Jean-Paul
Michel
« Je ne voudrais rien qui
mente, dans un livre. »
Flammarion,
2010
Ce qui impressionne chez
Jean-Paul Michel, c'est sa manière d'envisager (et par voie de conséquence d'y
engager tout son être) l'écriture poétique comme un pari, c'est-à-dire à la
fois comme un risque encouru et comme un viatique. Comme un défi, une ambition,
et comme un secours, comme si c'était une même force que celle qui exige et
celle qui s'impose, que ce qui oblige et ce qui permet. On voit d'emblée la
haute valeur morale de cette position, faite de violence, de contrainte à
soi-même, et de nécessité vitale, de ce qui est de l'ordre des appétits et des
appétences d'une grande santé mentale, si l'on veut. Ce mouvement double place
son œuvre entre deux inclinations : la coupe et l'érection, que l'on
pourrait autrement nommer le sacrifice et la monumentalité.
Écrire est d'abord en effet
tailler dans le gras des illusions. C'est trancher à vif dans le corps même du
poème
pour que n'en subsiste que l'essentiel qui est du résiduel, et le poème un
reste donc, mais qui a gagné en être à force de découpes et d'enlèvements. Le
texte avance alors par amputations, par fragmentation, comme s'il était avant
tout la trace active d'un débarras
des tentatives anciennes. Ce qui subsiste est marqué des blancs et des
cicatrices typographiques (les […])
du livre originel qui est à la fois disparu et sous-jacent, qui travaille le
texte actuel par sa perte fictionnelle même. Le livre se donne comme soumis en
lui-même à l'épreuve de son démembrement, de son sacrifice – ablation et
oblation du texte. Il y a dans ces fragments (du moins dans la première partie
du livre qui couvre une période datée ici de 1978 à 1981) un refus du narratif
et de l'épique et un dégoût du romanesque (que la coupe brutale visualise
– coupe des vers mais aussi découpage) qui sont en même temps
paradoxalement le récit et l'épopée de ce refus (que la coupe cette fois
contribue à dramatiser). Dans toute cette première partie (intitulée « Le Héros veut battre la douleur »), tout se passe comme si les personnages – masqués, théâtraux, habillés de leur silhouette furtive – semblaient
livrer les bribes d'un texte antique et ancestral, antérieur et à jamais
lointain, mais pour autant miraculeux sinon oraculaire parce que venu de tout
l'assourdi par la distance. Le chant
est comme rehaussé des éclats provenant de sa perception parcellaire.
La manière principale de titrer
qui est celle de Jean-Paul Michel depuis toujours, par la mise en exergue d'un
vers du poème au fronton de celui-ci (ou du livre), relève de ce goût chez lui
du prélèvement, du fragment et de la citation, de la coupe donc, mais aussi lui
permet de signifier l'effort de mise en relief que cette poésie constitue en
elle-même. Il y a une volonté d'ériger le poème comme une stèle, de le
maintenir par tous ses signes hors de la platitude et du parler courant. Écrire
c'est inscrire dans la dureté et la durée de la pierre une exigence qui viendra
porter l'œuvre à une hauteur qui est certes encore à atteindre mais aussi qui
est comme déjà atteinte justement dans cette impossibilité levée (dressée ou
enlevée, au lecteur de choisir) que le poème figure en tant qu'il est un
édifice, un obstacle comparable à celui du réel. Là encore le vœu, l'appel à
plus de réalité contraire
servent de recours, de moteur secret du poème. Cette dimension votive de la
poésie de Jean-Paul Michel rejoint sa conception du poème comme monument, comme
minéralité, comme verticalité du réel. Dès lors, dans le poème, tout doit faire
poème et se différencier de la prose. Même les marques de la narration
(« dit-il », « celui qui parle ») sont utilisées comme des
éléments prosodiques. La ponctuation étrange, à la fois rare (peu de virgules,
ponctuation sans doute trop « faible ») et nombreuse et forte (majuscules,
guillemets, tirets et crochets), le jeu typographique des tailles des
caractères comme s'il y avait plusieurs strates de narration, la coupe sévère
des vers parfois au milieu d'un mot, tout cela contribue à densifier, à mettre
en relief le poème, à l'identifier comme une parole livresque, comme un écho du
Livre mallarméen. Le poème,
visuellement, sursignifie le Livre et chaque vers se veut comme l'arête d'un
livre cassé.
Cette volonté de distinction et
d'excellence par rapport à la langue courante (par l'usage d'une syntaxe rude
et rigoureuse, de licences poétiques hardies, d'un lexique ascendant et
moralisant) relève essentiellement d'une esthétique de l'audace. Il s'agit
d'oser reprendre la parole poétique à ce niveau d'exigence et d'efficace où
l'ont portée les maîtres (Mallarmé Hölderlin,
Hopkins). Pour cela il faut ne pas hésiter à se placer sous leur autorité
tutélaire et tenter une poésie qui doit souffrir la comparaison avec la leur. À
défaut de vouloir égaler (l'art des maîtres, mais aussi l'éclat du réel), la
poésie serait gravement discréditée. Le risque est sa condition.
« Un poème qui n'emporte pas des mouvements d'admiration ardente
n'est rien.
— À quelles conditions obtenir cette sorte d'effets ?
Cette seule question est tout l'art poétique. » (p. 150)
Pour Jean-Paul Michel ce n'est pas seulement que la
poésie doit être ambitieuse, c'est que l'ambition elle-même est poésie.
L'audace est la vérification du poème. La question de la valeur de celui-ci (et
plus généralement du prix des choses) est donc au cœur de cette poésie. Ce dont
le poème nous parle, c'est de cette tension maximale qu'il entretient avec la
perfection (formelle et extérieure) et de la tyrannie de celle-ci sur lui-même, à laquelle il fait en quelque sorte
allégeance. Pour conquérir de l'éclat (un éclat qui soutienne celui des choses),
le poème doit en effet venir se mesurer à l'aune des vérités tranchantes qu'il
contient, il vient comme se placer sous son propre couperet. Il y a là un
impératif – un impératif d'art et un impératif moral qui sont ici le même – auquel la soumission est la première condition pour espérer faire écho à
la royauté du réel. L'impératif est vraiment le mode verbal poétique par
excellence de Michel, et le poème n'est poème que de se plier à l'ordre et au
commandement des choses, que de se vouer à l'exhortation au poème, à
l'injonction à être qu'est le
poème. Le poète, lui, de son côté, doit se montrer digne et, une fois cette
dignité atteinte, jouir des beautés et des vérités méritées – le mérite
étant ici le chemin d'accès au monde et son couronnement, sans que nul repos ne
succède à l'exploit puisqu'à l'obligation de tenir le pas gagné il semble qu'il
faille encore ajouter la nécessité d'augmenter la cadence.
La
deuxième partie du livre, titrée Rappel à
l'ordre à Ferrare, continue ainsi la vision, sous les auspices de Mallarmé
entre autres, d'un livre rêvé
tel que tenu dans une fermeté altière et cassante. Un livre d'une solidité
idéale qui est comme réalisée par la tension toujours vive et fragile en lui du
Livre absolu. Un livre enfin qui sache répondre aux grandes sollicitations du
réel. Celles-ci – la beauté, le néant, l'être – ne sont d'ailleurs
pas tant des questions que des évidences, de magistrales réalités qu'il faut
savoir accueillir comme telles pour les recevoir. L'acquiescement à ce qui est,
la reconnaissance, le dévouement, la célébration de la dépense pure, la
capacité à saluer comme geste salvateur, le talent de rendre grâce, d'honorer,
de faire droit à l'exclamation sont quelques-uns des qualités, des joies et
des devoirs qu'exige la poésie et que le poète demande à son art de lui rendre
impérieux.
La
poésie induit une éthique de la nomination. Bien nommer n'est pas seulement un
souci de justesse, c'est aussi affaire de justice et celle-ci ne se confond
absolument pas avec la clémence. Être exact est le moindre des tacts que l'on
doive avoir avec la réalité, qui ne pardonne pas, et c'est aussi une manière de
lui prendre un peu de sa rigueur et de sa vigueur, puis de sa crudité et de sa
cruauté, à l'occasion. Car, pour le poète, le bien est moins du côté du bon (à
prendre au sens d'une indulgence molle ou d'une satisfaction des désirs) que du
côté du beau en ce qu'il peut avoir de fatal et d'implacable, d'appelant, de
violent.
Il est du côté d'un ordre dont le désordre n'est pas l'opposé mais l'une des
virtualités, l'une des vertus. Le bien, finalement, c'est ce qui est, le feu
joyeux de ce qui est.
Laurent Albarracin