RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin

Lecture de Christian Viguié.
Ce texte a été publié pour la première fois dans La Polygraphe n° 33-35.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 13 avril 2006.
Sur ce site, voir aussi un texte de Laurent Albarracin, De l'image.


Lecture de Christian Viguié

Christian Viguié
Juste le provisoire
Rougerie éditeur, 2004

 

Juste le provisoire, c'est-à-dire l'essentiel, c'est-à-dire encore la conscience qu'on ne peut emporter avec soi que ce qui ne se conserve pas, puisque rien ne se conserve, que rien ne dure au delà de sa plus ou moins longue consomption. Ce qui nous est strictement nécessaire est tout ce que nous découvrirons brièvement puis laisserons. Si - par définition - on ne peut pas emporter le fluent, le changeant, du moins peut-on aller le monde avec pour bagage vital cette conscience de la précarité des choses. Le titre liminaire, programmatique du livre de Christian Viguié sonne bien comme une injonction quasi héraclitéenne, et d'autant plus impérieuse et ambitieuse qu'elle est de modestie.

C'est d'abord d'attention au monde qu'il est question avant que de poésie. Méfiance en effet devant cette illusion d'une poésie qui résoudrait l'homme :

« Les mots ne retiennent aucune preuve

aucun silence

Ils te déposent un peu plus loin

rongé par le soleil. » (page 9)

 

Matérialisme de principe également. Nul arrière-plan métaphysique ne vient soutenir la réalité pour la fonder en droit ou en solidité :

 

« Le raccourci des mains

ou la blancheur du cerisier

derrière nos paupières

Cela peut ne rien signifier

juste le provisoire

le midi parcouru d'un nom

à un autre. » (p. 11)

 

Dès lors, les choses sont d'emblée dans cette sorte d'apogée d'elles-mêmes o¯ elles se donnent entièrement et o¯ entièrement elles se dérobent. Pourtant les poèmes ne vont cesser de dire cette infime saisie du réel qui a lieu quelquefois, à travers les figures de l'étonnement, de la surprise, de l'éblouissement, qui sont les figures par lesquelles essentiellement le poète va dire et creuser sa relation au monde.

 

« Cette insoumission

tu la dois aussi

à la pierre légère d'un parfum

à une branche que tu casses

et qui retentit à peine

dans l'éternité surprise. » (p. 27)

 

Cette « pierre légère d'un parfum » est la gravité subtile du monde telle qu'elle s'inscrit parfois en nous au hasard du monde, elle est cet impondérable qui, tout de même, pèse dans la balance de notre appréciation du monde. Ce parfum, cette branche qui casse sont les événements infimes, intimes du monde, à quoi l'étonnement procure une immense chambre d'écho, une formidable résonance. Ici l'éternité évoquée (provoquée) n'est pas une transcendance, mais simplement le présent agrandi à l'éternité de lui-même, l'infini de l'instant. L'éternité est « surprise », c'est-à-dire étonnée du même étonnement que le nôtre, et sur-prise, prise en sus, dans l'espèce de suspens né de la rencontre inédite. L'étonnement est toujours présent dans l'écriture de Viguié comme la clé et la voûte, le sésame et la grotte de son univers. Il est une brèche qui permet la saisie immédiate du monde par le saisissement du sujet, au point qu'un échange s'effectue entre les deux à la faveur de cet étonnement et qu'il devient une qualité physique du monde, une convexité particulière (« la course du soleil /derrière le coquillage étonné / d'un rideau »). Mais cet étonnement n'est pas seulement un contact établi avec le monde, il est aussi en même temps, ou juste après, son contraire, je veux dire l'espèce d'incrédulité comme hagarde qui l'accompagne et qui connaît la précarité, la fragilité fulgurante des choses. L'étonnement est donc à la fois un étonnement du monde et un étonnement devant ce si bref étonnement du monde, à la fois un enchantement et quelque chose comme un désenchantement, mais un désenchantement heureux, en quelque sorte. Pour le dire autrement, l'évanouissement qui suit immédiatement le très précaire accord avec le monde ne vient pas frustrer le poète mais participe encore de cet accord. Tout se passe comme si la disparition était encore un peu d'apparition qui lentement continuerait. La perte s'accompagne d'une suspension du jugement qui est bien une manière d'assentiment. Il y a toujours lieu de s'étonner mais jamais de s'offusquer car l'étrangeté finalement est chose naturelle (« la mort comme une branche / si près des choses »).

 

« La Beauté est la seule mesure du possible. » (p. 45)

 

Voilà bien en quoi l'émerveillement est aussi un réalisme, et un réalisme supérieur. Voilà pourquoi l'enthousiasme est une connaissance plus fine. S'il y a en effet toujours quelque chose d'inaccessible dans le monde, de fuyant, de provisoire, la beauté est précisément ce qui permet de mesurer la distance infranchissable à cette chose-là, en même temps qu'elle est le trajet qu'elle a parcouru depuis cette chose jusqu'à nous pour nous apparaître comme cet inaccessible donné, touché presque :

 

« À l'échelle d'une branche

le rouge-gorge est un soleil

couchant. » (p. 47)

Laurent Albarracin

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