RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : rapt de François Rannou.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 20 septembre 2013.

Sur ce site, voir aussi notamment un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
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François Rannou
rapt
Éditions La Nerthe, diffusion Les Belles Lettres

 

Bien sûr il y a le mot isolé du titre qui consonne durement avec la réalité qu'il désigne et qui happe, à l'entrée de ce livre : le « rapt », ici, est un ravissement devant la beauté du monde mais un ravissement comme débarrassé de la notion de beauté attachée à ce mot. Le rapt, ce serait une sorte de ravissement âpre, sévère, radical, racinaire, qui retranche et qui radie plutôt qu'il ne permet une quelconque possession. C'est, en même temps qu'un prélèvement effectué dans la masse du réel, l'enlèvement de son sens dans sa brutalité même. Le rapt est donc à la fois captation et escamotage, saisie et occultation, capture et perte, prise et déprise. Si François Rannou a choisi de placer ce mot ambigu au fronton de son livre, c'est qu'il s'interroge sur les pouvoirs de la poésie, lui accordant à la fois le plus grand crédit et doutant fortement de son utilité pour l'humain. Une chose est sûre : il n'y a « pas de consolation ». La poésie creuse le manque bien plus qu'elle ne le comble. Il semble qu'elle absolutise l'exigence qu'elle appelle chez les poètes qui la pratiquent comme le fait François Rannou, parmi d'autres poètes de sa sensibilité et s'inscrivant dans une lignée qui irait, très grossièrement, d'André du Bouchet à Fabienne Courtade.

Les poèmes opèrent, selon le beau titre de l'une des sections du recueil, une « confluence des rives ». Et la disposition des poèmes sur la page est à cet égard significative. Ici en effet, le plus souvent, une phrase continue traverse les pages et, de page en page, l'ensemble du poème ou de la suite de poèmes. Elle constitue par son apparition – en italiques et sur toute la largeur de la page – une sorte de ligne de flottaison du poème à laquelle viennent s'accrocher et se suspendre les lambeaux verticaux des blocs de vers, comme autant de morceaux de réel qu'elle aura attrapés en le traversant. Cela oblige à une lecture croisée, sur deux niveaux de sens et sur deux registres de voix : d'un côté une ligne basse, sourde, comme prononcée pour soi, prosaïque parce que souterraine, et de l'autre les à-plats plus vivement colorés de réel qu'elle parcourt. Ces deux axes ne se croisent pas pour se rejoindre et fusionner mais au contraire pour maintenir l'écart de leur divergence, celle-ci poussée à son extrême au point même où ils se chevauchent. Cette structure en croix du poème figure sans doute la contradiction même de la poésie aux yeux de Rannou, la sorte de contrariété essentielle qui habite la poésie selon lui et qu'il ne cherche surtout pas à résoudre, à élucider, mais au contraire à porter au-delà, à un degré supérieur de tension. Manifestement François Rannou appartient à cette sorte de poètes intranquilles qui plutôt que de tenter de réduire la fracture d'avec le monde essaient de la relancer dans l'abrupt même du poème, dans l'âpreté du combat qu'ils livrent et dont le poème est la trace et la continuation. Les figures de poètes qu'il convie pour lui prêter main forte (Orphée, Segalen, Celan) sont précisément ceux qui entretiennent un rapport privilégié avec l'irréductible, avec l'inconciliable.

Laurent Albarracin

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