Laurent Albarracin : Ana Tot, Traités et vanités.
© : Laurent Albarracin.
Mis en ligne le 10 avril 2010.
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Ana Tot
Traités et vanités
Éditions Le Grand Os, 2009
Mottes, mottes,
mottes
Éditions Le Grand Os, 2009
On pourrait attacher la poésie
d'Ana Tot à une source présocratique encore active
chez certains poètes d'aujourd'hui, qui pensent le monde à la manière de
philosophes bruts ou de métaphysiciens primitifs. Je songe à des poètes comme
Valère Novarina, Jean-Luc Parant ou Christophe Tarkos. Il ne s'agit pas pour eux ni pour elle d'écrire de
la poésie en philosophes mais bien plutôt et bien mieux de philosopher en
poètes. Ils sont en quête d'un logos
qu'il ne faut pas dégager mais enfouir davantage pour le mêler au monde, logos d'autant plus ressenti comme agissant
dans le monde qu'il y est inextricablement enraciné.
Traités et vanités rassemble des poèmes divers mais qui généralement
tentent d'explorer le monde en tant qu'il est un principe, un archétype, une
force à laquelle rien n'échappe. Les premières figures évoquées de ce principe
sont celles de l'hélice, de la spirale, de l'enroulement. Elles lui servent à
désigner – sous le terme et la notion de « tournevisme »
dont les premiers poèmes du recueil se présentent ici comme les manifestes –
l'emportement et on dirait l'enrôlement qui lui semblent à l'œuvre au cœur même
du réel. Si son écriture est souvent spéculative, discursive, conceptuelle, ce
n'est jamais pour soutirer des essences ou des catégories à son observation des
choses, mais bien au contraire pour épouser la courbe naturelle et secrète
qu'elle y voit, la pente dévorante qui s'y manifeste. On trouvera dans ce livre
nombre de notations sur le corps, sur l'anatomie digestive, sur les
circonvolutions de la matière qui montrent une fascination pour l'avalement et
le retournement, comme si le corps était pensé non pas dans sa finitude mais
comme un processus touchant au monde entier, qu'il était inscrit dans un trajet
métaphysique toujours ouvert au possible et au renversement. C'est que l'homme
est jeté dans un infini. L'espèce humaine est vue à travers sa faculté de
penser et donc de se lier au sens et au destin de l'univers :
« L'être de connaissance ressemblera à une cervelle géante
dénudée ou à un intestin capable de digérer l'univers.
(…)
Retourne l'intestin comme un gant et l'humanité, si elle survit, aura
fait un bond en avant de plusieurs milliards d'années. »
Dès lors la propriété physique
des choses n'est plus une propriété qui les arrête à leur frontière mais qui
les lance dans la physis. Toutes les
qualités de dureté, d'abrasivité sont ainsi prises dans une fluidité qu'elles
aiguisent. Le frottement et
l'usure sont appréciés comme participant à un devenir-rond du monde :
« Ë dureté équivalente, l'arrondi s'impose à l'angulaire. »
La matière est douée d'une
continuité qui est aussi une opiniâtreté. Sa définition tautologique par le poète
ne fait donc pas que réduire à elle mais la relance comme dans son inlassable
volonté, dans son infinie procession :
« Quelle est cette matière ? Elle est la matière. Dans
quelle direction pousse-t-elle ? De l'avant, toujours en avant, toujours
elle avance, toujours elle force l'obstacle, se fraye un chemin. La matière
passe. Est-elle passée qu'elle passe encore. Il n'y a pas d'arrêt au passage de
la matière en marche. Rien n'arrête sa progression, sa progression ne s'arrête
pas, la matière n'a pas de fin, le passage de la matière est sans fin. Il y
aura toujours de la matière qui passe. Il y a bien un avant de la matière, un
début de la matière, mais elle n'a ni milieu ni fin. Il peut y avoir un avant à
la matière qui pousse, il n'y a pas d'après. L'après de la matière en marche
c'est encore la matière en marche, en train de passer, ne finissant jamais de
passer de pousser de forcer de percer de s'étendre de grandir de tout traverser
disloquer emporter. »
On voit qu'Ana Tot se livre à une méditation rêveuse, une rêverie de la
toute-puissance où le monde fabrique en permanence du monde, comme une machine
emballée qui produirait toujours plus d'espace à conquérir, toujours plus d'énergie
dont se nourrir.
Le monde est infini
parce qu'il est regardé. Penser le monde c'est constater par les yeux qu'il est
le monde, c'est en somme l'entraîner dans un cercle vertueux que nous
déclenchons en ouvrant les paupières. Par le prodige du regard s'affirme un
indissoluble lien entre le fait de regarder et le fait que le monde est le
monde, entre l'émerveillement et le merveilleux, entre le prodigieux justement
de cette correspondance et la prodigalité du monde. Il se pourrait même que le
monde fût notre vision de lui continuée en lui, une sorte de permanence de la
pensée en dehors de nous :
« Qui baisse les paupières sait que le monde suit les yeux dans
le noir, sait que le monde suit la nuit dans les yeux.
Plonger les yeux ailleurs c'est toujours les plonger dans le monde.
Dormir ?
— Mais quel univers plus rond que l'univers des songes ?
Penser c'est voir et c'est encore le monde.
Ne plus rien voir et ne plus rien penser ?
— C'est être mort et c'est encore le monde. »
Outre
la veine présocratique, on pressent chez Ana Tot une
forte influence de Pessoa. Il y a en effet chez elle les accents d'une mystique
de la réalité nue, une métaphysique paradoxale où l'absence d'un au-delà
métaphysique lui permet d'investir le donné, les surfaces, la réalité brute,
d'un sens et d'une richesse infinis. Dans les jeux du visible et de
l'invisible, du dehors et du dedans, de la surface et de la profondeur, c'est
bizarrement l'impénétrabilité qui sera leur dénominateur commun et le ferment
de leur emboîtement. Rien n'est plus que soi et, dans ce mouvement tautologique
de retrait à la conscience, tout autre que ce que l'on peut jamais en dire. Poétique
du paradoxe donc, où la clôture des choses est la sensation de leur autonomie,
de leur disponibilité au flux d'être qui les traverse. La surface et la peau
sont comme un entier déploiement de l'œil et de ses pouvoirs réfléchissants.
Ramener le monde à sa surface c'est aussi le rapporter à son indifférence, à
son irréductibilité, au chatoiement de ses virtualités propres et non assimilables.
Accueillir ce qui est tel que c'est, en sa pure apparence, semble la seule
manière d'y participer un tant soit peu.
Au-delà
d'une simple conformation à l'existant, cette poésie, et c'est là qu'elle
atteint des sommets, cherche à établir une esthétique neuve, non plus seulement
fondée sur l'opposition des contraires ou sur leur annulation, mais sur un
maintien de la contrariété, de la discorde entre les choses au sein d'une
totalisation nouvelle, paradoxale. Qu'on en juge par cet extrait :
« Organon
On vient d'inventer – le nom m'échappe encore –
une sorte de couteau, de ciseau, de
hache
répondant aux fonctions diamétralement
contraires
à celles des couteaux, des ciseaux et des haches ordinaires
Un instrument à faire un tout à partir de parties,
à coller des morceaux qui se croyaient des entiers.
Au lieu de tomber son couperet se lève.
Au lieu de trancher il soude
et recoud des plaies jusqu'alors
ignorées.
De deux moitiés de pommes on fait une pomme,
et de deux pommes, un fruit
nouveau.
(…) »
Surprenante image d'une lame qui
viendrait détrancher (si l'on peut oser ce néologisme) le réel, qui viendrait
l'unifier dans une absolue séparation. La scission n'est plus
une borne à franchir ou à laquelle se résoudre, mais ce qui cimente l'unité du
monde et lui donne sa valeur de loi, sa valeur de monde.
L'écriture
d'Ana Tot, par un subtil dosage de questionnements,
d'humour, de renvoi des questionnements à leur vanité, parvient à une légèreté
qui confine à l'ébriété. Elle provoque chez le lecteur le vertige des évidences
démolies avec l'aplomb de l'évidence.
Laurent Albarracin
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