RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : Recension d'Alain Suied, Le visage secret.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 5 décembre 2015.

Sur ce site, voir aussi notamment un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
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Alain Suied
Le visage secret
précédé de trois lettres inédites d'André du Bouchet
Éditions Arfuyen, 2015
147 p. 13 Ű

Il y a dans l'usage du tutoiement chez Alain Suied, comme une exhortation. Un appel à sortir de soi, à se quitter pour aller vers l'autre. C'est dire assez la dimension éthique d'une telle poésie. « Je suis responsable de la responsabilité de l'autre » affirmait Levinas pour dire que le sujet est mené hors de son cercle premier de responsabilité, qu'il est poussé peu à peu hors de lui par le commandement éthique. Bien évidemment, le titre du recueil fait signe vers le thème levinassien du visage comme lieu épiphanique de l'altérité. De l'altérité, il est question dès les premiers vers du premier poème de ce recueil :

 

La souffrance des autres :

vois-tu pourquoi

tu ne peux pas la cerner

ni la réparer ? Vois-tu

sa lumière aussi ?

 

Il n'est pas étonnant qu'autrui soit ici envisagé dans sa dimension souffrante. Car la souffrance d'autrui est précisément l'altérité absolue. Le souffrant est en effet l'autre de l'autre. L'autre de l'autre parce qu'il est l'autre en proie à une altération (l'autre est aliéné par sa souffrance, devenu doublement autre en quelque sorte) mais plus encore, et à l'inverse, il est l'autre de l'autre en tant qu'absolument autre parce que la souffrance, paradoxalement, est garante de l'intégrité de l'autre en autrui, qu'elle marque son caractère inapprochable, inconciliable, « irrejoignable », (« incernable » et « irréparable », dit le poème, car l'autre sera toujours, dans sa souffrance, inentamable par moi). Quand l'autre souffre, il m'est absolument étranger, il s'éloigne en lui et dans un absolu, dans un non-moi radical. Et en même temps c'est par là qu'il m'est proche, qu'il m'appelle, qu'il me révèle à moi par « sa lumière », par sa façon de me requérir éthiquement. C'est parce que la souffrance est la part irréductiblement autre de l'autre qu'elle m'éclaire, qu'elle m'oblige, c'est parce que l'autre est inassimilable qu'il me sauve de moi.

Tout un jeu dialectique s'opère ainsi dans le dernier livre d'Alain Suied (l'ultime recueil composé de son vivant, il est mort en 2008) entre des couples de contraires qui se trouvent renversés, bousculés, comme passés au tambour du juda•sme et de la psychanalyse, les deux continents intellectuels d'où vient ou par où est passé le poète. On y devinera par exemple, incidemment, un éloge de la faiblesse. C'est en effet la « supériorité » de la faiblesse sur la force que d'être la considération de son contraire, quand la force « oublie » purement et simplement la faiblesse et qu'elle est donc moins aboutie que celle-ci, moins opérante. Encore on pourra y lire une défense du « manque » en tant qu'il est constitutif d'une vraie plénitude à être : le manque réalise en effet la plénitude dans sa dimension de désir, alors qu'une plénitude à laquelle ne manquerait rien – auquel le manque manquerait, donc – serait comme pourrie, gâtée dans son identité, irrémédiablement confinée dans une complétude étouffante, ruinée par son manque de manque, en quelque sorte.

L'altérité, le défaut, le désir, voilà ce qui fonde le réel, selon cette poésie. Les êtres y évoluent « soutenus par le vide ». L'ignorance reste le meilleur appui que l'on puisse prendre dans le monde : « Nous / voyons se tisser, se défaire / le motif inconnaissable de l'aube. » Car la défaillance du réel est sa vraie vibration réelle. Autant que du tutoiement, la poésie de Suied est une poésie de la question. L'indécidable sauvegarde l'autre de l'être, en quelque sorte. Seule la question accompagne vraiment ce qu'elle interroge quand la réponse au contraire l'offusque. De même, seule l'absence – dût-elle être douloureuse – semble la modalité d'une présence préservée comme mystère.

Là est l'enjeu d'une poésie qui cherche à faire retour à l'origine mais qui, sachant ce retour impossible (à cause surtout d'un risque d'enlisement complaisant dans une « illusion natale » et un narcissisme), prend le parti du départ, de l'exil, du chemin vers l'autre.

Laurent Albarracin

 

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