Laurent Albarracin : Serge Núñez Tolin. © : Laurent Albarracin.
Mis en ligne le 8 novembre 2012.
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éditoriales ».
Serge Núñez Tolin
Nœud noué par personne
Éditions
Rougerie, 2012
La
poésie qui pense, qui philosophe ou qui spécule n'est pas forcément tenue de se
référer à un au-delà métaphysique et de se soumettre à l'existence d'une
transcendance. En procédant ainsi elle risquerait d'ailleurs de trop se
désincarner, de s'abstraire à l'excès et par là de perdre le monde dont elle
n'est pas le discours mais plutôt la parole, dans la fragilité même de son
envolée mais aussi dans la chair dont elle est l'expression. On aurait surtout
le risque que le poème ne soit plus que le dessèchement d'une énigme quand il faut absolument
qu'il reconduise l'énigme au moment où il tente de l'éclairer ou de la donner à
voir. C'est peut-être cette énigme perpétuée qu'évoque le si beau titre du
recueil de Serge Núñez Tolin,
Nœud noué par personne, formule qui
revient comme un leitmotiv aussi régulier qu'irréductible dans le corps même
des poèmes. Formule doublement mystérieuse parce qu'elle pose l'existence d'une
chose sans origine, et que cette absence d'origine semble l'origine même de son
mystère. Formule vertigineuse donc, et qui pourtant concerne les choses les
plus simples quand on les considère poétiquement, c'est-à-dire en les méditant
sans pontifier outrageusement à leur propos. C'est que les choses, dans ces
poèmes de Núñez Tolin,
renvoient à leur pure présence, celle-ci n'étant jamais toutefois la réduction
des choses à une catégorie de l'être, ce qui serait retomber dans l'illusion de la transcendance
ou de la téléologie dont nous parlions plus haut, mais bien leur immanente et comme
imminente matérialité :
« Une chose quelconque mais éclatante. Posée sur la surface vide
de la table : chose monumentale. Le regard qu'elle retient insondablement, ce point de vue pris sur son propre vertige,
achoppe à la forme manifeste de l'évidence : un présent parfait, nœud noué
par personne. »
Comment
toutefois penser les choses, comment élaborer une pensée poétique qui soit
respectueuse des choses dans leur apparition, comment en quelque sorte tenter de
rapatrier le métaphysique dans le monde ? Peut-être
est-ce simplement en refusant d'en éclairer à tout prix la face obscure, ou
bien au contraire en acceptant de n'explorer celle-ci qu'avec des lampes
d'ombre. Il semble bien en tout cas qu'il faille commencer par cesser –
de vouloir, d'atteindre, de dire :
« Il y a cette opacité de la matière où l'être est à son plein
rendement d'être.
Mais il n'existe pas de voie pour l'atteindre car rien, comme l'air
dans l'air, ne marque sa présence. »
Comme chez son compatriote François Jacqmin,
le poète Serge Núñez Tolin semble
en appeler au retrait, au renoncement voire à l'échec comme seule manière de
pouvoir et de devoir donner libre cours à ce qui est. Il ne faut pas voir là
pour autant un désespoir, juste le vertige d'un constat :
« Il n'y a aucune
espérance à chercher un centre, ni au-delà un autre centre, jusqu'au centre
ultime ; il n'y a aucun mot plus au centre qu'un autre, il n'y a rien à
chercher, sinon qu'il y a l'attente.
Il n'y a aucune désespérance à attendre, ni au-delà, un sommet de
l'attente qui se satisferait de ce comble : il n'y a rien à attendre,
sinon qu'il y a l'immobilité. »
Dès lors, parler, voir (« voir : aller jusqu'à disparaître ») est comme
tendre des perches à l'infini, c'est le nourrir des bâtons qui nous dépassent
et nous frappent. L'infini est précisément ce qui fait son lit et ses choux
gras de notre soif de lui :
« En tout paysage il y a quelque chose de naissant, à commencer
par le regard.
La vue ne finit pas où elle porte, elle commencerait même au point où
elle se perd. »
Si l'écriture de Núñez Tolin, entre paradoxes et
obscures évidences, tend au silence et à l'abstraction, gageons que ça n'est
pas pour vider le monde de son contenu ni pour le blanchir dans des épures,
mais bien pour retirer à la pensée sa prédominance surplombante et trouver la
faille dans le réel où s'engouffre le réel. Quelquefois la pensée a de telles
sautes qu'y surgit ce qu'on croyait circonscrire et que s'y cueille « cette idée vive que l'on se fait d'une
fleur ».
Laurent Albarracin
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