RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : L'Echelle magnanime de Julien Starck.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 16 janvier 2014.

Sur ce site, voir aussi notamment un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
Aller à la page où Laurent Albarracin présente ses «  petites activités éditoriales ».


Julien Starck
L'Échelle magnanime
Le Corridor bleu, 2013

La forme poétique peut-elle encore offrir l'occasion d'un discours total qui embrasserait dans un même mouvement mythe et science, pensée poétique et pensée philosophique, la fable et la recherche métaphysique ? Tel semble bien être en tout cas le projet de ce livre où le poète pose les barreaux de son « échelle magnanime » sur le monde matériel pour le faire accéder à un ciel où se résoudraient le mutique et le mystique. L'entreprise est pour le moins audacieuse. Dans cette visée, Julien Starck utilise le poème long, narratif, d'une facture classique (ses poèmes procèdent le plus souvent par strophes régulières, des quatrains), d'un archaïsme délibéré, quelquefois opportunément grandiloquent, retrouvant des accents zarathoustriens. Il quête une ivresse du chant qui tente de forcer l'Ouvert rilkéen agrandi aux dimensions astronomiques. Surtout il explore les mondes à la manière d'un Giordano Bruno.

Le chant, le cantique à quoi prétend cette poésie, requiert et appelle comme naturellement l'antique. Règne un climat fortement mythologique, et le style du poète confine à l'art de la statuaire. Les éléments naturels sont comme moulés dans une conque qui les allégorise et les divinise, comme laqués de la nacre de l'univers et formés d'une marmoréenne matière qui les rehausse et les exauce, qui les offre comme les vivants piliers de leurs correspondances. Tout semble naître et se reposer, étonnante formule, « sur le rocher gras de l'altitude songeuse ». Car les hauteurs souvent vertigineuses (les distances sont rien de moins qu'interstellaires dans ce monde-là) où les êtres et les choses sont placés, sont aussi une pose, une pavane de dieux descendus de l'Olympe. Tout fonctionne dans cette poésie comme si la parure et l'apparat étaient aussi, et pas moins noblement ni légitimement, des modes d'apparition du monde.

Le poète semble tenter de faire se rejoindre le cosmique et le cosmétique (on sait que les deux termes ont une origine étymologique commune) entendu ici comme science des apparences, se rejoindre le monde et son signe, les grands espaces et le « petit » espace de la lettre et du poème, les réalités sidérales et leur aspect visible, voire – pour filer la métaphore et jouer l'homonymie – le phare du sens et le fard des formes. Mais les astres (la lune et le soleil en particulier) sont un désastre. Ils tombent sur le monde pour le faire chuter en lui-même et pour qu'ensuite on puisse le recueillir dans le seau, le saut et sous (je devrais encore dire dans, on verra plus loin pourquoi) le sceau de la parole poétique. Le poids des astres est comme la sensation vécue de leur distance. À propos de la clarté lunaire : « une douceur pèse sur l'océan panique », panique ayant ici bien sûr le double sens de total et d'agité. Car le panique, l'infini, l'incommensurable, c'est aussi ce qui communique au monde un enthousiasme, quelque chose comme une furie poétique par lesquels le monde est le monde et trouve sa forme adéquate. Chez Starck – un nom prédestiné pour explorer les étoiles et leur collision – les mondes s'écroulent sur eux-mêmes et se résorbent dans un orbe et un ordre devenus éminemment accessibles, dans un milieu devenu infiniment praticable :

Ainsi crypté, le message s'apaise,

Les soleils pénètrent leurs fonds.

La mer engloutit jusqu'au souvenir.

Il suffit d'être fidèle à la trame

 

De cette maxime. Elle dit : passant,

Sois à ton imaginaire ce que l'eau

Est à l'homme. Sois le plaisir et sois la crainte,

Mais tâche de nager avec force et entrain.

 

Vous êtes, comme moi, au beau milieu d'une mer

De souvenirs – des images flottant

Comme des méduses, entre le bas infini bleu et le haut

Infini bleu. Vos sens sont remplis de formes à ras bord.

 

Et lorsque vous nagez, les planètes tournent.

Quand vos jambes se déplient, le manteau ter-

Restre craque. Quand vous buvez l'eau et quand

Vous la recrachez, la pensée coule irrépressiblement.

                                                                                        (page 38)

 

La saturation sensorielle équivaut à la satiété des formes. En s'effondrant, les mondes deviennent disponibles et pleins. C'est paradoxalement cette grande dépression cosmique, cette immense invagination céleste à quoi tout est soumis et cette désolation du monde qui rendent le monde abordable. C'est parce que les éléments du monde se défont, se délient, s'autonomisent et partent chacun comme en voyage qu'une nouvelle alliance est possible :

 

« Tout ce que croyions lié

Dès lors – lié comme une

Langue à la bouche qui profère,

Lié comme un cheveu à la tête

Qui regarde – croissance, espace,

Causalité – se détache,

Tombe, se désagrège, libère

Les Expériences sensorielles –

Monades d'une perception

Entièrement réfléchie, éclairée

Par l'échelle de correspondance.

 

Qu'est-ce qu'une forme ?

C'est le sens lui-même,

Intériorisé, éclairé par

L'Expérience. Le son, c'est

L'ouïe quittant le troupeau

Du langage pour l'inouï. »

                                                     (page 30)

Dans cette poésie du nombre, du surnombre même (combien de myriades et de milliards s'accumulent là), le multiple n'est pas une qualité mais bien une quantité ajoutée, il a valeur d'opération mathématique et magique. Le nombreux ne peut être qu'en croissance. L'infini est exponentiel ; il est irrépressible ; il est une déqualification et une requalification simultanées bien plutôt qu'une qualité du monde. Il est perpétuellement une destruction et une naissance. On ne peut en effet se contenter de dire que le monde est infini, lorsqu'on pense en poète métaphysicien comme le fait Julien Starck, car disant cela de lui forcément on l'entraîne dans un tourbillon et un nouvel infini qui détruisent le monde en l'emportant au-delà de lui-même et de tout. Ce qu'on pense, on ne fait pas que le penser, forcément on le fait penser. C'est en ce sens que la forme poétique est adéquate et nécessaire et valide aujourd'hui encore pour exprimer une philosophie naturelle. Parce que la poésie ne fait pas que dire les choses : elle les fait se dire, elle leur rend la parole, elle les affranchit. Le surnombre est le surhumain du chiffre, peut-on dire. Ce qui est énorme est dégagé des grandeurs et des mesures. L'échelle magnanime est cette échelle qui change les proportions, qui les disproportionne, qui les fait généreuses et génériques, qui permet non plus seulement de les calculer mais de les propulser, qui leur permet de s'enfanter, de s'enchanter aussi bien, et qui d'un géomètre fait un astronaute, du chercheur de signes un dieu ou un demi-dieu.

Comme intermède à ses poèmes puis en finale du livre, l'auteur a placé quelques pages de philosophie. Plus ou moins dans une lignée de la phénoménologie, il développe une théorie où, manipulant les notions d'apparence, de perception, de forme, de signe, de correspondance, d'unique, il apporte un point de vue « quantitatif » sur l'absolu (entendu comme ce qui est inédit) qui lui permet de penser la totalité (entendue comme un accroissement). Il invente à cette fin le concept de « sceau » qui est l'hyperbolique du signe (mais signe vidé de toute signification) et chemin – ou échelle – d'accès à l'unique. Il rétablit de cette manière les droits de l'imagination à penser les formes hors de tout système transcendant ou au contraire représentatif et réducteur. Cette approche quantitative vise non pas à inférer une catégorie de toutes les autres mais à les fusionner, par « intensification et concaténation » dans une métacatégorie qui sera à la fois une et multiple, relative et totale, et qui d'ailleurs s'abolit comme catégorie puisqu'elle n'est pas nommée dans ces pages – sinon à un moment sous le terme de Temps – , le « sceau » seul en étant le signe – ou l'hypersigne. Je ne suis pas qualifié pour juger de la valeur de sa démonstration, de l'apport théorique de cette pensée, mais celle-ci me semble avoir le louable mérite de chercher à faire avancer ensemble poésie et philosophie dans la voie d'une nouvelle philosophie naturelle, presque un nouvel hermétisme, où « les langages exponentiels de l'art aspirent à l'infini spatial de la nature ».

Laurent Albarracin

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