Mis en ligne le 15 janvier 2012.
Frayer dans la frayeur,
une lecture du Kojiki,
« repris » par Pierre
Vinclair,
Calligraphies de Yukako Matsui,
Éditions Le Corridor bleu, 2011.
Il est bon de temps en temps
qu'un poète s'empare d'un récit archaïque et en donne une version moderne. Non
pas tant peut-être pour actualiser et dépoussiérer un monument littéraire rendu
difficilement visitable à cause des siècles qui auront passé sur lui ;
surtout pas, en tout cas, pour donner un énième état savant des textes, plus ou
moins érudit, plus ou moins bien traduit, commenté, « contextualisé »
; mais parce que le geste poétique qui en découlera aura forcément de la
grandeur, et de la fécondité pour son auteur. On sait qu'Ezra Pound se nourrit ainsi
des traditions grecques et chinoises ou encore de celle des troubadours pour
composer ses Cantos, que Jerome
Rothenberg
opéra un semblable rapprochement entre une recherche d'avant-garde et des
poésies « traditionnelles » de toutes origines. Plus récemment, en
France, Louis-François Delisse
donna une anthologie de poésies amoureuses des Touaregs et Anne-Marie Beeckman
livra « sa » version de l'épopée de Gilgamesh, et dans ces deux derniers
cas, comme dans d'autres, on est surpris par la résonnance qui peut s'établir
entre l'imaginaire du poète et celui de l'Ïuvre ou du corpus visités. Cette
proximité troublante, presque magique et fulgurante tant sont grandes les
distances traversées, est un ressort en tout cas de l'efficacité poétique
nouvelle du texte ancien.
Il est souvent difficile et
finalement peu intéressant de savoir jusqu'à quel point le poète traduit ou bien
adapte, relate ou translate, reprend, détourne ou élague. La question n'est pas
de se demander dans quelle mesure il s'écarte de la version d'origine, mais
d'estimer en quoi cet écart le nourrit et stimule son imagination. En quoi
aussi la distance, l'étrangeté chronologique d'un texte peut être
paradoxalement le ferment de sa modernité.
Aujourd'hui c'est donc Pierre
Vinclair qui prend ce risque et donne à lire aux lecteurs français le Kojiki, « chronique des faits
anciens » du Japon ancestral, recueil fondateur de contes, mythes,
généalogies divines et historiques, chants, etc., pas moins fondateur dans la
civilisation japonaise que notre Bible
ou que notre Iliade. Pour cela il
choisit de « reprendre autant
que de traduire » le Kojiki,
selon les termes de l'avant-propos signés de l'éditeur, dans « des
arrangements modernes » qui tentent notamment de mettre en valeur sa dimension épique. Comme le
dit encore l'éditeur, c'est bien à un quatrième état du texte auquel Vinclair
aura travaillé. Après l'état gazeux du vieux fonds légendaire a succédé en
effet l'état liquide de la première compilation orale commandée en 682 de notre
ère par l'empereur Temmu, puis l'état solide de sa fixation écrite en l'an 712
par le lettré Yasumaro, sous la dictée de Hieda no Are, dépositaire de cette
mémoire.
Pour poursuivre la métaphore, ce
quatrième état, comment ne pas penser que Vinclair a réussi à le donner comme une
lave, une pierre en fusion, ayant la fluidité narrative et poétique d'une
épopée, et brûlant d'une ardeur nouvelle (réveillée de sous sa croûte épigraphique,
en quelque sorte). Fluidité
d'abord parce que les rythmes insufflés permettent – bien que nous
n'ayons pas accès à la version originale ni à la version anglaise d'après
laquelle Vinclair a écrit – une plus grande lisibilité, que
procurent par exemple les choix de disposition du texte sur la page, l'économie
des moyens prosodiques utilisés et sans doute un défrichage sévère de la masse
de prose du texte d'origine. Ce qui impressionne surtout est la charge poétique
des éléments charriés et percutés par le texte, du fait même de leur caractère
archaïque, sinon archétypal. Tout se passe comme si le fond mythologique et
sacré de ce texte qui relève des « poésies premières », par le
truchement de sa modernisation resurgissait et prenait un caractère absolument
intemporel et universel. La modernisation n'étant pas à entendre ici comme une
mise de l'ancien au goût du jour, mais son contraire : une remise de notre
modernité au goût du toujours. Paradoxe, puisqu'il semble que c'est leur
distance à nous (chronologique et culturelle) qui rend à ces éléments narratifs
du poème épique leur fraîcheur et leur modernité. Remarquable dans cette
adaptation du Kojiki me semble être
le choix de donner, dans la stupéfiante litanie généalogique qui constitue une
grande part du livre, la traduction en français du nom des dieux (ou kami en japonais) ici appelés les
« Supérieurs ». En voici quelques-uns, parmi les dizaines ou
centaines d'une théogonie déroutante : « L'Engageant » et « L'Engageante »,
« Charmant-Prince-de-la-Pousse-de-Roseau-l'Aîné »,
« Princesse-de-l'Automne-Rapide »,
« Laideron-des-Ténèbres », « Maître-des-Huit-Plis-du-Sens »,
« Celui-Qui-Revient-Lentement-avec-les-Vagues »,
« Fleurs-de-l'Eau-Merdeuse-de-l'Étang »
ou encore « Sa Majesté
Céleste-et-Rapide-Conquérant-aux-Grandes-Grandes-Oreilles-qui-Conquiert-Vraiment-Comme-un-Conquérant ».
Le défilé des dieux et des héros est
tel, et le rythme effréné de leur entrée en scène, que l'on croirait parfois
entendre du Valère Novarina : la profération des noms a lieu selon une
succession rapide, saccadée, burlesque presque, comme si dans cette litanie
obsessionnelle et chaotique c'était le corps de la langue qui s'exprimait par
débordement de la langue. Il y a là en tout cas un plaisir de la nomination qui
a quelque chose de brut et de moderne à la fois, moderne pour le côté performatif
de la liste, brut parce que sans fioritures ni artifices, sans ce « poli
littéraire » des Ïuvres plus tardives et plus élaborées. Ici les dieux
copulent et engendrent sauvagement, ils ne s'adonnent pratiquement qu'à cette
seule activité et à celle de s'entretuer. Les alliances et les unions sont
aussi brèves qu'elles sont sans frein et sans fin. Les meurtres et les brusques
prises de pouvoir se font sans raison explicite, sinon celle de répondre
manifestement à un principe, humain ou divin, en tout cas transcendant puisque
nul n'y déroge. Cet aspect, presque sadien avant l'heure, n'est pas pour rien
dans la haute poéticité du texte : la sauvagerie nous mène de force aux
sources sacrées, irrationnelles de la poésie, comme si l'on assistait ici, avec
la naissance des dieux et des îles du Japon, aux frémissements terribles du
sentiment du sacré dans l'enfance de la poésie.
Nombreux à cet égard sont les
contes ou les mythes qui parsèment et hérissent le Kojiki d'un éclat tout ensemble maléfique et sublime. Voici un
extrait de l'un d'entre eux :
« Alors que Brillante-au-Ciel
veillait dans l'atelier sacré à la confection des
vêtements
augustes des
Supérieurs,
il perça un trou dans
le toit de l'atelier et y laissa tomber
l'un de ses célestes chevaux tachetés que l'on nomme
étalons-pies. Il l'avait écorché de la queue à la gueule
–
ce qui effraya tant la Supérieure occupée
à tisser calmement les vêtements célestes,
qu'elle s'empala, vagin en avant, sur les broches de son
métier. »
(p. 39-40)
Il me semble que ce court fragment
légendaire touche à la poésie non seulement dans sa formulation, mais encore
parce qu'il exprime justement les pouvoirs
d'origine de la poésie, qui sont de captation et de fascination, et qui
consistent par exemple à effrayer jusqu'à la précipitation, jusqu'à provoquer la
percussion et fulgurante fusion des êtres et des choses, de l'animal et du
divin dans l'homme, ou encore de ce qui relève de sa sexualité et de sa destinée.
Le récit de création qu'est le Kojiki est bien une « poésie
première », à plusieurs titres mais surtout au sens où elle est porteuse
d'une origine sacrée, d'un sens du sacré originaire dont toute la poésie (japonaise,
mais en vérité universelle) procède et au retour de quoi elle aspire
secrètement, quand bien même le vernis de la civilisation semblera parfois la
détourner de ce frai dans la frayeur qui
lui est constitutif. Comme le saumon remonte frayer dans le ruisseau, il est
bon et nécessaire qu'un poète contemporain, par l'intermédiaire d'une telle
traduction, ou reprise, fasse revenir la poésie d'aujourd'hui à ses sources
sauvages et sacrées. C'est rien de moins qu'à un tel renouvellement que Pierre
Vinclair s'est attelé en traduisant le Kojiki.
Laurent Albarracin