RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : Poésie et magie chez Serge Pey.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 19 novembre 2012.

Sur ce site, voir aussi notamment un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
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Serge Pey, Ahuc, poèmes stratégiques, Flammarion, 2012.
Serge Pey, Chants électro-néolithiques, Dernier Télégramme, 2012.


Poésie et magie chez Serge Pey

Ahuc, poèmes stratégiques
Flammarion, 2012
Chants électro-néolithiques
Dernier Télégramme, 2012

Rares sont les poètes contemporains qui revendiquent la nature magique de leur art. Serge Pey est de ceux-là. Les liens entre poésie et magie sont certes anciens, mais tellement dilués ou dissolus aujourd'hui que l'on a peine à en croire ses yeux et ses oreilles lorsqu'un Serge Pey n'hésite pas à brandir ses bâtons peints et à proférer ses chants litaniques lors de performances qui s'apparentent à quelque rituel chamanique. Par « magie », j'entends non quelque féerie illusionniste mais bien la recherche d'une efficace, d'une dimension opératoire de la poésie, une pensée magique qui soit une appréhension transformatrice de la réalité. C'est pourtant bien de cela qu'il s'agit, très au-delà d'une soi-disant « poésie-action » dans laquelle on a pu vouloir le situer sinon l'enfermer. Pour ne pas le cantonner dans ces dispositifs finalement souvent assez conventionnels de la scène artistique que sont les performances, mieux vaut revenir aux textes et l'on s'apercevra de la richesse et de la cohérence de son œuvre. Le fort volume (accompagné d'ailleurs d'un DVD) que proposent les éditions Flammarion et celui des éditions Dernier Télégramme permettent de prendre la mesure de l'ampleur et de l'amplitude d'une inspiration qui puise à toutes sortes de traditions et de mythes primitifs ou autres (sardes, cathares, amérindiens, cabalistiques, etc.).

Si la pensée magique est l'une des constantes de sa poésie, c'est d'abord en ce que celle-ci explore les pouvoirs du langage. Qu'elle tend à abolir la disjonction du mot et de la chose[1]. Que la représentation y est volonté de puissance. Que le signe n'est plus arbitraire mais lieu du passage vers le référent. Serge Pey a raconté qu'un moment fondateur pour lui fut le jour où son père sortit une porte de ses gonds (littéralement et dans tous les sens, sans doute) et la renversa sur deux tréteaux pour en faire usage de table. Geste magique et ô combien héroïque ! Une chose était devenue le signe d'autre chose. Ou plutôt, la chose avait conservé en se renversant son pouvoir de signe, sa vertu infiniment ouvrante. La porte en devenant table avait introduit superbement à ce rituel qu'est le repas. La porte, jusque là banale, s'était comme communiquée à la table, redevenant ainsi alors plus porte que la porte, la table avait invité et accueilli la porte, ainsi qu'il se peut d'une vraie table, comme si ces deux choses avaient fusionné, s'hypostasiant l'une l'autre en quelque sorte, réifiant le signe et tournant la chose en symbole. La métamorphose fut une révélation. Une porte qui devient table agrandit son sens et ne cesse plus de battre, de se partager. On imagine combien un tel événement peut être marquant pour un enfant qui sera poète.

Les figures de l'inversion sont très présentes dans les poèmes de Pey. Elles servent à réactiver le signe, à décupler sa force et sa capacité à faire rejoindre la chose. Qu'on en juge par ces quelques extraits des poèmes stratégiques :

« Qu'un fleuve

coule toujours

contre lui-même » ;

« Que penser

c'est émettre

une image

sans miroir » ;

« Que

l'on se déguise

dans le vêtement absolu

de notre disparition »

On voit bien ce que cette pensée magique doit à la mise en place d'un système analogique : celui-ci soustrait chaque objet à son signe, le débarrasse de son atavisme sémantique, l'émancipe de lui-même pour le relancer vers lui-même :

« Tout bâton gît

sur la terre

comme une soustraction

abandonnée par ses nombres »

Et Pey, avec les éléments les plus simples (l'échelle, la tomate, la photographie, etc.), compose une combinatoire où tournoient et se mélangent sans cesse les attributs de chaque élément (le barreau, le jus qui est du sang, la duplication, etc.). Il les oblige à une sorte de transe, une extase qui les place sur un plan magique où le signe ne se contente pas seulement de représenter la chose, mais l'engendre. D'où de multiples images et visions, où le cercle par exemple deviendra rien de moins que « la mère du cercle » et le moindre objet un « piège à infini ».

Un autre élément montre le caractère magique de sa poésie, c'est l'utilisation constante du registre guerrier. Serge Pey – il le dit assez – est un combattant, un résistant, un partisan de « l'Internationale du rythme ». Les poèmes stratégiques se donnent pour un véritable petit traité d'art de la guerre. Il y a chez lui une volonté de dépasser le statut littéraire et scriptural du poème pour en faire un acte, un geste qui aura son efficacité propre dans le monde. Le recours à un vocabulaire politique, insurrectionnel, à un clivage marqué des oppositions, l'appel à la lutte par le poème, tout cela dénote un désir de sortir le poème du poème et de lui conférer (magiquement, dans une certaine invocation auto-persuasive) un pouvoir de nuisance ou au contraire de réenchantement. On pourra éventuellement s'agacer de ce blanc-seing révolutionnaire que le poème se donne automatiquement, trouver que le poème politique de Serge Pey se paye de mots à peu de frais. Il n'empêche que cette voie (ou voix) guerrière qu'adopte souvent sa poésie introduit des enjeux et une dialectique[2] extrêmement fertiles à l'intérieur des poèmes et qui tendent à faire comme pencher les poèmes hors des poèmes, vers le réel, selon cette efficience magique recherchée.

Les emprunts aux lexiques juridique ou mathématique encore montrent bien ce souci de la rigueur et de l'efficacité qui est au cœur de sa poésie. De même que les références nombreuses à des thèmes qui sont ceux de la tradition alchimique indiquent que la magie est ici plus proche de son origine scientifique ou proto-scientifique que de son pôle religieux. La poésie revient finalement à développer une technique de la vision. Il y a dans les poèmes de Pey une sorte de savoir-faire visionnaire, de procédé prophétique, si l'on peut dire. Nous connaissons ce très simple exercice méditatif qui consiste à couper une pomme par l'équateur pour faire apparaître une étoile en son milieu (si on la coupe verticalement, comme on le fait habituellement, c'est un sexe féminin qui s'y montre). De la même façon, la poésie à laquelle Serge Pey se voue cherche à voir l'étoile de la chose dans le nom, à le marquer d'un stigmate d'infini. Pour ce faire il faut avoir un usage symbolique ou ésotérique du mot, opposé à ce que serait un usage commun, prosaïque et exotérique. Inverser systématiquement les rapports, déplacer une équivalence sur un plan second, redéfinir les choses magiquement selon un principe de similarité (le semblable agit sur le semblable) ou de contiguïté (la partie contient le tout, le proche détient un pouvoir de contagion sur le proche), introduire dans les mots une cassure qui soit ce que le poète appelle une « bifurcation élastique », voilà quelques-unes des techniques et des connaissances qui permettent à cette poésie, dans des poèmes qui sont autant d'amulettes et de tables de correspondances, de faire exister un envers du monde où le monde circule plus et mieux entre cet envers et lui-même. Il s'agit en effet de provoquer l'autre des choses, de condenser dans la chose l'ombre abyssale qui s'ouvre à son côté :

« Vivre

c'est serrer

un trou

dans sa main

jusqu'à ce qu'il

sorte

de l'autre côté

de la main

et rencontre

un autre trou

qui fera

une contre-main

sur le monde. »

Comme si tout avait un pendant métaphysique qui ne serait pas moins agissant, comme si toute chose était le résultat (provisoire) d'une réciprocité vivante.

L'écriture de Serge Pey semble en permanence inventer un double aux choses, un double qui leur est intérieur en même temps qu'explosif. Sur la paroi de sa caverne, il appose sans arrêt les mains positives et les mains négatives qui bâtissent son allégorie de la vision, où la vision est une incessante projection, un infini renversement.

Laurent Albarracin



[1] J'emprunte le terme de disjonction et l'idée générale de ce compte rendu de lecture à Thomas M. Greene, Poésie et magie, Julliard, 1991.

[2] Dialectique de la tour de Pise (éditions Dernier Télégramme, 2010) compte parmi les recueils les plus « politiques » de Serge Pey.

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