François Rannou
rapt
Éditions La Nerthe, diffusion Les Belles Lettres
Bien sûr il y a le mot isolé du titre qui consonne
durement avec la réalité qu'il désigne et qui happe, à l'entrée de ce livre : le « rapt », ici, est
un ravissement devant la beauté du monde mais un ravissement comme débarrassé
de la notion de beauté attachée à ce mot. Le rapt, ce serait une sorte de
ravissement âpre, sévère, radical, racinaire, qui retranche et qui radie plutôt
qu'il ne permet une quelconque possession. C'est, en même temps qu'un
prélèvement effectué dans la masse du réel, l'enlèvement de son sens dans sa
brutalité même. Le rapt est donc à la fois captation et escamotage, saisie et
occultation, capture et perte, prise et déprise. Si François Rannou a choisi de placer ce mot ambigu au fronton de son
livre, c'est qu'il s'interroge sur les pouvoirs de la poésie, lui accordant à
la fois le plus grand crédit et doutant fortement de son utilité pour l'humain.
Une chose est sûre : il n'y a « pas de consolation ». La poésie
creuse le manque bien plus qu'elle ne le comble. Il semble qu'elle absolutise
l'exigence qu'elle appelle chez les poètes qui la pratiquent comme le fait
François Rannou, parmi d'autres poètes de sa
sensibilité et s'inscrivant dans une lignée qui irait, très grossièrement,
d'André du Bouchet à Fabienne Courtade.
Les poèmes opèrent, selon le beau titre de l'une des
sections du recueil, une « confluence des rives ». Et la disposition
des poèmes sur la page est à cet égard significative. Ici en effet, le plus
souvent, une phrase continue traverse les pages et, de page en page, l'ensemble
du poème ou de la suite de poèmes. Elle constitue par son apparition – en
italiques et sur toute la largeur de la page – une sorte de ligne de
flottaison du poème à laquelle viennent s'accrocher et se suspendre les
lambeaux verticaux des blocs de vers, comme autant de morceaux de réel qu'elle
aura attrapés en le traversant. Cela oblige à une lecture croisée, sur deux
niveaux de sens et sur deux registres de voix : d'un côté une ligne basse,
sourde, comme prononcée pour soi, prosaïque parce que souterraine, et de
l'autre les à-plats plus vivement colorés de réel qu'elle parcourt. Ces deux
axes ne se croisent pas pour se rejoindre et fusionner mais au contraire pour
maintenir l'écart de leur divergence, celle-ci poussée à son extrême au point
même où ils se chevauchent. Cette structure en croix du poème figure sans doute
la contradiction même de la poésie aux yeux de Rannou,
la sorte de contrariété essentielle qui habite la poésie selon lui et qu'il ne
cherche surtout pas à résoudre, à élucider, mais au contraire à porter au-delà,
à un degré supérieur de tension. Manifestement François Rannou
appartient à cette sorte de poètes intranquilles qui
plutôt que de tenter de réduire la fracture d'avec le monde essaient
de la relancer dans l'abrupt même du poème, dans l'âpreté du combat qu'ils
livrent et dont le poème est la trace et la continuation. Les figures de poètes
qu'il convie pour lui prêter main forte (Orphée, Segalen, Celan) sont précisément
ceux qui entretiennent un rapport privilégié avec l'irréductible, avec
l'inconciliable.
Laurent Albarracin