Julien
Starck
L'Échelle magnanime
Le
Corridor bleu, 2013
La
forme poétique peut-elle encore offrir l'occasion d'un discours total qui
embrasserait dans un même mouvement mythe et science, pensée poétique et pensée
philosophique, la fable et la recherche métaphysique ? Tel semble bien
être en tout cas le projet de ce livre où le poète pose les barreaux de son « échelle
magnanime » sur le monde matériel pour le faire accéder à un ciel où se
résoudraient le mutique et le mystique. L'entreprise est pour le moins
audacieuse. Dans cette visée, Julien Starck utilise le poème long, narratif, d'une
facture classique (ses poèmes procèdent le plus souvent par strophes régulières,
des quatrains), d'un archaïsme délibéré, quelquefois opportunément
grandiloquent, retrouvant des accents zarathoustriens.
Il quête une ivresse du chant qui tente de forcer l'Ouvert rilkéen
agrandi aux dimensions astronomiques. Surtout il explore les mondes à la
manière d'un Giordano Bruno.
Le
chant, le cantique à quoi prétend cette poésie, requiert et appelle comme
naturellement l'antique. Règne un climat fortement mythologique, et le style du
poète confine à l'art de la statuaire. Les éléments naturels sont comme moulés dans
une conque qui les allégorise et les divinise, comme laqués de la nacre de
l'univers et formés d'une marmoréenne matière qui les rehausse et les exauce,
qui les offre comme les vivants piliers de leurs correspondances. Tout semble
naître et se reposer, étonnante formule, « sur le rocher gras de l'altitude songeuse ». Car les hauteurs
souvent vertigineuses (les distances sont rien de moins qu'interstellaires dans
ce monde-là) où les êtres et les choses sont placés, sont aussi une pose, une
pavane de dieux descendus de l'Olympe. Tout fonctionne dans cette poésie comme
si la parure et l'apparat étaient aussi, et pas moins noblement ni légitimement,
des modes d'apparition du monde.
Le
poète semble tenter de faire se rejoindre le cosmique et le cosmétique (on sait
que les deux termes ont une origine étymologique commune) entendu ici comme
science des apparences, se rejoindre le monde et son signe, les grands espaces et
le « petit » espace de la lettre et du poème, les réalités sidérales
et leur aspect visible, voire – pour filer la métaphore
et jouer l'homonymie – le phare du sens et le fard des formes. Mais les
astres (la lune et le soleil en particulier) sont un désastre. Ils tombent sur
le monde pour le faire chuter en lui-même et pour qu'ensuite on puisse le
recueillir dans le seau, le saut et sous (je devrais encore dire dans, on verra plus loin pourquoi) le
sceau de la parole poétique. Le poids des astres est comme la sensation vécue
de leur distance. À propos de la clarté lunaire : « une douceur pèse sur l'océan panique »,
panique ayant ici bien sûr le double
sens de total et d'agité. Car le panique,
l'infini, l'incommensurable, c'est aussi ce qui communique au monde un
enthousiasme, quelque chose comme une furie poétique par lesquels le monde est
le monde et trouve sa forme adéquate. Chez Starck – un nom prédestiné
pour explorer les étoiles et leur collision – les mondes s'écroulent sur
eux-mêmes et se résorbent dans un orbe et un ordre devenus éminemment
accessibles, dans un milieu devenu infiniment praticable :
Ainsi crypté, le message s'apaise,
Les soleils pénètrent leurs fonds.
La mer engloutit jusqu'au souvenir.
Il suffit d'être fidèle à la trame
De cette maxime. Elle dit : passant,
Sois à ton imaginaire ce que l'eau
Est à l'homme. Sois le plaisir et sois la crainte,
Mais tâche de nager avec force et entrain.
Vous êtes, comme moi, au beau milieu d'une mer
De souvenirs – des images flottant
Comme des méduses, entre le bas infini bleu et le haut
Infini bleu. Vos sens sont remplis de formes à ras bord.
Et lorsque vous nagez, les planètes tournent.
Quand vos jambes se déplient, le manteau ter-
Restre craque. Quand vous
buvez l'eau et quand
Vous la recrachez, la pensée coule irrépressiblement.
(page 38)
La saturation sensorielle équivaut à la satiété des
formes. En s'effondrant, les mondes deviennent disponibles et pleins. C'est
paradoxalement cette grande dépression cosmique, cette immense invagination
céleste à quoi tout est soumis et cette désolation du monde qui rendent le monde abordable. C'est parce que les éléments du
monde se défont, se délient, s'autonomisent et partent chacun comme en voyage
qu'une nouvelle alliance est possible :
« Tout ce que croyions lié
Dès lors – lié comme une
Langue à la bouche qui profère,
Lié comme un cheveu à la tête
Qui regarde – croissance, espace,
Causalité – se détache,
Tombe, se désagrège, libère
Les Expériences sensorielles –
Monades d'une perception
Entièrement réfléchie, éclairée
Par l'échelle de correspondance.
Qu'est-ce qu'une forme ?
C'est le sens lui-même,
Intériorisé, éclairé par
L'Expérience. Le son, c'est
L'ouïe quittant le troupeau
Du langage pour l'inouï. »
(page 30)
Dans
cette poésie du nombre, du surnombre même (combien de myriades et de milliards
s'accumulent là), le multiple n'est pas une qualité mais bien une quantité ajoutée,
il a valeur d'opération mathématique et magique. Le nombreux ne peut être qu'en
croissance. L'infini est exponentiel ; il est irrépressible ; il est
une déqualification et une requalification simultanées bien plutôt qu'une
qualité du monde. Il est perpétuellement une destruction et une naissance. On
ne peut en effet se contenter de dire que le monde est infini, lorsqu'on pense
en poète métaphysicien comme le fait Julien Starck, car disant cela de lui
forcément on l'entraîne dans un tourbillon et un nouvel infini qui détruisent
le monde en l'emportant au-delà de lui-même et de tout. Ce qu'on pense, on ne
fait pas que le penser, forcément on le fait penser. C'est
en ce sens que la forme poétique est adéquate et nécessaire et valide
aujourd'hui encore pour exprimer une philosophie naturelle. Parce que la poésie
ne fait pas que dire les choses : elle les fait se dire, elle leur rend la parole, elle les affranchit. Le
surnombre est le surhumain du chiffre, peut-on dire. Ce qui est énorme est
dégagé des grandeurs et des mesures. L'échelle magnanime est cette échelle qui
change les proportions, qui les disproportionne, qui les fait généreuses et
génériques, qui permet non plus seulement de les calculer mais de les
propulser, qui leur permet de s'enfanter, de s'enchanter aussi bien, et qui d'un
géomètre fait un astronaute, du chercheur de signes un dieu ou un demi-dieu.
Comme
intermède à ses poèmes puis en finale du livre, l'auteur a placé quelques pages
de philosophie. Plus ou moins dans une lignée de la phénoménologie, il développe
une théorie où, manipulant les notions d'apparence, de perception, de forme, de
signe, de correspondance, d'unique, il apporte un point de vue
« quantitatif » sur l'absolu (entendu comme ce qui est inédit) qui
lui permet de penser la totalité (entendue comme un accroissement). Il invente
à cette fin le concept de « sceau » qui est l'hyperbolique du signe
(mais signe vidé de toute signification) et chemin – ou échelle –
d'accès à l'unique. Il rétablit de cette manière les droits de l'imagination à
penser les formes hors de tout système transcendant ou au contraire
représentatif et réducteur. Cette approche quantitative vise non pas à inférer une catégorie de
toutes les autres mais à les fusionner, par « intensification et
concaténation » dans une métacatégorie qui sera
à la fois une et multiple, relative et totale, et qui d'ailleurs s'abolit comme
catégorie puisqu'elle n'est pas nommée dans ces pages – sinon à un moment
sous le terme de Temps – , le
« sceau » seul en étant le signe – ou l'hypersigne.
Je ne suis pas qualifié pour juger de la valeur de sa démonstration, de
l'apport théorique de cette pensée, mais celle-ci me semble avoir le louable mérite
de chercher à faire avancer ensemble poésie et philosophie dans la voie d'une
nouvelle philosophie naturelle, presque un nouvel hermétisme, où « les langages exponentiels de l'art aspirent
à l'infini spatial de la nature ».
Laurent Albarracin