RETOUR : Interventions

 

Geneviève Bodet et Pierre Campion

« Enseigner les textes de l'Antiquité. La notion de texte fondateur en sixième ».

Article paru dans Atala, la revue annuelle du Lycée Chateaubriand de Rennes, mars 2003.

© : Geneviève Bodet et Pierre Campion.

Mis en ligne le 15 mai 2003.

Voir sur ce site la reprise d'un entretien sur la traduction de la Bible par André Chouraqui, entretien d'abord publié en 1991 par la revue La Mètis : La Bible, « pour rien ».


ENSEIGNER LES TEXTES DE L'ANTIQUITÉ

La notion de texte fondateur en sixième

Les Instructions officielles de 1996 ont introduit en classe de sixième l'enseignement de « textes issus de l'héritage antique[1] ». Cela ne signifie pas qu'avant cette date, on n'étudiait pas d'une manière ou d'une autre quelques textes de l'Antiquité. Mais aujourd'hui on présente, comme objectifs de lecture en sixième, l'acquisition de « référents culturels fondamentaux », à travers quatre « textes fondateurs » nommément désignés : la Bible, L'Odyssée d'Homère, L'Énéide de Virgile, Les Métamorphoses d'Ovide. Bien sûr, ces instructions et cette volonté d'inscrire ainsi « l'héritage antique » dans notre enseignement se com­prennent dans l'inspiration du collège unique institué en 1975[2].

En effet, affirmer ainsi que tous les élèves de sixième doivent se nourrir de ces œuvres qui sont des « sources culturelles majeures », qu'ils doivent acquérir des « références culturelles » en général et être initiés « à la connaissance d'une culture fondatrice », c'était laisser entendre à la fois que les cultures gréco-latine et judéo-chrétienne sont consubstantielles à la nôtre, que ce lien substantiel paraît s'être affaibli, et que l'école doit prendre en charge le rapport que nous entretenons avec elles. Quel rapport ? Pourquoi spécifier cet enseignement aujourd'hui plus qu'hier ? Quels textes, et en quoi ces textes sont-ils fondateurs ?

Être élève de collège en 2003…

Le collège se voit confronté à de grandes disparités d'âge et à de grandes inégalités sociales et culturelles, les horizons sociaux, géographiques et culturels sont très divers – beaucoup plus divers qu'autrefois –, particulièrement dans les ZEP (zones d'éducation prioritaire). Or il n'y a pas d'enseignement sans reconnaissance d'une filiation, et l'on peut deviner la nécessité de – et la difficulté à – tisser cette relation particulière à notre héritage culturel, quand précisément il n'y a pas de connivence de l'élève avec ce qui est transmis par l'école, quand les problèmes familiaux sont fréquents et lui ôtent toute disponibilité d'esprit, que certains élèves ne parlent pas français à la maison, que d'autres, démotivés, sont en opposition avec l'institution scolaire, quand beaucoup préfèrent vivre entre jeunes du même âge. Enseigner les textes fondateurs au collège, c'est tenir compte de toutes ces difficultés. Mais justement c'est bien parce que le public scolaire a changé, qu'il est devenu beaucoup plus hétérogène et que les différences et les inégalités se sont accrues en son sein que l'institution se donne pour objectifs de diminuer les effets de ces disparités et d'apporter à tous une culture commune et partagée. L'accès de tous à une « culture socialement reconnue » permettrait en effet de dépasser les cultures individuelles et inégalitaires et supposerait que tous les élèves acquièrent des références et une chronologie culturelles et « connaissent les traits essentiels des mythes, modèles et références du passé qui tissent la vie culturelle de notre société ».

Entrer en sixième, c'est obligatoirement franchir et terminer les trois cycles du collège : le cycle de consolidation (sixième), le cycle central (cinquième et quatrième) et le cycle d'orientation (troisième). Ainsi ce sont tous les jeunes d'une classe d'âge qui sont appelés explicitement à parvenir à ce niveau de formation au terme d'au moins quatre années d'apprentissages.

Les Instructions officielles de 1996 rappellent que « l'appropriation de repères culturels est une finalité majeure des activités de lecture » et, dans cette perspective, le programme de français au collège préconise la lecture par tous les élèves d'un plus grand nombre de textes et d'œuvres (fréquentation d'au moins trente-six ouvrages, sans compter les ouvrages documentaires). En même temps, on souhaite coordonner mieux les disciplines entre elles, et particulièrement le français et l'histoire.

Tout au long de ce cursus, l'objectif de la maîtrise des discours et de l'approche des genres de textes détermine un programme, qui se veut progressif et cohérent, d'œuvres et de pratiques. En sixième, l'accent est mis sur les textes où domine la fonction narrative (on se borne à un simple repérage de la fonction argumentative) et sur l'initiation aux textes de l'Antiquité gréco-latine et judéo-chrétienne. En cinquième et en quatrième, on approfondit l'étude de la narration et on fait une approche des discours explicatif et argumentatif. En cinquième ce sont des textes du Moyen åge au XVIIe siècle qui sont choisis pour leur intérêt culturel, tandis qu'en quatrième ce sont des textes des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. La classe de troisième vise l'approfondissement des formes du discours et l'étude de l'argumentation. Les lectures portent essentiellement – mais pas exclusivement – sur des œuvres des XIXe et XXe siècles (un titre au moins sera pris dans les littératures européennes). Voilà donc proclamée l'existence d'un « héritage[3] » composé « [des] modèles importants pour la culture française et européenne ».

En somme, le cycle terminal de l'enseignement obligatoire – qui est aussi le premier cycle de l'enseignement du Second degré – est tout entier consacré à l'acquisition ou à la consolidation d'une « culture commune », à travers un enseignement unifié. En effet, l'enseignement de la langue, l'analyse et la pratique de l'expression écrite et parlée, l'identification et la compréhension des formes du discours, la reconnaissance et l'assimilation de « l'héritage culturel », tout cela, année après année, se fait ensemble, à l'occasion de l'étude de certaines œuvres, les unes explicitement désignées, les autres suggérées.

Évidemment, on peut noter dès maintenant le paradoxe qu'il y a dans le fait de vouloir réaliser des objectifs aussi divers par le travail, entre autres, sur des textes très anciens, conçus et écrits dans des langues disparues, connues réellement de très peu de personnes et qui sont, à plus forte raison, étrangères à des enfants de cet âge et de cette diversité.

En sixième…

Les objectifs concernent l'oral et les outils de la langue, la lecture et l'écriture. S'agissant de la lecture, on lit : « Développer le goût de la lecture ; lire des textes de toute sorte ; comprendre la cohérence propre au récit ; s'approprier des éléments clefs d'une culture commune : les origines gréco-latine et judéo-chrétienne de notre civilisation. »

Le programme des « textes à lire » est abondant et varié. Au titre de l'« approche des genres » : « un conte ou un récit merveilleux », « des textes poétiques, dont plusieurs fables de La Fontaine », « quelques extraits de théâtre et éventuellement une courte pièce du domaine français ». Au titre de « la littérature pour la jeunesse » : la lecture cursive d'au moins trois œuvres. Au titre de la « lecture documentaire » : « L'élève doit acquérir la pratique courante de ouvrages documentaires, des manuels et des dictionnaires. »

Seulement quatre textes sont nommément inscrits au programme, ceux que nous avons déjà notés : la Bible pour l'héritage judéo-chrétien, et L'Odyssée d'Homère, L'Énéide de Virgile et Les Métamorphoses d'Ovide pour l'héritage gréco-romain.

L'Énéide représente ici le lien de l'Occident actuel à la romanité, à sa langue et à sa poésie, à ses institutions, à son propre souci de fondation. Signé par son auteur, commandé par un souverain et situé historiquement, inscrit très vite dans le monde scolaire de l'Antiquité puis dans celui des systèmes européens d'éducation, ce texte constituait une recherche consciente des fondements de Rome, du côté de l'Orient. Énée et l'Europe du XXIe siècle ! Énée, porteur d'un mythe fondateur : celui d'une Europe fondée par des exilés, en l'absence de héros dans le pays natal ? L'Europe, souvenir d'une unité ancienne, d'une histoire forgée autrefois autour de la Méditerranée, et aujourd'hui construction présente et à venir, qui se cherche des racines et un socle communs.

L'Odyssée, elle-même invoquée et imitée par L'Énéide, est le livre par excellence de la culture et de la vision du monde occidentales. Directement en relation avec la littérature orale des Grecs et elle aussi inscrite dans leur éducation, elle représentait pour eux ce que nous cherchons nous-mêmes : un trésor de mythes, de poésie, de connaissances et de langue, et la culture de l'humain. Ulysse, humain, trop humain, ballotté par le destin, en quête de son identité, refusant l'amnésie et choisissant l'humanité envers et contre tout.

Les Métamorphoses intriguent un peu dans ce corpus. Apparemment elles représentent, sous une forme vivante et facile d'accès, le fondement de notre imagination mythologique : un répertoire vaste et plastique de personnages et d'histoires, et un thème important, pour la compréhension de toute imagination mythologique, celui des transformations[4].

La Bible

À tous égards, la Bible constitue un cas particulier dans ce corpus.

Déjà la perspective, le style et la narration diffèrent substantiellement entre les textes homériques et l'Ancien Testament, comme Erich Auerbach l'avait bien vu :

[…] Nous assistons au passage de la narration légendaire au récit historique, lequel est complètement absent des histoires homériques. […] Dans les récits relatifs à David, le légendaire, qui ne sera reconnu pour tel que bien plus tard, à la lumière de la critique scientifique, passe insensiblement à l'historique ; […] dans cet élément légendaire déjà le problème de l'agencement et de l'interprétation de l'histoire humaine est passionnément appréhendé ; […] et enfin, plus tard, ce problème fait éclater le cadre de l'historiographie pour la dominer entièrement dans les prophéties. De sorte que l'Ancien Testament, dans la mesure où il s'occupe de l'histoire humaine, relève successivement de trois domaines : légende, narration historique et théologie interprétative de l'histoire[5].

Et, plus loin : « Dans les narrations de l'Ancien Testament, le sublime, le tragique et le problématique se constituent dès le début au sein même de la réalité quotidienne et domestique. » Le poème homérique, quant à lui, présente des héros dont l'histoire est fixée une fois pour toutes, où le présent et les événements sont éclairés, expliqués, enchaînés, placés « au premier plan ». Cette analyse d'Auerbach, on se la rappelle quand on donne des sujets d'expression écrite aux élèves : autant on peut sans problème demander d'inventer une nouvelle aventure d'Ulysse, une autre métamorphose, un récit étiologique, autant il est difficile de « faire écrire » à partir d'un texte biblique.

D'autre part, jusqu'à nous, la Bible est le livre sacré de deux des trois religions du Livre, et les musulmans la reconnaissent aussi dans leur propre perspective. Ce fait, évidemment, lui confère un statut spécial : la foi religieuse se fût-elle épurée, tant qu'elle demeure ou même tant qu'elle est contestée ou combattue, on ne traite pas l'histoire de David et du Christ comme on « croit » aux récits de la fiction, fussent-ils ceux d'Homère ou de Virgile. Dans notre culture occidentale, c'est comme si la Bible revêtait – jusqu'à nous – le statut privilégié d'une puissance prégnante : on la cite, on la révère ou on la combat, on la soumet à la critique philosophique, mais on la reconnaît, et on la connaît. Car tous les enjeux de l'imagination, de la sensibilité, de la pensée passent – passaient ? – par elle.

En France, sans parler même de Pascal ou de Claudel, comment comprendre, sans référer à la Bible et notamment au Nouveau Testament, le théâtre français du XVIIe siècle, les grands auteurs des Lumières et du Romantisme, mais aussi les développements du lyrisme jusqu'à nous : Nerval et la mort de Dieu, Rimbaud et la détestation de son baptême, les surréalistes… ?

Mais justement l'affaiblissement de la culture religieuse dans notre moment est une évidence. S'agissant par exemple de Racine ou de Voltaire, de Nerval, ou de Baudelaire, il faut tout réexpliquer, y compris aux jeunes baptisés et se disant croyants : le matériel mythologique, le dogme et les sacrements, l'Église et la liturgie, « l'histoire sainte », la théologie morale et notamment la notion de faute et la problématique du mal et du salut[6]… Dans les autres littératures européennes, Shakespeare, Dante et Cervantès, et presque toute la littérature allemande relèvent de la Bible. En théorie de la littérature, une problématique comme celle de la réception selon Jauss est incompréhensible si l'on ne se réfère pas à la tradition piétiste de l'interprétation appliquée à la Bible. En philosophie, à travers Richard Simon, Spinoza, Renan, l'effort de laïcisation de la pensée s'est déployé notamment dans la critique du texte biblique, considéré comme tel : comment comprendre ce cheminement et son point actuel d'aboutissement si on ne connaît pas la Bible ? Quant à l'histoire de l'art, une part immense de l'iconographie comme de la musicologie renvoie à la Bible.

Jusqu'ici la Bible n'entrait pas, en tant que telle, dans les programmes scolaires officiels : elle s'enseignait dans les synagogues et dans les Églises, dans les établissements religieux et dans les familles. Bref, elle faisait l'objet d'une imprégnation. D'autre part, elle évoquait un monde pastoral qui ne consonnait pas si mal avec le mode de vie rural qui pré­valait, notamment en France, jusqu'aux années cinquante. Ces faits tra­cent évidemment les difficultés actuelles de la réception de la Bible et l'intérêt désormais – ou plutôt l'obligation – de prendre en charge ce texte dans les programmes officiels : le mode de vie de la ruralité n'est plus, tout au moins dans nos pays développés ; la connaissance intime du Livre s'efface ; le sacré s'en va ou se réfugie dans des formes médiocres ou carrément inquiétantes.

D'autre part, l'enseignement de la Bible rencontre les réticences de certains enseignants et les préventions de certains élèves et de parents qui craignent l'introduction de cours de religion. Religion et laïcité, le problème est complexe.

Nous n'avons pas ici à entrer dans une réflexion sur les causes de cette désaffection ni à lever toutes ces réticences, mais nous pouvons au moins constater deux faits contradictoires : la présence de la Bible dans le corpus des œuvres à enseigner est devenue indispensable et son enseignement est très difficile. Mais, qu'il s'agisse de la Bible, de L'Odyssée, de L'Énéide, ou des Métamorphoses, on n'établit pas – ni ne rétablit – par décret et instructions le caractère fondateur d'un texte.

Qu'est-ce qu'un texte fondateur ?

Les récits fondateurs ne sont pas nécessairement des textes. Par nature, le plus souvent, ils sont oraux et collectifs. Ce sont des événements narratifs, dont chaque réitération est fondatrice de pensée et d'action par le rappel, ici et maintenant, de l'événement premier. Mais justement, en Occident, ces récits se sont très vite formés en textes et transmis en tant que tels : L'Odyssée est un texte presque dès l'origine et L'Énéide fut conçue, réalisée et signée comme une œuvre littéraire. Corrélativement ces textes furent matière d'enseignement : des mythes collectifs, des savoirs, de la rhétorique, de la langue. Quant à la Bible, c'est un recueil de textes, dont le commentaire faisait l'objet d'une véritable discipline et de nouveaux textes, à leur tour conservés comme tels et enseignés. À cet égard, il est donc presque naturel que ces textes soient enseignés dans nos écoles : car le fait du texte et celui de son enseignement font partie, dès les premiers temps, de la nature de ces mythes et de leur mode de pérennisation.

D'autre part, le charme du merveilleux et le plaisir des « fables de nourrice » restent intacts : les sixièmes en savent quelque chose. Les têtes délaissent parfois le texte écrit, on est tout à l'écoute, pris par la tension dramatique des aventures d'Ulysse… Derrière ces récits imagés se révèlent les questionnements de toujours sur la permanence et le devenir, le statut de l'humain et du non-humain, la séparation et la mort, le sens des rites, des transgressions et des châtiments, des rivalités et des alliances…

Néanmoins, n'est fondateur que le texte qui peut s'actualiser, c'est- à-dire actualiser l'ancien, hic et nunc. Il y a là une sorte de dialectique qui veut que la fondation soit un acte, appartenant à un passé très lointain, et qui se renouvelle dans le présent. Cela suppose que le présent entretienne avec le passé un lien effectif, même s'il est problématique ou caché, ou justement parce qu'il est problématique et caché : le lien d'une demande et d'une interrogation actuelles portant sur notre moment et supposant, de confiance, que des éléments de réponse peuvent nous venir du passé. Est-ce le cas pour nos quatre textes ? Cela suppose notamment un désir de ce que le texte raconte, de ce qu'il dit et de ce qu'il signifie, un désir d'appropriation de l'événement ancien à l'histoire actuelle. La mort de Dieu – la mort des dieux –, chez Nerval et avant Nietzsche, c'est le dépérissement de l'amour de Dieu et celui de la prière, c'est la désaffectation des lieux et la désaffection des hommes, sans autre reste qu'une espèce d'inquiétude ou de malaise : le désenchantement du monde ne date pas d'hier. Cela suppose aussi qu'il y ait la possibilité de fonder l'identité de ce que nous sommes collectivement, et du moment dans lequel nous vivons. Cela suppose enfin que les œuvres ainsi désignées ne soient pas traitées en purs et simples objets culturels.

Mais, dans le cadre de l'école laïque, et en cours de français, com­ment traiter ces œuvres autrement qu'en objets culturels[7] ? En effet, à l'école, « nous nous occupons du sens des phrases et non pas de leur vérité[8] ». En d'autres termes, nous distinguons le sens (analysable par tous) de la signification (qui appartient à chacun) : celle-ci appartient au lecteur, à son jugement sur la vérité du texte[9].

Néanmoins, en classe, on retrouve aussi, de façon amplifiée, l'enjeu du lire : « […] se comprendre devant le texte. Non point imposer au texte sa propre capacité finie de comprendre, mais s'exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste, qui serait la proposition d'existence répondant de la manière la plus appropriée à la proposition de monde[10]. » Laissons-nous interpeller, construire par ces textes – dits fondateurs –, et par leurs propositions de monde, et alors, ces textes ne sont plus seulement des objets culturels.

Ce qui domine le moment de notre modernité, ne serait-ce pas la prévalence de la consommation, la révérence accordée aux sciences (au moins en paroles), l'affaiblissement des identités collectives (et leur exaspération), l'indifférence à l'égard de l'ancien (et les rites obsessionnels de la mémoire), la perte du lien (et la volonté crispée de l'institutionnaliser), l'oubli du passé (et la nostalgie) ? Cependant, au même moment, ces ambiguïtés elles-mêmes signalent ce que nous appelons, par une formule qui est en train de devenir un nouveau lieu commun mais qui révèle quand même un désir réel et positif, une « demande de sens ».

La question qui se pose est, pour ainsi dire, nervalienne, mais portée au niveau de l'éducation des jeunes et de l'organisation de la société : comment faire que l'ancien – ici des textes qui furent porteurs actifs d'identité –, s'actualise au sein d'un processus d'éducation et d'identification collective maîtrisée ? La réponse, inspirée de la pensée de Ricœur, pourrait consister en une autre question : l'inquiétude actuelle des origines ne peut-elle fonder, à sa manière, une fois qu'elle aurait été éclairée et purifiée par la critique du soupçon, une nouvelle relation à l'ancien et aux récits qui le portaient[11] ? Ou encore, en d'autres termes : ne pourrions-nous pas nous appuyer sur la crise elle-même, une fois celle-ci reconnue et assumée, pour construire la question même des origines et une lecture des textes qui peuvent faire vivre cette question ?

Pour une archéologie des textes anciens

Pour décrire et théoriser son épistémologie, Michel Foucault reprit à sa manière la notion d'archéologie[12]. Nous inspirant dans une certaine mesure de sa métaphore et de l'usage qu'il en fait, nous voudrions suggérer une approche qui, traversant en connaissance de cause les couches superposées de discours et de savoirs qui nous séparent des textes anciens, les considère, les décrive et les enseigne de notre point de vue actuel, à partir des questions que nous nous posons, et en vue de notre usage réfléchi. Ainsi comprise, la mise au jour de l'Antiquité pourrait nous aider à mettre à jour notre pratique des textes anciens, nos pensées, notre propre vision du monde. Après tout, c'est bien ce que fit la Renaissance…

Ainsi la question des langues dans lesquelles sont écrits ces textes. Il est évident que la plupart d'entre nous – et a fortiori les élèves de sixième – n'avons plus accès aux textes latins, grecs et araméens que par la médiation des traductions[13]. Mais cela n'est pas nouveau. Il y a beau temps que l'on traduit en français Virgile, Ovide et Homère, que les Septante se mirent en équipe pour procurer le texte sacré dans la langue grecque de leur temps, et que saint Jérôme mit l'hébreu en latin, et que nos belles infidèles adaptèrent, de la Renaissance à Klossowski, les grands poèmes de l'Antiquité[14]. Beaucoup de ces traductions firent elles-mêmes époque et forment des monuments qui chacun nous avertissent d'abord de leur moment propre : de ses pensées, de ses problèmes et de ses conflits, de sa langue même. Il n'est pas indifférent, par exemple, que, jusqu'à une date en somme récente, nous ayons lu et entendu en chaire les paroles des prophètes et du Christ à travers, peu ou prou, la Bible de Saci. « Pais mes agneaux, pais mes brebis », voilà une parole fondatrice de l'Église chrétienne, que nous entendions à travers une langue archaïque et que nous pouvons, remontant le feuilleté des temps à l'intention des élèves de sixième et, mêlant la leçon de grammaire à celles de rhétorique, de sémiologie, d'histoire (lointaine et récente), d'anthropologie… – certes sans nommer ces sciences ! –, leur commenter de notre point de vue et à notre usage, l'un et l'autre explicitement distingués de l'ancien.

L'autre question, voisine, est celle de l'adaptation des textes anciens. Multiples sont les occasions de se réapproprier les récits fondateurs à travers les infinis avatars sous lesquels ils nous parviennent, plus ou moins déformés et reconnaissables, mais toujours traces à identifier, à explorer et à interpréter : films, bandes dessinées, livres jeunesse, cdroms, adaptations remises au goût du jour (histoires de métamorphoses, récits étiologiques, aventures d'Ulysse, contes et légendes de la Bible…).

 

Bien sûr, il ne va pas sans paradoxe de désigner, dans les programmes et instructions, ces objets comme des « textes », ces textes comme des « récits », ces récits comme des « discours ». Car, après avoir été, parfois sous les mêmes noms, les notions critiques de Renan et de Spinoza, ces termes de discours, récits et textes appartiennent au dernier âge de notre théorie : de notre poétique, de notre sémiologie, de notre anthropologie. Et nous les formulons en prescriptions d'enseignement pour les enfants peut-être justement au moment où ces notions et ces disciplines ont déjà montré leur propre historicité. Mais justement, si ces récits anciens d'événements encore plus anciens qu'eux-mêmes peuvent se refonder parmi nous et dans nos écoles, ce sera à travers notre perspective théorique, elle-même sans cesse remise en question.

Et, puisque nous évoquons les problématiques de notre temps, nous aimerions suggérer à nouveau un recours à la philosophie de Paul Ricœur. Non seulement elle nous invite à exercer le soupçon, de manière positive, à l'égard des mythes et de nos nostalgies mais, à travers la notion d'identité narrative, elle insiste sur la capacité du récit historique ou de fiction à constituer, non seulement pour les individus mais aussi pour les nations et civilisations, une conscience de soi :

Le rejeton fragile issu de l'union de l'histoire et de la fiction, c'est l'assignation à un individu ou à une communauté d'une identité spécifique qu'on peut appeler leur identité narrative. « Identité » est pris ici au sens d'une catégorie de la pratique. Dire l'identité d'un individu ou d'une communauté, c'est répondre à la question : qui a fait telle action ? qui en est l'agent, l'auteur ? […] L'histoire racontée dit le qui de l'action. L'identité du qui n'est donc elle-même qu'une identité narrative[15].

Et, un peu plus loin, le philosophe analyse l'exemple de « l'Israël biblique » :

L'exemple est particulièrement topique, pour la raison que nul peuple n'a été aussi exclusivement passionné par les récits qu'il a racontés sur lui-même. D'un côté, la délimitation des récits reçus ultérieurement comme canoniques exprime, voire reflète, le caractère du peuple qui s'est donné, entre autres écritures, les récits des patriarches, ceux de l'Exode, de l'installation en Canaan, puis ceux de la monarchie davidique, puis ceux de l'exil et du retour. Mais on peut dire, avec tout autant de pertinence, que c'est en racontant des récits tenus pour le témoignage des événements fondateurs de sa propre histoire que l'Israël biblique est devenu la communauté historique qui porte ce nom. Le rapport est circulaire : la communauté historique qui s'appelle le peuple juif a tiré son identité de la réception même des textes qu'elle a produits[16].

De même que « dire, c'est faire[17] », raconter ce qui est arrivé à Écho et Narcisse, Midas ou Niobé, ce qui a été fait par Ulysse et Énée, Salomon ou le Christ – raconter comme récitant du texte narratif, ou comme lecteur –, c'est s'instituer dans la communauté – de peuple quelquefois, de culture toujours – de tous ceux qui racontent et ont raconté les gestes de ces héros. En même temps, pour les peuples comme pour les personnes, « l'identité narrative n'est pas une identité stable et sans faille […] elle ne cesse de se faire et de se défaire, et la question de confiance que Jésus posait à ses disciples – qui dites-vous que je suis – chacun peut se la poser à propos de lui-même, avec la même perplexité que les disciples interrogés par Jésus[18] ». Et telle notion philosophique, celles de Ricœur aussi bien, elle-même porte sa date, à restituer dans le feuilleté de nos histoires.

De texte en texte…

Et puis il y a ce feuilleté que les textes nous proposent eux-mêmes. À des égards bien différents, La Fontaine (à travers Ésope et Phèdre), Flaubert (dans Salammbô) et Hugo (presque partout) nous proposent des approches narratives de l'Antiquité suivant des appropriations conformes à leur moment et à leur génie propres. D'une autre façon, Nerval récrit les mythes fondateurs, en les mêlant de manière syncrétique et, par exemple, nous pouvons, même en sixième, choisir son poème de « Delfica » et commenter particulièrement le vers :

Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours !

La poétique du sonnet y rappelle ses origines italiennes, et affirme à nouveau sa vocation à enclore le monde en quatorze vers ; la métrique scande à l'hémistiche la phrase performative d'une promesse ; et la subordonnée relative superpose, à la manière de la langue latine, un indicatif (c'est un fait, tu pleures les dieux), un subjonctif (oui, ils reviendront, si et parce que tu les pleures encore), et un optatif (alors, puisses-tu les pleurer toujours !). Le vers et la grammaire tournent le présent de la déréliction vers le passé, et le désir malheureux des dieux suffit à les remettre en mouvement vers nous. Car ils étaient morts de ne plus être aimés.

Et nos contemporains… De manière bien différente, Pascal Quignard ou Philippe Jaccottet écrivent les origines, celui-là dans ses fictions romaines, celui-ci comme traducteur et comme poète, par exemple quand il entend signifier que le temps de la désaffectation, le nôtre, a l'avantage de disqualifier les monuments institutionnalisés qui nous masquaient trop humainement le sacré[19] :

Peut-être maintenant qu'il n'y a plus de stèle

n'y a-t-il plus d'absence ni d'oubli.

Dans un livre récent, Pierre Michon raconte comment il entendit pour la première fois Booz endormi de Victor Hugo dans son école rurale et dans le moment si spécial de juillet qui précédait juste les vacances, et comment, à la suite d'autres expériences estivales et campagnardes marquées par la sexualité, il a associé désormais ses récitations de ce poème – privées et publiques – au bruit de fond des batteuses du mois d'août. Dans ces pages admirables, on lit le récit par un écrivain de la mort de sa mère et de la naissance de sa fille, – pour la morte il récita la Ballade des pendus comme une parole adressée à lui par elle (« Frères humains qui après nous vivez… ») et, pour l'enfant, le poème de Hugo. Par ces circonstances, on accède aux événements fondateurs de cette écriture ; et de ces événements on va à l'événement qui unit une fois Booz et Ruth – un événement qui lui-même refondait jusqu'au Christ la lignée d'Abraham en instance d'extinction –, tous ces mouvements s'effectuant à travers la médiation active et sans cesse actualisée d'un poème. On passe ainsi de récit en récit et d'un sens mystérieux à un sens également mystérieux – d'obscurité en obscurité –, pour aboutir à l'événement fondamental qui unit, dans notre culture, le principe de continuité à la rencontre occasionnelle des corps particuliers et mortels : « C'est cela que joue l'Étrangère qui s'offre, c'est l'Incarnation, l'événement prodigieux, le cœur battant de l'Occident, la raison et la folie de l'Occident[20]. » Et l'écrivain s'en va, récitant toujours son Booz et promenant aussi sa récente et glorieuse paternité, d'université en Bibliothèque Nationale de France, et de bar en café, souvent s'enivrant d'alcools et d'alexandrins roulant au son ancien des batteuses.

Bien sûr, nous devons proportionner ces textes aux classes que nous rencontrons, mais comment ne pas voir que, sous nos yeux, le travail de fondation se poursuit dans l'écriture, dans ces textes et dans d'autres ? Et pourquoi ne pas étudier ces textes, pourquoi ne pas les faire réciter, comme d'ailleurs le recommandent les instructions officielles ? Faire apprendre et réciter, faire actualiser les poèmes de Hugo, Nerval, Jaccottet… et les proses de Michon, qui racontent ses récitations ? Dans la récitation, chacun met en œuvre son travail de compréhension, sa mémoire et sa capacité de concentration, sa parole : chacun paye de sa personne.

 

Même si elle est difficile à mettre en œuvre, une dialectique du présent et du passé aiguillonne l'enseignement des textes fondateurs. À nouveau Ricœur : « Cette remontée aux origines à partir de l'expérience présente éclaire par un certain côté la dialectique entre commencer et continuer qui nous intéresse ici : on ne parle de commencer que dans l'après-coup du continuer. C'est dans l'après-coup qu'est reconnue la fonction inaugurale du commencement[21]. »

Fonder, c'est refonder. C'est traverser les couches de l'oubli et de l'indifférence, les modes nouveaux de l'ignorance qui peuvent régner dans des civilisations qui n'ont jamais été aussi instruites, les zones inquiètes des nouvelles demandes qui s'adressent nécessairement à un sens encore inconnu.

Geneviève Bodet et Pierre Campion


Bibliographie succincte

- Jean-Pierre Vernant, L'Univers, les Dieux, les Hommes. Récits grecs des origines, Paris, Seuil, 1999, coll. La Librairie du XXe siècle.

- Odette Touchefeu-Meynier, Homère : un héritage, Paris, la Documentation française, nº 8013, février 2000.

- Revue Lettres ouvertes, Dossier « Enseigner l'Antiquité aujourd'hui », Rennes, CRDP de Bretagne, nº 8, mars 1997.

- Daniel Marguerat et Yvan Bourquin, La Bible se raconte. Initiation à l'analyse du narratif, Paris, Genève, Montréal, Cerf, Labor et Fides, Novalis, 1998.

- Anne-Marie Pelletier, Lectures bibliques. Aux sources de la culture occidentale, Paris, Nathan-Université Cerf, coll. « réf.», 1996.

- Danielle Fouilloux, Anne Langlois, Alice Le Moigné, Françoise Spiess, Madeleine Thibault, Renée Trébuchon, Dictionnaire culturel de la Bible, Paris, Cerf-Nathan, 1990.

- Nicole Lemaître, Marie-Thérèse Quinson, Véronique Sot, Dictionnaire culturel du christianisme, Paris, Cerf-Nathan, 1994.

- René Nouailhat et al., La Laïcité a-t-elle perdu la raison ? L'enseignement sur les religions à l'école, Paris, Parole et Silence, 2001.

- Yves D. Papin, Les Expressions bibliques et mythologiques, Paris, Belin, coll. Le français retrouvé, 1989.

- André Paul, La Bible. Histoire, textes, et interprétations, Paris, Nathan, coll. Repères pratiques Nathan,1995.

 


NOTES

[1] Les expressions entre guillemets sont tirées des instructions officielles : « Programmes de 6» et « Accompagnement des programmes de 6», 1996.

[2] La rénovation des collèges et les nouveaux programmes ont été mis en place progressivement entre 1996 et 1999 (Ministre de l'Éducation nationale, F. Bayrou ; Directeur des lycées et collèges, A. Boissinot ; Doyen de l'Inspection générale de l'Éducation nationale, X. Darcos). On sait que le collège unique est désormais en question.

[3] L'héritage n'est pas le patrimoine. On se reconnaît ou non héritier, on peut dénoncer un héritage. On n'est pas seulement dépositaire, on se détermine par rapport à un héritage : de qui hérite-t-on, que veut-on faire de cet héritage ? S'il devient un moment nôtre, que voudrons-nous en transmettre, de quelle façon, avec quelles transformations, dans quel but ?

[4] Dans son livre récent, La Culture métisse, Paris, Fayard, 1999, Serge Gruzinski consacre tout un chapitre à « Ovide mexicain », pp. 127-151. Il y montre que, au XVIe siècle, les Indiens exploitèrent Les Métamorphoses et comment « la Fable – que nous appelons aujourd'hui la mythologie gréco-latine – possède historiquement des caractéristiques presque organiques qui expliquent son rôle au sein du processus de métissage » : « La Fable, depuis ses origines, manifeste une propension pour l'exotique et le monstrueux qui l'entraîne à se tourner vers le lointain, à cultiver l'étranger, à se nourrir de singularités. »

[5] Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1946-1968, pp. 30-31. Tout le chapitre I, « La cicatrice d'Ulysse », oppose le récit biblique et celui des poèmes homériques (pp. 11-34).

[6] Comment comprendre les rituels de Genet si l'on ne sait pas ce que c'est que la messe, et le sacrilège ?

[7] Remarquons qu'au moment où les les églises se vident tandis que les musées se remplissent, un glissement s'opère du culte à la culture, ce qui désactive le sacré et active l'attrait pour les objets culturels.

[8] Spinoza, Traité théologico-politique, chapitre VII, trad. par J. Lagrée et P.-F. Moreau, Paris, PUF, 1999, p. 285.

[9] Cf. A.-M. Pelletier, Lectures bibliques, Aux sources de la culture occidentale, coll. « réf », Nathan-Cerf, p. 10 : « Il est indispensable ici, de maintenir fermement la distinction entre deux ordres de réalité. Le premier ordre concerne le sens ; sa question est : que dit le texte ? Ou bien encore : que veut dire l'auteur qui a écrit le texte ? Le second concerne la vérité ; sa question est : le texte énonce-t-il la vérité qu'il prétend dire ? Ces questions doivent être soigneusement distinguées, selon le principe de Spinoza qui recommande de “ne pas confondre le sens d'un discours avec la vérité des choses”. »

[10] Paul Ricœur, Du texte à l'action, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 1986, p. 130.

[11] Sur la critique et le dépassement des philosophies du soupçon (Marx, Nietzsche et Freud), voir P. Ricœur, De l'interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965.

[12] Voir notamment M. Foucault, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, Bibl. des Sciences humaines, 1969, et particulièrement la section « La description archéologique », pp. 175-255.

[13] Sur cette question des traductions et, plus largement, de l'accès aux textes de l'héritage classique, nous renvoyons à l'excellent article de D. Gestin et A. Miriel, « Les textes issus de l'héritage antique : des textes fondateurs pour l'intelligence et la sensibilité » dans la revue Lettres ouvertes, Rennes, CRDP de Bretagne, nº 8, mars 1997 : Enseigner l'Antiquité aujourd'hui.

[14] La Vulgate, au nom si juste, a elle-même une histoire, entre Jérôme et le pape Clément VIII qui la fit réviser une dernière fois avant de promulguer (1592) le texte définitif, reconnu comme officiel par l'Église latine pendant plus de trois siècles.

[15] Paul Ricœur, Temps et récit, III « Le temps raconté », Paris, Seuil, 1985, p. 355. C'est Ricœur qui souligne.

[16] P. Ricœur, ibid., p. 357.

[17] J. L. Austin, Quand dire, c'est faire, 1962, trad. française, Paris, Seuil, 1979, coll. Points.

[18] P. Ricœur, ibid., p. 358.

[19] P. Jaccottet, « Arbres II » dans Poésie 1946-1967, Paris, Poésie/Gallimard, p. 139.

[20] P. Michon, Corps du roi, Lagrasse, Verdier, 2002, p. 82.

[21] P. Ricœur et A. Lacocque, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998, p. 82.

 


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