Laurent Albarracin : Yànnis
Stìggas, Vagabondages du sang. © : Laurent Albarracin.
Mis en ligne le 7 septembre 2012.
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Yànnis Stìggas
Vagabondages du sang
Éditions des Vanneaux, 2012
Il est des poésies qui valent par la déflagration
qu'on y entend et dont l'impression sur nous n'en est que le souffle
continué. Seule la détonation importe et le vide qui lui succède, le
blanc silence du sens, est alors comme un effet de leur force. Telle est
la poésie de Yànnis Stìggas, jeune poète grec (il est né en 1977), dont
les éditions des Vanneaux publient le premier livre en France, dans une
traduction de Michel Volkovitch.
Il est souvent du plus grand intérêt de regarder du
côté des jeunes poètes étrangers tant il est vrai que notre poésie
française semble s'épuiser trop souvent dans des académismes de tous
ordres – fussent-ils lyriques ou formalistes, peu importe. Il
n'est pas impossible par ailleurs que la situation économique d'un pays
en crise comme la Grèce aujourd'hui ait des effets collectifs et
individuels sur la poésie qui s'écrit à cet endroit, dans l'urgence
accrue qu'il y aurait à dire une violence par exemple. L'écriture de
Yànnis Stìggas n'est
en aucun cas une voix victimaire (le poète n'est jamais un geignard) ou
la manifestation d'une souffrance sociale, loin de là. Néanmoins il est
évident que la violence est au cÏur de cette poésie, violence subie et
violence des coups rendus. Violence qui est salubre autant qu'intenable,
violence dont cette poésie est comme la cognée dans la langue, la battue
dans les forêts du sang.
La violence, par définition, est gratuite,
déraisonnable. Tout autant la gratuité est violente. Je veux dire que
tout ce qui est du côté de l'acte pur, éperdu, non assignable à une
cause autre que mystérieuse et merveilleuse (pour une fois confondons
ces deux mots) est gratuit et violent. Or l'image poétique a à voir avec
la gratuité. On lui aura d'ailleurs assez reproché cette gratuité alors
même que celle-ci est pourtant le gage de son authenticité. Car la
gratuité d'une image n'est plus insensée dès lors qu'on la rattache à la
violence dont elle est la libération dans la langue et le poème. Chez un
YànnisStìggas, la
force des images tient justement à ce que leur gratuité exprime cette
violence dans ce qu'elle a de spontané et d'irrépressible, et qui
relèverait alors d'un nécessaire de l'arbitraire, si l'on peut dire et
penser cela, et sans doute on le peut puisqu'il me semble que la parole
poétique ne cesse de dire et de penser cela.
Les poèmes de Stìggas sont
hérissés de ces images – au sens ici non de figures de style mais
d'images visuelles, oniriques ou fantasmatiques – qui n'ont de
sens que parce qu'elles se livrent entièrement à l'insensé, à
l'ininterprétable, à cette violence qui est comme la reconnaissance
hagarde du chaotique dans le monde et dans
l'humain :
« Le temps, tel qu'on nous l'a
donné mutilé
je n'ose dire ce qu'il
justifie.
je ne sais que mordre, cracher de la
lumière sanglante
chaque matin je lance des mandarines à la
mort
–
c'est une fatigue singulière –
le soir je reste simplement à la
fenêtre
Un ange arrive
et mange dans les ordures. »
Au fond ce que montre et démontre cette poésie par la
clarté de son obscurité, par l'implacable de l'irréconciliable, si je
puis dire, par l'éclat même de ce qui est rétif à l'entendement, c'est
que la poésie n'exprime pas le réel autrement qu'en venant
l'ensanglanter, l'épuiser et le vider pour lui faire rendre son eau et
son âme, et que si le poète livre ainsi la chair du monde à la violence
de l'image, c'est peut-être parce qu'il sait que l'aberrant est l'ultime
signification du monde, que la folie constitue sans doute la plus fine
structure de ce qui existe et l'absurde la plus sûre des
lois.
Laurent
Albarracin
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