RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : une lecture de Le Cours des choses de Pierre Vinclair.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 23 avril 2018.

Sur ce site, voir aussi notamment un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
Aller à la page où Laurent Albarracin présente ses « petites activités éditoriales ».


Pierre Vinclair
Le Cours des choses
Flammarion, 2018, 18 €

Le titre laisse deviner le parti pris et la méthode de Pierre Vinclair : il n'est pas question de se tenir au-dessus de la mêlée et de prendre les choses de haut, d'en dire le sens du point de vue réfléchi de qui a cessé d'y participer corps et âme, mais bien au contraire d'entrer dans le cours tumultueux des événements, de les prendre à bras le corps, c'est-à-dire de les saisir en étant autant saisi par eux soi-même, emporté par leur mouvement impétueux. Le poème ne s'extrait pas de ce dont il parle. Il s'implique et s'insère, s'intrique dans les choses, il plonge dans la matière – rugueuse à étreindre – du quotidien.

Pierre Bergounioux, dans Jusqu'à Faulkner notamment, remarque qu'une révolution dans la conduite du récit eut lieu à l'initiative du romancier américain : au point de vue global, omniscient, détaché s'est substitué le point de vue focalisé des personnages, qui implique notamment un entremêlement des plans de perception. Toute la poésie américaine, objectiviste en particulier, en a tiré les leçons – énoncées également par William Carlos Williams – qui s'imposent pour le poème : un traitement à égalité de tous les éléments du réel. Il ne s'agit plus d'élire dans la réalité un domaine qui soit assez noble pour accéder à son expression lettrée et de rejeter du même mouvement ce qui aura été considéré comme trop contingent et indigne. Tout s'équivaut désormais dans le poème et en quelque façon s'entortille, comme une corde tissée de plusieurs brins : le concret (le concret surtout, en ses multiples facettes), la pensée, le langage, le général et le particulier, le structurel et le conjoncturel, etc. La réalité n'est plus hiérarchisée et ordonnée selon son plus ou moins grand degré de littérarité mais au contraire aplatie sur un même plan littéral : l'anecdotique et l'épique se rencontrent sur les brisées du poème poétique. Le chant s'applique autant au quotidien et à l'ordinaire.

Vinclair se situe dans cette lignée d'une poésie française largement influencée par la poésie américaine. Son poème a une dimension épique, il s'agit de chanter (et plutôt la communauté que l'individuel) mais c'est un chant qui s'attache d'abord au cours des choses, aux choses telles qu'elles ont cours dans le monde, dans leur multiplicité foisonnante et prosaïque, localisée, souvent contradictoire. L'auteur a vécu plusieurs années à Shanghai et son poème de la Chine laisse affleurer de multiples aspects qui viennent se rencontrer et se heurter dans le poème comme si celui-ci était le plan sensible où toutes les dimensions du réel peuvent coexister simultanément, ainsi que des plaques tectoniques se frottant. Aux aspects politiques, historiques, culturels, économiques, etc. s'ajoutent des considérations d'ordre autobiographique ou directement perceptif. On y croise Mao Zedong et Ginsberg, on évolue dans une ville monstre polluée en perpétuelle démolition et reconstruction, les tours et les centres commerciaux côtoient le Ciel, les ouvriers les capitalistes. Organisé en douze chants de 64 fragments (comme les 64 hexagrammes du Yi-King), le livre évite un exotisme louche parce qu'il ne restitue pas une expérience dont il prétendrait avoir tiré les leçons et tiré un discours sur l'ailleurs, il ne restitue pas une expérience, ne relate pas un voyage : il y plonge. Il permet de se confronter véritablement à une réalité autre parce qu'il est lui-même cette confrontation : des langues (le chinois et l'anglais cohabitent souvent sur la page comme, imagine-t-on, aux enseignes des rues), des registres de langue, des niveaux de perception, des forces antagoniques qui poussent un monde en train de naître. Quelque chose s'invente dans la ville de Shanghai et dans la prosodie du poème et qui a à voir avec l'inconnu, avec ce qui ne correspond à aucun de nos critères habituels « le futur est ici », est-il dit. En cherchant à l'intérieur de sa propre forme de multiples voies d'énonciation inédites, le poème met l'accent sur son propre effort, reconnaît l'importance des médiations contre la prétention à une saisie immédiate du réel,

 

car le texte n'est pas

                  la description de la bataille -

                                            c'est la bataille

 

Vinclair inverse la proposition qui tend à faire du langage poétique une traversée des apparences pour atteindre la réalité profonde. C'est le poème lui-même qui est traversé d'apparitions diverses, bosselé et cabossé par tout ce que son auteur perçoit, serait-ce confusément, comme si, dans la recherche formelle qu'il effectue, il était débordé par les choses et les réalités de tous ordres qui le dépassent et, alors, pointent leur nez dans le poème. Le texte n'est pas la description, mais la bataille elle-même : en luttant avec les seules armes prosodiques du poème, en bataillant en vue du poème – bref en assumant sa fabrication – celui-ci fait émerger tout le chaotique du monde qui surgit en lui, comme inopinément.

Mine de rien, alors même que le poème fait l'effort d'en rester le plus souvent au plan de l'anecdote et de la circonstance, de l'accident, comme si par principe de précaution il refusait les généralités et les essences, il se pourrait bien qu'il perçoive et énonce ce qui fait le sens et le fond même de cette Chine archaïque et moderne qu'il nous met devant les yeux :

 

« suivre le cours des choses

                                   et l'actualiser,

                                                     mais sans s'en rendre compte,

tel est le Dao. »

 

Laurent Albarracin

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