Laurent Albarracin : Pierre Peuchmaurd, témoin
élégant.
© : Laurent Albarracin.
Mis en ligne le 31 mai 2007.
Sur ce site, voir aussi un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
Pierre Peuchmaurd, témoin
élégant
Une lecture des poèmes
Dernières parutions :
- Le Moineau par les cornes Éditions Pierre Mainard, 2007 - Scintillants squelettes de rosée Éditions Simili Sky, 2007
Je n'ai peur de rien mais la
patte du vent sur mes lèvres peut me faire tomber.
Annie Le Brun
Que fait la poésie ? Quel est son effet ?
Quelle est son efficience ? Mais non. La poésie n'agit pas. Son verbe est
exclusivement et définitivement le verbe être. Elle est. Elle reçoit. Elle
prend les coups, ou bien s'exalte de ce qu'elle enregistre. On ne choisit pas.
On vit dans la détermination, c'est-à-dire dans la surdétermination. La poésie
de Pierre Peuchmaurd sait cela, que son seul champ d'action est le champ, le
chant de l'être. Toutes les métaphores qui le diraient sont valables :
poésie miroir du réel (mais alors miroir vivant, miroir réel), poésie sismographe des
intensités du monde et de la vie, poésie baromètre des atmosphères mentales,
etc. Poésie qui ne peut dès lors qu'osciller entre le constat et l'incrédulité,
entre la mélancolie et l'émerveillement. Et cette oscillation n'est pas un
froid balayage de tous les états intermédiaires entre ces pôles, non, elle est
un affolement de la boussole, avec sensation d'être perdu, sentiment de
l'éperdu, grand désespoir et folle acceptation. Et cette oscillation (cet
écartèlement de l'être) n'est jamais aussi grande que lorsqu'elle est
concentrée, résumée en un point (en une pointe du monde) où le monde en même
temps nous attriste et nous enchante. Ce point, la poésie de Pierre Peuchmaurd
très souvent le montre, et elle tire sa grande force de ne faire que désigner
ce point, de le laisser être, donc. Poésie qui ne force pas, qui n'œuvre pas,
mais poésie qui voit, qui aperçoit le réel travaillé par une sourde
contradiction et par une évidence dont on ne peut rien conclure, rien décider.
Poésie de l'image, puisque l'image poétique est cette figure qui laisse le réel
à ses forces contraires, à ses claires ambivalences. Poésie de l'image surtout
parce qu'elle cherche à rien d'autre qu'à voir le monde, qu'à en recevoir ce
qu'on en voit, en quelque sorte dans sa surface d'évidence. À cet égard,
il faut noter combien la poésie de Peuchmaurd est une poésie de l'évidence, du
moment de grâce où le monde apparaît en son éclat douloureux et joyeux, avide.
Il faut dire aussi combien elle est une poésie facile, accessible d'emblée
(comme ce qui est vu est donné d'emblée et violemment au poète) ; c'est
assez rare dans le paysage de la poésie contemporaine pour être apprécié. Par
facile j'entends qu'elle est simple (ce qui ne veut pas dire qu'elle ne soit
pas profonde), qu'elle n'est pas obscure et surtout qu'elle n'est pas une
poésie de l'astreinte, de l'effort, de la volonté, mais une poésie du moment
d'inspiration. Elle ne rend pas compte d'une démarche Ñ mot d'artiste Ñ elle dit ce qui se donne immédiatement.
Elle ne construit pas, il lui suffit de voir. Loin du cramponnement à un
vouloir dire, on a affaire à une poétique du lâcher prise, de la présence
soudaine du monde, une poétique débarrassée de l'injonction et de l'illusion de
la maîtrise. Citons un haïku amusant et plus significatif qu'il n'y paraît :
Dans ta cuisine,
au centre du monde,
le café bout[1]
Événement à la fois banal et dramatique, commun et
extraordinaire, extraordinaire parce qu'extrêmement localisé, ici étant
toujours une extrémité du monde, ici étant aussi le lieu où étonnamment les
choses en arrivent à être, en arrivent à cette extrémité-là, si l'on peut dire.
Mélange de colère et de résignation, le café bout sans qu'on n'y puisse rien et
comme s'il était la mélasse de ça. La poésie sera le reflet du monde porté à
ses contradictions les plus élémentaires, jusqu'à la dérision, en une sorte
d'œuvre au noir alchimique où les choses s'exacerbent et se maintiennent,
s'intensifient et se réalisent selon une logique qui constitue l'ordre normal
du monde et d'où le poète est quasiment exclu, ou du moins relégué au rôle de
l'observateur impuissant et bouleversé. Pour Pierre Peuchmaurd, tout fait
surprise, et il n'est que de l'étonnement à ajouter à la surprise. Les poèmes
alors transcrivent cette facilité confondante qu'ont les choses à être, qui
proprement nous défait, nous laisse hagards et conquis. Quelle leçon en effet
tirer de l'éclat du réel, sinon celle de la prééminence du réel ?
Aime comme l'eau aime la soif
et tu verras l'autre Tibet,
le bleu très sombre de sa
joie,
le bleu très pâle de ta
défaite
(…)
L'eau tire sa chaîne
et le soleil la suit
Tout ce qui vient,
emporte-le en le laissant[2]
Emporter les choses en les laissant, voilà qui est voir,
et voilà qui est une sage et décisive indécision. Le
témoignage, l'élégance du poète sont dans cette sorte d'insouciance attentive
au monde, d'inquiétude contente, de désillusion qui serait mariée à l'aisance,
de refus d'ajouter quelque chose à l'étonnement. Pierre Peuchmaurd est un
maître du scrupule : il ne touche jamais qu'avec les yeux et voit le monde
intact.
L'amour la poésie
La première des non-conclusions à tirer du monde et de la
surprise qu'il provoque, la première des inconséquences déterminantes, c'est
bien sûr l'amour. Et avant cela, en premier lieu, le désir. « Les
filles » sont désirables, scandaleusement. Désirables et scandaleuses, non
pas parce qu'elles viennent déchirer le cours régulier des jours mais parce
qu'elles sont celui-ci. La vie est un long fleuve déchiré, pour Pierre
Peuchmaurd. Et ce qu'il y a de scandaleux, avec la beauté des filles, avec leur
beauté sourde et affamée de soi, c'est d'abord que le scandaleux habite
l'habituel, et qu'elles sont le siège désinvolte de l'incroyable :
Trois rousses dans le
compartiment, c'est beaucoup. Comment fermer l'œil ? ‚a fait six jambes,
six seins de rousses, trois sexes, trois toisons. L'étonnant est qu'apparemment
cela ne les trouble pas, qu'elles ne voient pas l'inadmissible, la terrifiante
machine que constitue leur réunion, même fortuite. L'étonnant est qu'elles ne
me voient pas[3].
« Les
filles » (qui peuvent apparaître sous l'appellation de « la
petite », variante plus vicieuse qu'il n'y paraît) sont filles du désir
qu'on a d'elles et filles de l'impérieuse réalité, qui est celle qui gouverne
tragiquement nos vies. Car la réalité est un principe qui vient toujours
détruire l'idée qu'on s'en faisait. En quelque sorte, les filles sont un
principe de désir, à mi-chemin du principe de plaisir et du principe de
réalité. Elles nous font partir et nous ramènent à la décevante réalité. Elles
surgissent dans le manque qu'elles font surgir avec elles.
Un vent chasse l'autre
et les étoiles mordent la
poussière
mordent la terre et la
poussière
et la mer qui est un désert
mordu de lunes et de requins
Les étoiles touchent le fond
et se rallument au noir
du fond noir de la mer
où tout est calme, qui chasse
le vent
Et là-dessus il y a des
théories
Mais vient la fille aux seins
de pierres levées
aux jambes de blé aux yeux
d'eau froide
la fille glorieuse de ses
naissances
qui va crier sous le cyprès
et les étoiles mordent la
poussière[4].
Dans le vers : « qui va crier sous le
cyprès », on voit bien sûr un arbre phallique qui se trouve être aussi un
arbre de cimetière (éros et thanatos) mais également on entend ceci : dans
le tout proche et le lointain, comme si le cyprès désignait un lieu imminent et
inaccessible. Dans ce jeu de distances abolies et infinies[5],
si les étoiles mordent la poussière, c'est à cause des filles qui n'y peuvent
rien non plus. Les filles précipitent les choses. Malgré elles et toujours avec
ce glaçant naturel (leurs yeux d'eau froide). Elles font choir le monde et le
rendent inatteignable. C'est cela le désir : un mouvement contradictoire
de sidération (de fascination) et de désidération (on retombe à terre, désirant).
L'expérience de l'amour est donc l'expérience
fondamentale, primordiale et unique, celle précisément dont on ne fait pas
leçon, après laquelle on ne peut qu'aimer encore, se relancer entier dans
l'incomplétude de l'amour. Expérience fondatrice qui refonde le monde et le
laisse à jamais neuf :
Perçant l'âme vient la foudre.
Elle m'a seulement jeté ses
yeux,
Vers ma face nue tourné la
sienne,
N'a pas compté l'or et le
temps.
Une, aussitôt, la
foudre.
Elle m'a donné ses cuisses,
Les gestes de l'orage
Et dans un jardin noir
Brûlait une herbe noire.
Il n'y a pas de
lendemain de foudre.[6]
S'il n'y a pas de lendemain au choc amoureux, il n'y en a
pas non plus à la poésie. Amour et poésie, chez Pierre Peuchmaurd, sont deux
rapports absolus au monde qui excluent d'en rien espérer pour soi. On
ne décide ni de l'un ni de l'autre. Conception romantique, surréaliste,
éluardienne, Peuchmaurd aime à citer cette définition de Maurice
Blanchard : « La poésie est une propriété de la matière. » Sa poésie n'est pas distincte de la
vie. Elle n'est pas par exemple un instrument de connaissance métaphysique (ou
bien elle l'est pour le monde, non pour l'homme). Peu lui chaut de saisir les
choses, d'en capter l'essence ou la vérité abstraite. Ce qui lui importe
plutôt, ce qui lui arrive, devrais-je dire, c'est d'être saisi par elles, glacé
soudain, tout à coup happé par l'effroi ou la merveille. Et de n'en tirer nulle
autre morale que celle de vivre sous cette dépendance-là, qui est la vie
amoureuse et la vie poétique.
Le rêve
Un poème est d'abord une vision :
C'est un jardin. ‚a se voit
aux haches, aux missiles, aux poupées ; ça s'entend à midi, ça se touche
aux épines. Près du bassin vit une jeune morte, et dans la serre un aigle
chauve. Ils échangent des fraisiers, des osselets, des baisers, le cœur d'une
rose contre une idée. Près du bassin et dans la serre, on a vue sur l'amour,
sur ses meubles de fer[7].
Cette vision, cette vue qu'on a sur un paysage mental
issu de l'inconscient, est proche du récit de rêve, de l'instantané onirique.
Ce poème-ci, parfait mélange de densité et de détente, de dureté et de
mollesse, dans une crispation du désir et un relâchement de la censure propres
au rêve, fonctionne selon une logique où les catégories n'ont plus l'étanchéité
du régime diurne de l'imagination (ainsi la serre, étrangement, n'est plus un
attribut de l'aigle, mais son aire), avec un mouvement conjoint d'ophélisation
(la jeune morte près du bassin) et de sadisation (les meubles de fer de
l'amour). La plupart des poèmes de Pierre Peuchmaurd, surtout les poèmes en
prose, relèvent de cet onirisme-là, de cet accès mystérieux à une scène
fantasmatique. On est bien sûr dans le droit fil du surréalisme, surréalisme
ici presque plus pictural que poétique, étant donné qu'il s'agit moins d'un
automatisme verbal que de fixer une image mentale. Le climat onirique qui règne
dans les poèmes varie selon les recueils, allant du mélancolique au
merveilleux, en passant par leur avatar commun et opposé qu'est l'ennui. Ce qui
frappe toujours, et qui confirme l'impression d'un récit de rêve, c'est que
l'extraordinaire y côtoie le naturel, que jamais on ne s'étonne des événements
fabuleux qui s'y déroulent, comme si vraiment le poème baignait dans le rêve
comme en son eau première. En fait, chez Peuchmaurd, l'étonnement est la norme,
l'appréhension normale du monde, et l'anormal serait de ne pas s'étonner des
choses. L'étonnement lui est tellement naturel, natif, qu'il n'y a pas lieu de
s'étonner de l'extraordinaire. On vit dedans, voilà tout. C'est pourquoi les
poèmes sont remplis d'étonnement et du constat de la normalité de ce dont on
s'étonne :
À la fin il pleuvait. C'était
un jour de pommes, de noix, de feu moyen. Tu t'ennuyais. De longues limaces
rouges faisaient partie des choses[8].
Le merveilleux et le rêve habitent le quotidien. Ils ne
l'évacuent pas, n'en sont pas la piste d'évasion. Ils ne sont d'ailleurs pas
franchement l'embellissement du monde mais plutôt sa part la plus vive et la
plus éprouvante. Le rêve, loin d'adoucir le réel, l'exacerbe, l'exténue.
Car la poésie n'est pas une
poétisation de la vie, au sens d'une volonté de la purger de son prosaïsme.
L'émerveillement se nourrit des choses les plus simples : « La
merveille est une jeune salade[9] »,
par exemple. Le prosaïque et le poétique ne s'opposent pas, ou s'opposent
dialectiquement. La poésie s'enracine dans le quotidien et l'ordinaire, qu'elle
porte plus haut, qui fleurissent alors dans l'explosion du merveilleux ou dans
la retombée du mélancolique. S'il y a une rare capacité à laisser surgir des
visions de l'inconscient, le rêve n'efface pas la trame prosaïque du monde mais
en fait son miel, un miel quelquefois cocasse. Souvent les poèmes, avec humour,
vont ainsi de la grande rêverie à la petite histoire des jours banals, ils
fouettent la réalité quotidienne pour en faire une espèce de crème légère et
imaginée. Il y a dans cette poésie un plaisir du mélange des genres et des
registres : les mots réputés poétiques (forêts, nuages, etc.) sont
bousculés par d'autres qui le sont beaucoup moins mais qui en survenant dans le
poème le deviennent et se chargent d'une aura poétique d'autant plus forte. Des
mots comme « téléphone », « balle de tennis », « diesel »
surprennent (leur rareté y contribue) et provoquent moins de l'incongruité dans
le poème qu'un effet d'ennoblissement de ces mots par le poème. Les poèmes ont
souvent un fond biographique, non parce que le poète voudrait se dire, se
raconter (sa poésie ne s'appesantit jamais dans l'ego) mais parce que la vie
est le terreau naturel de la poésie, et que tous ses éléments font poésie dès lors qu'il sont
rêvés :
Trouée du petit pré, rieuse au
nord des chambres. Par là viendront les loups, par là les cavaliers, les noirs
rideaux de neige. Et par là ton désir, en jupe d'herbe plissée[10].
Le rêve ne s'oppose pas à la vie diurne comme la poésie
ne se distingue pas de la vie. Il s'agit simplement de mêler les deux. On pense
bien sûr à l'épanchement du songe dans la vie réelle, cher à Nerval. Le surréel
également, on le sait, ne s'oppose pas au réel mais rend poreuse la frontière
entre le rêve et la réalité.
De la même manière qu'on dit parfois que des romans sont
poétiques, on pourrait dire que cette poésie est romanesque, non pas au sens où
elle serait narrative (encore que, un poème comme La Rousse[11], par exemple, l'est sûrement)
mais dans ce sens d'abord qu'elle revisite et condense quelques grands mythes
romanesques (le cycle d'Arthur, notamment, mais d'autres aussi, du Moyen Âge au
XIXe siècle) et surtout qu'elle est une poésie de la rêverie
romanesque, qui loue la sensation forte et l'aventure immédiate. Une poésie qui
serait de l'extrait, de la quintessence de roman, de petits blocs d'air pur
capturé dans les grands souffles romanesques, si l'on veut bien. C'est en tous
cas une poésie qui n'est pas philosophique, pas du tout essentialisante, pas
poétisante non plus, qui ne cherche pas à faire de hauts bijoux de langage,
mais une poésie qui aime la simplicité, le concret, le divers et le vaste, qui
transfigure le prosaïque et éprouve physiquement le poétique, une poésie qui
préfère à la poésie la vie, et aux poèmes les conditions vitales de leur
naissance, qui préfère aux roses, selon une belle formule, « le vert
roman des roses[12] » et favorise ainsi un
verdoiement, un enherbement de la vie par la poésie.
Le merveilleux est d'ailleurs si peu merveilleux qu'il
s'accompagne souvent très vite de lassitude et de désabusement, comme si
l'extrême sensibilité du poète à la beauté des choses était aussitôt suivie
d'une sombre lucidité qui rend ces choses proches et intouchables,
évidentes et inaccessibles.
Habituel est l'enfant perdu
habituelle est la femme de
verre
habituelle est la femme d'organes
Habituel est que l'homme aboie[13].
Comme quoi l'émerveillement n'est pas béatitude, et
l'onirisme, le surréel ne manquent pas de réalisme. La beauté des femmes est
provocante parce qu'elle les consume en les laissant de marbre. De même, le
monde est en proie à la beauté, à la sauvagerie, à l'éperdu, et il reste pour
autant irréconciliable à notre propre fureur. Mais on vit du scandaleux.
Les animaux de l'homme
Quiconque a lu un recueil de poèmes de Pierre Peuchmaurd
aura été frappé par l'abondance de son bestiaire. Une fois encore, les animaux
sont des représentants de cet alliage du commun et de l'extraordinaire qui est
le matériau des poèmes. Ils sont toujours des apparitions de l'apparition, de
la survenue, de la soudaineté de l'outre-monde. S'il vient du rêve (« La
nuit des bêtes nous traversent[14] »), l'animal frappe,
surprend, réjouit parce qu'il est le surgissement du réel et du vivant. Il
n'est pas vrai que les mots des animaux n'ont pas d'ailes ni de pattes. En
poésie les mots sont vivants et d'autant plus vivants que la chose signifiée
l'est, vivante. Rien de plus réel, de plus mobile et de plus chaud, de plus
libre et de plus élémentaire, rien de plus indubitable qu'un animal, et la
poésie de Pierre Peuchmaurd prend un malin plaisir à s'abreuver à cette réserve
de vie et de merveille que sont les noms qui désignent les animaux. Ils sont
proprement des êtres du surréel, à la fois féeriques et particulièrement
concrets. Le « poil » (mot récurrent) qu'on caresse étant par exemple
un des lieux de l'animal où s'éprouve et se vérifie sa réalité en même temps
que sa surréalité : l'animal est couvert de quelque chose qui serait la
robe de sa nudité, l'habit fabuleux de sa sauvagerie. Le poil, signe de
l'intimité revêche, électrise l'animal (ou la femme) et le marque d'une
tension, d'une énergie maximale : celle du désir.
Les animaux symbolisent la sauvagerie et le désir, mais
également l'enfance et la violence. Ils sont des figures de l'enfance du monde,
de cet âge antérieur et intérieur au monde. Les animaux sont les enfants, et
donc les pères des hommes. Ils représentent ainsi une bestialité survalorisée
comme étant celle d'une origine violente, ou d'une royauté barbare, pour le
dire mieux. Ils sont saufs de cette civilisation qui est notre nature émoussée,
dévoyée, qui est notre mensonge et notre oubli de l'être. Les animaux sont le
monde retourné (retournant) à son tranchant. Ils brillent d'un or poisseux,
d'un sang qui est l'éclat des sources déchirées de l'être.
Il faudrait étudier le bestiaire peuchmaurdien en
relation avec les âges et les régions de sa poésie. Nombre de livres ou poèmes s'attachent en effet à un
objet extérieur, un sujet qu'ils traitent. Que ce soit le catharisme (Poèmes
du Mélange[15]), le Tibet (Les Bannières
Blanches[16]), la matière de Bretagne (Arthur
ou le système de l'ours[17], Courtoisies[18], Histoire du Moyen Âge[19]) ou la Sibérie (Une tente de
feu que le vent tord [20]), nul doute que les bêtes y sont
des intercesseurs privilégiés de ces mondes. Dans le climat toujours très ascendant
de ces poèmes,
l'animal est à chaque fois une sorte de vecteur moral qui dirige le poème vers
le haut, vers le bien. Les animaux sont assurément le plus court chemin du
poétique et son plus rapide véhicule. C'est quasiment par chamanisme que
l'animal conduit à l'esprit d'un lieu ou d'une époque. Lions, tigres, loups,
ours, cerfs, aigles, renards, nombre des animaux de l'univers de Peuchmaurd
sont rois, ou du moins sauvagement libres et souverains. C'est qu'ils marquent
notre vassalité à eux, aux terreurs qu'ils sont, même enfouies au plus profond
de nous. D'autres animaux moins nobles sont réhabilités par les poèmes :
porcs, rats et vers, par exemple. Ceux-là sont aimés pour leur habitation
secrète du monde, ils sont nos frères d'occultation. Très peu d'animaux sont
négatifs, me semble-t-il : le lapin peut-être (« les lapins
mous »), le scolopendre.
Figures de la violence, de la sauvagerie à l'œuvre dans
le monde, de la dévoration, ils n'en restent pas moins des représentants de
l'innocence. Il y a une équivalence entre les bêtes et les anges, également
très présents dans l'œuvre, non comme messagers d'une transcendance mais là
aussi comme une virtualité, une vertu de l'origine. L'animalité est une possibilité
de l'homme, un accomplissement, même si elle est furtive. Car l'animalité de
l'homme, c'est l'innocence de la barbarie. Dans un poème comme L'Ange
cannibale[21] (le titre dit tout), il y a
comme un échange de signes entre l'innocence et la dévoration :
l'innocence est dévorante parce qu'elle est le règne de l'absolu, de ce qui ne
transige pas, ce qui n'est pas mitigé, et en même temps la dévoration est
valorisée, est blanchie, puisqu'elle est un moment de vérité ardente. Il faut précipiter les
choses dans l'enfer, pour les démasquer, mais non pas dans l'enfer de la
culpabilité : dans l'enfer de l'innocence. La seule vérité qui vaille est
la vérité du désir, puisque désirer n'est pas vouloir. Vouloir c'est arranger
la vérité, quand désirer c'est la subir. Désirer est être la proie. Les bêtes,
qui souvent sont des animaux de proie, fauves ou rapaces, témoignent de cette
innocence du désir. Les bêtes fondent sur leur proie : se métamorphosent en la cible. L'animalité
est donc une sorte d'animosité mimétique, à la fois dévorante et innocente. Si
l'homme est un loup pour l'homme alors tous les loups sont possibles et sont à
considérer, à imaginer :
Traité des loups[22]
La nuit les loups sont bleus,
un peu phosphorescents.
Il y a des loups, tu sais, qui
regardent aux fenêtres et qui voient la distance. Il y a des loups qui pleurent
du silence de la proie.
Il y a des loups qui traînent
des rumeurs roses et jaunes, il y a des loups qui lèchent le cou des
dentellières, il y a des loups furtifs, des loups à la saison, il y a des loups
jaloux dans des villes étrangères. (…)
Les animaux ou bien les anges – mais qui est l'un
est l'autre – vont à l'os. Ils sont ceux qui ne trichent pas
(« L'enfant des principes ne ment jamais aux ours[23] »).
La poésie permet seule de ne pas se voiler la face, d'arracher les masques. Car
l'os, dans le poème et la réalité, c'est la preuve de la poésie. Pour qu'il y ait
l'os, il faut qu'il y ait eu dépeçage, violence, déchirement des apparences et
conventions du langage. Aller à ce qui est, tel est le chemin de la
poésie. L'os, dans son
surgissement, dans sa blancheur, sa dureté, sa sécheresse, apparaît comme un
moment de vérité, une règle morale et anatomique. L'os, également, est singulier,
est la singularité. Au pluriel il n'est déjà plus lui-même :
Sans ornement, il veut la
chair sans ornement. Le poil : du poil. Un os, des eaux[24].
Les poèmes, s'ils sont précis, rigoureux et souvent
courts, ne prônent pas un art de la sécheresse. Il y a de la chair, abondante
et acquiescante, et elle n'est pas si triste. Elle-même participe de la
richesse et de la vérité des sensations. Chez Peuchmaurd les sens ne trompent
pas ; au contraire ils tranchent, ils tombent dans le monde comme des
couperets. D'où la grande netteté des poèmes, que visualisent les couleurs,
nombreuses et crues. Les couleurs (souvent vives, jamais sépia, la palette est
large et contrastée) cisèlent le monde, le cisaillent, le rendent à sa
crudité :
Pavots bleus or violet
un grand chien malade
lèche le sexe
d'une cascade[25]
Pas plus que les animaux les couleurs ne répondent à un
système symbolique précis. Néanmoins elles ont sans doute chacune une valeur
morale, une tonalité humorale qui dépend du contexte et qui vient colorer le
poème. Il me semble par exemple que le jaune est lié à la mort, le violet au
luxe. Le rouge est la couleur de la violence de la couleur (et donc attribuée
parfois à quelque chose qui n'est pas rouge habituellement, une couleur étant
inédite parce que la chose, constitutivement, est inédite). On rencontre beaucoup
de vert dans les poèmes « moyenâgeux » : serait-il une couleur
de la vertu ?
Du chevaleresque ? Il faut bien sûr se méfier d'une lecture trop
symbolisante de ce thème de la couleur. Si les couleurs sont si nombreuses dans
les poèmes, c'est sans doute que les mots du poème sont faits avec, qu'ils se
frottent aux couleurs comme à leur matière même, tout simplement. La poésie de
Peuchmaurd est visuelle ; elle est colorée parce que la vision est la
substance des mots. Ainsi la rouille est un or pauvre, roturier, un
or traîné dans la boue et dont il ressort avec une luxuriance nouvelle. Les
fleurs, nombreuses également, participent de cette richesse et cette violence
des sensations : iris, tulipe (« c'est là que je travaille / Dans
l'écrasée tulipe[26] »), violette (qui sous la plume
du poète semble un composé de viol et de voilette), etc.
Les fleurs, les couleurs, les animaux sont le vif du
monde. Ils sont son luxe et son lustre (et justement la « loutre », à ce
titre, est un des organes de l'eau). Il s'agit toujours de raviver le monde,
comme si celui-ci n'était qu'un souvenir en demande suppliante de chair :
On informait la terre :
elle serait parcourue de puissants troupeaux blancs. De jeunes vents
pousseraient de jeunes chevaux vers de jeunes précipices. Le feu boirait la
neige, le feu mettrait des ailes aux carcasses, des vers doux dans les ventres,
des papillons aux bouches qui ne diraient pas non. La terre était prévenue,
elle ne disait pas non[27].
Poème révélateur – par la litote finale qui vient
connoter tout le poème d'une charge amoureuse (au pas de charge des bêtes)
– et poème de la révélation : la violence, la mort, l'état
d'apocalypse (c'est-à-dire de révélation) sont souhaités, appelés des vœux. Il
est souvent question d'une ordalie, dans cette poésie, d'une épreuve de vérité
par le sang répandu qui viendra abreuver le monde de vérité. Il faut faire
flamber les choses pour qu'elles s'allument. Le monde est neuf s'il est cruel
et au bord de sombrer (on peut donc en effet parler de « jeunes précipices »). Il
faut noter le très subtil humour de Pierre Peuchmaurd dans ce poème : le
ton de fausse neutralité (« on informait ») et même de neutralité
surjouée (« La terre était prévenue ») s'accommode étrangement des
prophéties annoncées. Le contraste entre ces deux tons crée l'humour du poème
et cette sorte de réalisme magique ou réalisme merveilleux caractéristique de
sa poésie.
Comme toute poésie, celle-ci cherche la vérité et la
vérité est jaugée à l'aune de la violence du sentiment qu'elle provoque. Il n'y
a que ce qui nous émeut, nous ébranle profondément qui soit vrai. Pour cela il
faut que les choses soient fortes, fortement dosées en ce qu'elles sont, pour
ainsi dire, et leur violence est alors le gage de leur réalité. La poésie
demande aux choses qu'elles aient un caractère trempé, et trempé dans la dureté
du réel. Seulement alors on a affaire à un règne du poétique.
Le règne du poétique dans le monde (c'est le surréel)
s'accomplit selon un credo (c'est le surréalisme) qui a tout à voir avec la chevalerie.
Ce qui explique la fascination de Peuchmaurd pour le cycle d'Arthur, visible en
bien des endroits de son œuvre, au point que beaucoup de poèmes ressemblent à
un emblème, un blason, une mise en abyme (selon une héraldique sauvage, non
codifiée) de cette matière de Bretagne, en une espèce de Tapisserie de Bayeux
en fragments. À bien des égards cette poésie est inactuelle, elle se fiche
comme de l'an quarante (lui préférant l'an de grâce !) des enjeux de la
poésie post-moderne (le langage n'est pas son objet, ni la représentation),
elle ne cherche pas les effets de style, ça n'est pas la manière qui compte, mais bien ce qui est
dit : le monde retourné à sa simplicité déroutante, réduit à quelques
scènes primitives, monde en proie à l'éperdu :
Crier avant de partir
cribler les ciels
de plombs perdus
mordre au talus
l'épaule du temps
Et que ça vienne,
en grande chair blanche[28]
« Et que ça vienne, en grande chair
blanche » : là encore, royauté du réel et de la mort, grande noblesse
de la nudité, luxe incroyable de la crudité. La poésie de Pierre Peuchmaurd
appelle, réclame l'acte d'amour ou de désespoir (c'est tout un). On conviendra
que ce lyrisme, ce va-tout romantique, cette fébrilité, cette presque
grandiloquence assumée avec panache, avec sobriété aussi, ne sont pas très à la
mode dans la poésie d'aujourd'hui (d'où la relative méconnaissance où se tient
cette œuvre).
La merveille et la mélancolie
La poésie est du côté de la vie, elle est la vie quand la
vie est pleinement et intensément la vie, c'est-à-dire quand la vie est dégagée
de ce qui en elle n'est pas elle, qui n'est pas la mort (la mort, à certains
égards, c'est du plus-que-vif) mais qui est la vie empêchée de se connaître. Et
d'ailleurs on ne sait pas ce que serait cette vie empêchée d'elle-même, puisque
la poésie n'en parle pas, la poésie ne parle que de la vie s'accomplissant
comme telle par le truchement, le beau truchement, de la poésie. La poésie est
ce qui vivifie, avive, aiguise, relance en elle-même la vie. Tout le reste est
menteries, postures et littérature. Cette vie, poétique donc lorsqu'elle est
rien qu'elle et tout elle, réinventée si l'on veut, si elle est idéalisée
certes, n'est pas pour autant bêtement positivée, béatifiée ou poétifiée (ce
mot en mélangeant les deux termes précédents et pour signifier ce que serait
une détestable langue de bois poétique) car si cette poésie est lyrique, elle
est à mille lieux du bon sentiment. La vie poétique a ses terreurs aussi, ses
contingences risibles parfois, ses revers plus cuisants encore, sa mélancolie
surtout. Qu'est-ce que la mélancolie ? Roger Munier écrit :
La mélancolie n'est pas dans
l'homme. Elle est d'abord dans les choses, mais n'y est pas comme mélancolie.
Qu'est-elle dans les choses ? De l'entrevoir nous ouvrirait une autre
dimension, secrète et abyssale, la dimension du fini comme fini[29].
Si les choses sont mélancoliques, c'est d'abord en effet
parce qu'elles sont finies. Achevées, irrémédiables. La tristesse des choses
est leur perte, leur trajet dans le temps. Si l'espace est la dimension de
l'émerveillement, le temps est celle de la mélancolie. Quelques-uns des
aphorismes le disent : « Le fait est las[30] » ; « Le
mélancolique met le futur au passé[31]. » Il y a chez Pierre Peuchmaurd
une grande sensibilité à la fin, à la mort, au resserrement de la nuit sur les
choses et les êtres. Mais le sentiment mélancolique qui saisit le poète n'est
jamais amer. Il y a toujours une reconnaissance du caractère supérieur de la
réalité. Le vrai c'est le vivant, et le faux – le faux n'existe pas. La
mort ? La mort est aussi le vivant, l'inexplicable du vivant.
Le temps n'est pas une entité abstraite, il est ressenti
physiquement, et souvent sur le mode de la désorientation, de l'égarement. ætre
perdu c'est être la proie du temps, comme si cette dernière dimension se
substituait à celle de l'espace ou du moins la brouillait.
C'est une ombre. Des mains
obscures éclairent sa route ; sous la lune chatoient les chats morts. Elle
ne sait pas où va la route, elle ne sait pas qu'elle est une ombre, où sont les
mares. Des billes de brume tintent dans ses poches[32].
Que sont donc ces « billes de brume » ?
Pour floues qu'elles soient, elles n'en sont pas moins sonores et rappelantes. Et précises. Donc billes, mais
de brume. ætre égaré, pour un poète comme Peuchmaurd est un sentiment très
concret, tangible, et égarant (affolant). C'est qu'un souvenir ne se perd pas,
il est impossible à perdre : c'est lui qui nous perd, nous égare et nous
mène à l'oreille
vers où nous ne savons aller. Il est question des mêmes billes et du même sentiment
de la perte et du temps, il y a la même mélancolie dans un autre poème du
recueil :
Trois lunes ont roulé sur la
table : une pleine, une vide, une pour t'attendre. Trois billes de verre
craquent dans ma
main[33].
Si les billes craquent, c'est que la rage est intacte, la
sensation aigu‘, la mélancolie sourde, et que la fragilité du verre est la
qualité seconde qui le mieux
permet de faire entendre sa qualité première, à savoir la dureté. La
poésie passe toujours par le moins pour dire le plus, par la défaillance des
choses pour faire sentir leur façon d'être insistante. La troisième qualité du
verre, la transparence, n'est là qu'obscurément (dans l'obscurité de la paume),
enfouie comme la sensation sourde que le sable est au bout de la transparence,
l'éboulement au cœur de la clarté, et que l'éclat en quelque sorte remonte la brisure des choses, que leur
effondrement est ce qui les fera briller. Car on ne polit jamais que du sable,
tout le verre ne brille que de cela.
Ainsi la mélancolie est tout autant que l'émerveillement
un sentiment poétique. Il est un sentiment du défaut et du manque, mais en tant
qu'ils renvoient à la présence et à l'infaillible du réel. Les choses sont
perdues, mais leur perte nous brûle. Les êtres meurent, et leur mort nous saute
au visage. Le monde nous échappe, et dans cette échappée nous saisit, nous
frappe absolument. Fût-il noir, la mélancolie redonne son éclat au monde. La
« dimension du fini comme fini » dont parle Roger Munier serait cette
dimension qui mêle le perdu au parfait, l'achevé à l'accompli, l'immanent au
transcendant, dimension qu'on ne pourrait qu'entrevoir, en poésie plus
qu'ailleurs. Cette dimension est la sensation du temps qui dérobe et qui, par
là même, paradoxalement ou logiquement, dénude les choses. Le défaut des choses n'est pas leur manque,
au sens de leur manquement à l'être, mais l'endroit de la cuirasse où l'on peut
les atteindre. L'accès aux choses se fait par la fin des choses, une fin qui est
aussi leur terminaison nerveuse, leur défaut, et l'endroit où leur raison cesse :
Ciel fauve,
un lait d'orage
pousse les images à leur
défaut
Il n'y a ici
qu'une fille énervée
une goutte de sang au bout du
doigt[34]
Les deux mouvements apparemment contraires qui animent
cette poésie, vers le merveilleux et vers le mélancolique, en réalité sont pris
dans un troisième qui ne les annule pas mais les renforce, qui les porte plus
haut, dira-t-on, qui les réalise poétiquement, qui les surréalise. Remarquable
est la manière dont les poèmes juxtaposent ordinaire et extraordinaire, rage et
ennui, constat et révolte, froideur et exaltation, beauté et stupeur des
choses, comme si la merveille et la mélancolie étaient les deux faces d'une
même pièce qu'on lance dans la vie, en une sorte de pari hagard. Qu'elle
retombe sur l'une ou l'autre face ne nous concerne plus, n'est plus de notre
ressort. Le geste qui lance la pièce n'est ni très espérant, ni très désespéré.
Il est automatique, animal, vivant. Un geste de poésie n'est rien d'autre qu'un
geste de vie. S'il y a bien une condition poétique de l'homme chez Peuchmaurd, c'est celle qui
consiste à vivre avec l'intolérable, que cet intolérable fût celui de la beauté
des choses ou de leur insoutenable fin. Dans les deux cas, les choses
provoquent l'effroi et l'habitude, le consentement et l'émerveillement
ensemble. On passe ainsi, presque avec indifférence, de la félicité à l'effroi,
de la terreur à la beauté:
La rosée tombe avec fracas,
avec bris de chênes et mats tordus. On a dormi dans le lait bleu, il faut
sortir dans la torture[35].
Ou encore :
Il se fait du
massacre. Le ciel n'est pas plus bleu parce que le sang y poisse, tes yeux
ne sont pas plus clairs de regarder la mort : tu étais belle aussi quand
le monde était jeune. Il se fait du massacre et nos mains se reprennent[36].
Ce mélange de l'extraordinaire et du familier, du
scandaleux et du normal qui caractérise le surréel des poèmes de Peuchmaurd, et
puis cette espèce de fébrilité alliée à cette espèce de froideur dans le
constat qui sont le ton de sa poésie, semblent dire qu'on ne s'habitue pas au
monde dans lequel on vit. Vivre est un ne-pas-s'habituer continuel :
Les petites poires bêlaient
dans l'ombre et le chat brûlait dans la cave ; deux enfants mâles
devenaient filles, un lys orange buvait le ciel. C'était l'ordinaire boucherie,
et la poussière dans la poussière[37].
À qui s'émerveille, tout est habituel et merveilleux,
habituel et mélancolique, habituel et intolérable, et les choses font cercle et
se recyclent en elles-mêmes. Le même – par les figures de la tautologie
(« la poussière dans la poussière ») – est comme un perpétuel
retour de la surprise. Il y a quelque chose comme une étrange fatigue de
l'étonnement, chez ce poète, mais pas une fatigue qui viendrait atténuer l'étonnement,
une fatigue qui viendrait le relancer, je ne sais comment dire, une fatigue qui
viendrait griser
(dans les deux sens du terme) l'étonnement.
L'évidence et le vide
Puisque la poésie est la vie, la vie violente et
désirante, merveilleuse et mélancolique, elle n'est surtout pas mise à distance
de celle-ci. Son souci n'est pas spéculatif. Connaître est tout sauf un
détachement, connaître est une implication, une intrication.
Chercher le centre est ne rien
faire. Il n'y a au centre que les reflets de la périphérie. Au centre il y a
peut-être une bête crevée[38].
Chercher un centre ontologique des choses serait vain. Il
n'y a au centre des choses et au cœur de cette poésie, que le choc vivant de la
chose vue. Sa violence, son être émotionnel, rien d'autre. Le pouvoir est au
réel, c'est-à-dire à la poésie, et non pas au langage :
Midi dans l'horrible puissance
où les plumes pleuvent, violettes ou rouges. Qu'est-ce que tu dis du sang,
microbe nain du langage[39] ?
La poésie de Pierre Peuchmaurd est une poésie de
l'évidence : le monde est donné non dans son mystère[40]
qui serait à dénouer ou à percer, mais dans l'éclat de l'évidence. Seule
l'émotion est une connaissance qui fait participer à la vérité du monde. Et
c'est pourquoi tout est possible, tout arrive ensemble, sur un même plan
d'évidence (comme en rêve) : choses, bêtes, monde et arrière-monde,
sensations et sentiments, tout est de plain-pied et tout est d'une grande
clarté. Poésie de l'évidence et de l'énumération, d'où la récurrence des
nombres et des listes, comme s'il s'agissait de procéder à l'enregistrement
brut de ce qui est. Comptabiliser l'effroi, telle semble être parfois la tâche
du poète, et plutôt en père Ubu qu'en Sisyphe puisqu'en effet l'humour souvent
vient alléger la tâche.
Elle bascule dans un ciel
orange. Certaines jeunes filles font ça. Elles ont un couteau vert, elles
basculent dans des ciels orange[41].
Ce lyrisme à la fois échevelé et ironique est la marque
de fabrique des poèmes. L'évidence ne s'oppose pas à l'étonnant. Là est le
paradoxe. Le surprenant va de soi. Il y a peu même pour qu'il aille à soi. La tautologie sert à
montrer combien le réel est autonome, exclusif, absolu. Il est hors d'atteinte.
Tout ce qui a le caractère de l'évidence, de l'impérieux, de l'incontestable,
est poétique, est dit comme tel par cette poésie. Ce qu'on découvre on le
découvre avec le naturel de l'enfant, et ce qu'on trouve est de l'enfance, du
naturel, de la surprise incessante et normale.
Parfois
on faisait des découvertes
d'émouvantes découvertes
une femme vivante un oiseau
mort
un regard nu
Jamais nulle part
On faisait ça
des découvertes[42]
On pourrait dire que l'écriture de Pierre Peuchmaurd met
en jeu une évidence de l'évidence. Ce dont il est question nous est montré du doigt (le
mot « ça » est fréquent) et est désigné comme de l'implicite
dont on (le poète et nous lecteurs) est complice, comme si une chose était
évidente et évident aussi le fait qu'il n'y a rien à en dire puisqu'elle dit
elle-même très bien ce qu'elle est (et que nous savons tous à son sujet sans le
dire, justement parce que nous ne le disons pas : en le taisant nous en
faisons de l'implicite, de l'évident). On s'amuse (et c'est à en pleurer) de ce
qu'il n'y a rien à ajouter à ce qu'on voit :
Il pleut dans le soleil. Il
n'y a rien à dire[43].
L'évidence du monde, c'est son autonomie, son fonctionnement
propre et le
sentiment poétique n'est rien d'autre que le sentiment de cette évidence. Il
n'y a pas de mystère, pas de secret, pas de révélation (ou bien s'il y a une
révélation (une révolution ?), elle est permanente), il n'y a que la
perpétuelle découverte d'un loup blanc qui erre dans le monde, famélique et
fabuleux, un loup réel et surréel qui est vieux comme le monde et neuf comme
lui.
Au centre de l'évidence il y a le vide, la bête morte, le
choc violent et salvateur, la respiration coupée, etc. Sous l'apparence des
choses, il n'y a pas seulement rien, il y a l'effroi de ce rien, il y a
l'éperdu de la nudité des choses. Il y a la mort aussi. La mort qui n'est que
la béance de la vie :
[…] Il y a un monde pour
chaque erreur
un pendu sur chaque langue
et dans l'écarlate,
l'écarlate[44]
L'écarlate, l'écartelé n'ouvrent que sur la béance qu'ils
sont. Au cœur des choses il n'y a pas que le vide — cette
notion ! — mais l'abîme physique de ce vide. C'est toujours la
sensation qui est vertigineuse, non pas l'idéation. La connaissance est
violente, elle se fait par un saisissement devant le monde, une sorte de grande
frayeur métaphysique, un grand désarroi. Ce désarroi en vérité n'est pas celui
du poète, qui compte peu dans cette poésie, mais il est celui des choses
elles-mêmes : leur cœur est vibrant de désarroi, d'abandon, du tremblement
où elles se trouvent d'être simplement ce qu'elles sont et en même temps d'être
comme sous l'assaut du monde, en proie à tout le reste. L'évidence témoigne de
ce que le monde soit s'en va en lui-même et nous laisse hors de lui, soit nous
emporte avec lui :
Le ciel est un cheval
disait le plus vieux fou
et qui le monte le monte
et qui en tombe en tombe[45]
Noter une évidence c'est noter une vérité inaperçue
jusqu'alors, mais inaperçue parce qu'elle crevait les yeux, et qu'elle crève
encore les yeux au moment où on la voit. On la voit, mais il n'y a rien à
conclure de ce qu'on la voit. Elle crève les yeux, c'est-à-dire aussi qu'elle
dégonfle la fatuité de l'homme, elle rend vaine la prétention de chacun à faire
usage des choses. L'évidence désamorce notre tentative de possession des
choses. Telle est peut-être l'une des leçons morales de la poésie. Celle-ci serait
une sorte de stoïcisme mais un stoïcisme à fleur de peau. Dans le tropisme de
Peuchmaurd, il y a comme une tension entre la Bretagne et la Chine, entre
l'engagement chevaleresque (le désir, le merveilleux) et le retrait (la
mélancolie). La poésie ne vise ni l'indifférence ni la sagesse ni le bonheur.
Elle ne vise que le monde tel qu'il est, étrange et naturel, effrayant et
merveilleux. De ce que le monde est tel qu'il est nous ne devons pas nous
contenter ni le déplorer, mais simplement vivre avec ce constat brûlant, nous
devons vibrer à ce seul diapason. Vivre est toujours sentir résonner la tige de
fer de la sensibilité du monde, et ça n'est jamais rien d'autre. La poésie de
Pierre Peuchmaurd appelle à considérer le monde, à le sentir profondément, à le
regarder d'abord, ensuite et enfin. À le prendre tel qu'il est ou plutôt tel
qu'il nous étonne (car le prendre tel qu'il est serait le déterminer
ontologiquement et le saisir sur le mode de la fatalité qui est aussi une
supervision). Le considérer tel que jamais nous ne pourrons le prendre
autrement que surpris, dépassé, voire effaré. Il s'agit de le saisir par le
saisissement qu'il provoque en nous. Il n'y a que le merveilleux des choses et
l'étonnant est que ce merveilleux est aussi la simplicité des choses, leur
simple et dure existence. La poésie ne commande aucune attitude. Elle ne
commande rien ; elle constate. En cela elle approuve le monde, encore
qu'il puisse y avoir des mouvements de colère, de refus – mais un refus
qui sait qu'il ne peut rien. Les raisons de désespérer sont les mêmes que
celles d'espérer. Le même est le retour d'un effarement accepté, stoïque.
L'évidence provoque une sorte de résignation tendue, un renoncement
serein :
Un rocher ne t'apprendra pas le goût du sucre, mais tu aimes
les rochers, et les plumes sur l'enclume. La fuite du ciel suffit aux mots, la
fuite des mots suffit au ciel[46].
Telle est la morale de la poésie : il faut se
satisfaire et il faut s'insatisfaire de ce que la poésie ne réduit rien de la
réalité à de l'assimilable : les rochers resteront rochers ; le
fugitif est la seule lumière tangible de la poésie. Cette vision de plumes sur
l'enclume, ce meurtre quasi sacrificiel de la légèreté sont la poésie,
l'expérience de l'émotion du monde. Il ne s'agit plus que de recevoir presque
tranquillement les coups qui nous assassinent, qui nous laissent pantelants et
exténués :
Octobre le faisan, le lièvre
avant l'étal, octobre est aussi le mois de mars, des lisières, de l'argile
Octobre des marées aux places
murées des villes. Octobre marée orange à la tête de l'orage.
On jette le gant,
octobre ; on jette le gant, c'est tout[47].
Il faudrait citer entièrement ce poème magnifique qui a
la forme d'un calendrier des oppressions saisonnières. Le poète est pris à la
gorge par l'intangible, il est saisi par l'insaisissable et les mots du poème
semblent porteurs de cette inquiétante étrangeté du réel, de la fuyante et
irrépressible réalité du réel. Les mots sont entourés d'un halo particulier,
d'une humeur indéfinissable et précise, comme s'ils étaient véritablement
environnés de la saison qu'ils nomment et du climat propre à chacun d'eux,
comme s'ils étaient teintés de la couleur des jours vécus, lestés du poids de
l'impondérable du temps qui passe. On est apparemment en pleine écriture
automatique (Peuchmaurd parle d'un « automatisme dirigé »[48]), les mots évoluent en association libre, ou plutôt en union libre, et pourtant (ou pour cette
raison-là ?) ils semblent comme jamais revêtir ce qu'ils désignent, avec
une justesse rare, un tombé de tissu impeccable. Encore une fois, il n'y a pas
de rhétorique dans sa poésie, pas de tour de force stylistique. Les mots, dans
leur simplicité confondante, dans la facilité de leur venue (sous la plume et
devant les yeux), font surgir une réalité comme nimbée d'elle-même, dans sa
plus grande fraîcheur et sa plus grande incandescence :
Juillet, les morts sèchent au
soleil. Il fait meilleur sous l'arbre où tu perds tes dentelles.
Juillet au ventre d'or, aux
brasiers d'huîtres et de pavots. Juillet lointain par l'équateur.
Juillet de foudre dans la
main, de petite pierre calcinée vive. Juillet du rouge des litanies.
Laurent Albarracin
|