RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : Une lecture du Kojiki « repris » par Pierre Vinclair.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 15 janvier 2012.

Ce compte rendu paraîtra dans le n° 0 de la revue des Éditions des Vanneaux, en mars 2012.

Sur ce site, voir aussi notamment un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
Aller à la page où Laurent Albarracin présente ses « petites activités éditoriales ».


Frayer dans la frayeur,
une lecture du Kojiki,
« repris » par Pierre Vinclair,
Calligraphies de Yukako Matsui,
Éditions Le Corridor bleu, 2011.

Il est bon de temps en temps qu'un poète s'empare d'un récit archaïque et en donne une version moderne. Non pas tant peut-être pour actualiser et dépoussiérer un monument littéraire rendu difficilement visitable à cause des siècles qui auront passé sur lui ; surtout pas, en tout cas, pour donner un énième état savant des textes, plus ou moins érudit, plus ou moins bien traduit, commenté, « contextualisé » ; mais parce que le geste poétique qui en découlera aura forcément de la grandeur, et de la fécondité pour son auteur. On sait qu'Ezra Pound se nourrit ainsi des traditions grecques et chinoises ou encore de celle des troubadours pour composer ses Cantos, que Jerome Rothenberg[1] opéra un semblable rapprochement entre une recherche d'avant-garde et des poésies « traditionnelles » de toutes origines. Plus récemment, en France, Louis-François Delisse[2] donna une anthologie de poésies amoureuses des Touaregs et Anne-Marie Beeckman[3] livra « sa » version de l'épopée de Gilgamesh, et dans ces deux derniers cas, comme dans d'autres, on est surpris par la résonnance qui peut s'établir entre l'imaginaire du poète et celui de l'Ïuvre ou du corpus visités. Cette proximité troublante, presque magique et fulgurante tant sont grandes les distances traversées, est un ressort en tout cas de l'efficacité poétique nouvelle du texte ancien.

Il est souvent difficile et finalement peu intéressant de savoir jusqu'à quel point le poète traduit ou bien adapte, relate ou translate, reprend, détourne ou élague. La question n'est pas de se demander dans quelle mesure il s'écarte de la version d'origine, mais d'estimer en quoi cet écart le nourrit et stimule son imagination. En quoi aussi la distance, l'étrangeté chronologique d'un texte peut être paradoxalement le ferment de sa modernité.

Aujourd'hui c'est donc Pierre Vinclair qui prend ce risque et donne à lire aux lecteurs français le Kojiki, « chronique des faits anciens » du Japon ancestral, recueil fondateur de contes, mythes, généalogies divines et historiques, chants, etc., pas moins fondateur dans la civilisation japonaise que notre Bible ou que notre Iliade. Pour cela il choisit de « reprendre autant que de traduire » le Kojiki, selon les termes de l'avant-propos signés de l'éditeur, dans « des arrangements modernes » qui tentent  notamment de mettre en valeur sa dimension épique. Comme le dit encore l'éditeur, c'est bien à un quatrième état du texte auquel Vinclair aura travaillé. Après l'état gazeux du vieux fonds légendaire a succédé en effet l'état liquide de la première compilation orale commandée en 682 de notre ère par l'empereur Temmu, puis l'état solide de sa fixation écrite en l'an 712 par le lettré Yasumaro, sous la dictée de Hieda no Are, dépositaire de cette mémoire.

Pour poursuivre la métaphore, ce quatrième état, comment ne pas penser que Vinclair a réussi à le donner comme une lave, une pierre en fusion, ayant la fluidité narrative et poétique d'une épopée, et brûlant d'une ardeur nouvelle (réveillée de sous sa croûte épigraphique, en quelque sorte). Fluidité d'abord parce que les rythmes insufflés permettent – bien que nous n'ayons pas accès à la version originale ni à la version anglaise d'après laquelle Vinclair a écrit – une plus grande lisibilité, que procurent par exemple les choix de disposition du texte sur la page, l'économie des moyens prosodiques utilisés et sans doute un défrichage sévère de la masse de prose du texte d'origine. Ce qui impressionne surtout est la charge poétique des éléments charriés et percutés par le texte, du fait même de leur caractère archaïque, sinon archétypal. Tout se passe comme si le fond mythologique et sacré de ce texte qui relève des « poésies premières », par le truchement de sa modernisation resurgissait et prenait un caractère absolument intemporel et universel. La modernisation n'étant pas à entendre ici comme une mise de l'ancien au goût du jour, mais son contraire : une remise de notre modernité au goût du toujours. Paradoxe, puisqu'il semble que c'est leur distance à nous (chronologique et culturelle) qui rend à ces éléments narratifs du poème épique leur fraîcheur et leur modernité. Remarquable dans cette adaptation du Kojiki me semble être le choix de donner, dans la stupéfiante litanie généalogique qui constitue une grande part du livre, la traduction en français du nom des dieux (ou kami en japonais) ici appelés les « Supérieurs ». En voici quelques-uns, parmi les dizaines ou centaines d'une théogonie déroutante : « L'Engageant » et « L'Engageante », « Charmant-Prince-de-la-Pousse-de-Roseau-l'Aîné », « Princesse-de-l'Automne-Rapide », « Laideron-des-Ténèbres », « Maître-des-Huit-Plis-du-Sens », « Celui-Qui-Revient-Lentement-avec-les-Vagues », « Fleurs-de-l'Eau-Merdeuse-de-l'Étang » ou encore « Sa Majesté Céleste-et-Rapide-Conquérant-aux-Grandes-Grandes-Oreilles-qui-Conquiert-Vraiment-Comme-un-Conquérant ».

Le défilé des dieux et des héros est tel, et le rythme effréné de leur entrée en scène, que l'on croirait parfois entendre du Valère Novarina : la profération des noms a lieu selon une succession rapide, saccadée, burlesque presque, comme si dans cette litanie obsessionnelle et chaotique c'était le corps de la langue qui s'exprimait par débordement de la langue. Il y a là en tout cas un plaisir de la nomination qui a quelque chose de brut et de moderne à la fois, moderne pour le côté performatif de la liste, brut parce que sans fioritures ni artifices, sans ce « poli littéraire » des Ïuvres plus tardives et plus élaborées. Ici les dieux copulent et engendrent sauvagement, ils ne s'adonnent pratiquement qu'à cette seule activité et à celle de s'entretuer. Les alliances et les unions sont aussi brèves qu'elles sont sans frein et sans fin. Les meurtres et les brusques prises de pouvoir se font sans raison explicite, sinon celle de répondre manifestement à un principe, humain ou divin, en tout cas transcendant puisque nul n'y déroge. Cet aspect, presque sadien avant l'heure, n'est pas pour rien dans la haute poéticité du texte : la sauvagerie nous mène de force aux sources sacrées, irrationnelles de la poésie, comme si l'on assistait ici, avec la naissance des dieux et des îles du Japon, aux frémissements terribles du sentiment du sacré dans l'enfance de la poésie.

Nombreux à cet égard sont les contes ou les mythes qui parsèment et hérissent le Kojiki d'un éclat tout ensemble maléfique et sublime. Voici un extrait de l'un d'entre eux :

« Alors que Brillante-au-Ciel

veillait dans l'atelier sacré à la confection des vêtements

augustes des Supérieurs,

il perça un trou dans le toit de l'atelier et y laissa tomber

l'un de ses célestes chevaux tachetés que l'on nomme

étalons-pies. Il l'avait écorché de la queue à la gueule –

ce qui effraya tant la Supérieure occupée

à tisser calmement les vêtements célestes,

qu'elle s'empala, vagin en avant, sur les broches de son métier. » (p. 39-40)

Il me semble que ce court fragment légendaire touche à la poésie non seulement dans sa formulation, mais encore parce qu'il exprime justement les pouvoirs d'origine de la poésie, qui sont de captation et de fascination, et qui consistent par exemple à effrayer jusqu'à la précipitation, jusqu'à provoquer la percussion et fulgurante fusion des êtres et des choses, de l'animal et du divin dans l'homme, ou encore de ce qui relève de sa sexualité et de sa destinée.

Le récit de création qu'est le Kojiki est bien une « poésie première », à plusieurs titres mais surtout au sens où elle est porteuse d'une origine sacrée, d'un sens du sacré originaire dont toute la poésie (japonaise, mais en vérité universelle) procède et au retour de quoi elle aspire secrètement, quand bien même le vernis de la civilisation semblera parfois la détourner de ce frai dans la frayeur qui lui est constitutif. Comme le saumon remonte frayer dans le ruisseau, il est bon et nécessaire qu'un poète contemporain, par l'intermédiaire d'une telle traduction, ou reprise, fasse revenir la poésie d'aujourd'hui à ses sources sauvages et sacrées. C'est rien de moins qu'à un tel renouvellement que Pierre Vinclair s'est attelé en traduisant le Kojiki.

Laurent Albarracin



[1] Jerome Rothenberg, Les Techniciens du sacré, version française par Yves di Manno, José Corti, 2007.

[2] Louis-François Delisse, Choix de poésies amoureuses des Touaregs, Le Corridor bleu, 2007.

[3] Anne-Marie Beeckman, Gilgameš, Pierre Mainard, 2008.

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