres. Le ton parfois décadent et fin-de-siècle se
marie au regard le plus cru et le plus anatomique et cela procure aux mots
« torves / d'un salpêtre qui s'effare » des grâces et des disgrâces d'un
autre âge et comme criées à l'encan, comme crachées à la face du réel en une
sorte d'amère et superbe provocation. L'alliance du macabre le plus nu et d'un
baroque presque rococo fait que cette poésie est la plus inactuelle qui soit et
pour cette raison la plus rafraîchissante, quand bien même elle semble surgir
et s'accomplir dans les pires tourments.
Laurent Albarracin
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