Laurent Albarracin : Poésie et magie chez Serge Pey.
© :
Laurent Albarracin.
Poésie et magie chez Serge Pey
Ahuc, poèmes stratégiques
Flammarion, 2012
Chants électro-néolithiques
Dernier Télégramme, 2012
Rares sont les poètes contemporains qui revendiquent
la nature magique de leur art. Serge Pey est de ceux-là. Les liens entre
poésie et magie sont certes anciens, mais tellement dilués ou dissolus
aujourd'hui que l'on a peine à en croire ses yeux et ses oreilles
lorsqu'un Serge Pey n'hésite pas à brandir ses bâtons peints et à
proférer ses chants litaniques lors de performances qui s'apparentent à
quelque rituel chamanique. Par « magie », j'entends non
quelque féerie illusionniste mais bien la recherche d'une efficace,
d'une dimension opératoire de la poésie, une pensée magique qui soit une
appréhension transformatrice de la réalité. C'est pourtant bien de cela
qu'il s'agit, très au-delà d'une soi-disant « poésie-action »
dans laquelle on a pu vouloir le situer sinon l'enfermer. Pour ne pas le
cantonner dans ces dispositifs finalement souvent assez conventionnels
de la scène artistique que sont les performances, mieux vaut revenir aux
textes et l'on s'apercevra de la richesse et de la cohérence de son
œuvre. Le fort volume (accompagné d'ailleurs d'un DVD) que proposent les
éditions Flammarion et celui des éditions Dernier Télégramme permettent
de prendre la mesure de l'ampleur et de l'amplitude d'une inspiration
qui puise à toutes sortes de traditions et de mythes primitifs ou autres
(sardes, cathares, amérindiens, cabalistiques, etc.).
Si la pensée magique est l'une des constantes de sa
poésie, c'est d'abord en ce que celle-ci explore les pouvoirs du
langage. Qu'elle tend à abolir la disjonction du mot et de la chose. Que la représentation y est
volonté de puissance. Que le signe n'est plus arbitraire mais lieu du
passage vers le référent. Serge Pey a raconté qu'un moment fondateur
pour lui fut le jour où son père sortit une porte de ses gonds
(littéralement et dans tous les sens, sans doute) et la renversa sur
deux tréteaux pour en faire usage de table. Geste magique et ô combien
héroïque ! Une chose était devenue le signe d'autre chose. Ou
plutôt, la chose avait conservé en se renversant son pouvoir de signe,
sa vertu infiniment ouvrante. La porte en
devenant table avait introduit superbement à ce rituel qu'est le repas.
La porte, jusque là banale, s'était comme communiquée à la table,
redevenant ainsi alors plus porte que la porte, la table avait invité et
accueilli la porte, ainsi qu'il se peut d'une vraie table, comme si ces
deux choses avaient fusionné, s'hypostasiant l'une l'autre en quelque
sorte, réifiant le signe et tournant la chose en symbole. La
métamorphose fut une révélation. Une porte qui devient table agrandit
son sens et ne cesse plus de battre, de se partager. On imagine combien
un tel événement peut être marquant pour un enfant qui sera poète.
Les figures de l'inversion sont très présentes dans
les poèmes de Pey. Elles servent à réactiver le signe, à décupler sa
force et sa capacité à faire rejoindre la chose. Qu'on en juge par ces
quelques extraits des poèmes
stratégiques :
« Qu'un fleuve
coule
toujours
contre
lui-même » ;
« Que
penser
c'est
émettre
une
image
sans
miroir » ;
« Que
l'on se déguise
dans le vêtement
absolu
de notre
disparition »
On voit bien ce que cette
pensée magique doit à la mise en place d'un système analogique :
celui-ci soustrait chaque objet à son signe, le débarrasse de son
atavisme sémantique, l'émancipe de lui-même pour le relancer vers
lui-même :
« Tout bâton
gît
sur la
terre
comme une
soustraction
abandonnée par ses
nombres »
Et Pey, avec les éléments
les plus simples (l'échelle, la tomate, la photographie, etc.), compose
une combinatoire où tournoient et se mélangent sans cesse les attributs
de chaque élément (le barreau, le jus qui est du sang, la duplication,
etc.). Il les oblige à une sorte de transe, une extase qui les place sur un plan magique où le signe ne se
contente pas seulement de représenter la chose, mais l'engendre. D'où de
multiples images et visions, où le cercle par exemple deviendra rien de
moins que « la mère du
cercle » et le moindre objet un « piège à infini ».
Un autre élément montre le caractère magique de sa poésie, c'est
l'utilisation constante du registre guerrier. Serge Pey – il le
dit assez – est un combattant, un résistant, un partisan de « l'Internationale du
rythme ». Les poèmes
stratégiques se donnent pour un véritable petit traité d'art de la
guerre. Il y a chez lui une volonté de dépasser le statut littéraire et
scriptural du poème pour en faire un acte, un geste qui aura son
efficacité propre dans le monde. Le recours à un vocabulaire politique,
insurrectionnel, à un clivage marqué des oppositions, l'appel à la lutte
par le poème, tout cela dénote un désir de sortir le poème du poème et
de lui conférer (magiquement, dans une certaine invocation
auto-persuasive) un pouvoir de nuisance ou au contraire de réenchantement. On pourra éventuellement s'agacer de
ce blanc-seing révolutionnaire que le poème se donne automatiquement,
trouver que le poème politique de Serge Pey se paye de mots à peu de
frais. Il n'empêche que cette voie (ou voix) guerrière qu'adopte souvent
sa poésie introduit des enjeux et une dialectique extrêmement fertiles à l'intérieur des poèmes et qui tendent à faire
comme pencher les poèmes hors des poèmes, vers le réel, selon cette
efficience magique recherchée.
Les emprunts aux lexiques juridique ou mathématique encore
montrent bien ce souci de la rigueur et de l'efficacité qui est au cœur
de sa poésie. De même que les références nombreuses à des thèmes qui
sont ceux de la tradition alchimique indiquent que la magie est ici plus
proche de son origine scientifique ou proto-scientifique que de son pôle
religieux. La poésie revient finalement à développer une technique de la
vision. Il y a dans les poèmes de Pey une sorte de savoir-faire
visionnaire, de procédé prophétique, si l'on peut dire. Nous connaissons
ce très simple exercice méditatif qui consiste à couper une pomme par
l'équateur pour faire apparaître une étoile en son milieu (si on la
coupe verticalement, comme on le fait habituellement, c'est un sexe
féminin qui s'y montre). De
la même façon, la poésie à laquelle Serge Pey se voue cherche à voir
l'étoile de la chose dans le nom, à le marquer d'un stigmate d'infini.
Pour ce faire il faut avoir un usage symbolique ou ésotérique du mot,
opposé à ce que serait un usage commun, prosaïque et exotérique.
Inverser systématiquement les rapports, déplacer une équivalence sur un
plan second, redéfinir les choses magiquement selon un principe de
similarité (le semblable agit sur le semblable) ou de contiguïté (la
partie contient le tout, le proche détient un pouvoir de contagion sur
le proche), introduire dans les mots une cassure qui soit ce que le
poète appelle une « bifurcation élastique »,
voilà quelques-unes des techniques et des connaissances qui permettent à
cette poésie, dans des poèmes qui sont autant d'amulettes et de tables
de correspondances, de faire exister un envers du monde où le monde
circule plus et mieux entre cet envers et lui-même. Il s'agit en effet
de provoquer l'autre des choses, de condenser dans la chose l'ombre
abyssale qui s'ouvre à son côté :
« Vivre
c'est
serrer
un trou
dans sa main
jusqu'à ce qu'il
sorte
de l'autre côté
de la main
et rencontre
un autre trou
qui fera
une contre-main
sur le
monde. »
Comme si tout avait un
pendant métaphysique qui ne serait pas moins agissant, comme si toute
chose était le résultat (provisoire) d'une réciprocité vivante.
L'écriture de Serge Pey semble en permanence inventer
un double aux choses, un double qui leur est intérieur en même temps
qu'explosif. Sur la paroi de sa caverne, il appose sans arrêt les mains
positives et les mains négatives qui bâtissent son allégorie de la
vision, où la vision est une incessante projection, un infini
renversement.
Laurent
Albarracin