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Jean-Pierre Bourdon : Cours sur L'Odyssée d'Homère.

Jean-Pierre Bourdon a été professeur de Philosophie en classes préparatoires littéraires et scientifiques au lycée Chateaubriand de Rennes.

Ici, on reprend l'un de ses cours, fait en Maths sup et spéciales en 1992-1993 sur l'Odyssée d'Homère (chants V à XIII). Cette année-là, le programme des concours scientifiques comportait aussi Tristes tropiques de Lévi-Srauss et Un barbare en Asie de Michaux. Le thème associé était « L'autre et l'ailleurs ».
Par accord entre les professeurs de Littérature et de Philosophie, chacune des deux disciplines prenait la totalité du programme annuel dans telle classe donnée.

Mise en ligne le 16 septembre 2020.

© : Jean-Pierre Bourdon.

 Homère, L'Odyssée, traduction, notes et postface de Philippe Jaccottet, [Le Club Français du Livre, 1967] La Découverte, 1992.


L'Autre et l'Aileurs. Homère : L'Odyssée

SOMMAIRE du cours :

Introduction

L'altérité peut se définir par son contraire, l'identité, tout comme l'ailleurs par son contraire, le lieu d'o on parle présentement, l'ici même. L'identité est première par rapport à l'altérité comme le lieu d'o on parle est premier par rapport aux lieux dont on parle.

Cette relation de soi à soi engage et rend possible une relation à l'autre ou aux autres. En effet l'altérité est affaire de découverte de l'autre et de relation à un autre que soi tandis que l'identité, elle, est affaire de relation de soi à soi. L'identité, c'est le fait d'être soi-même et de rester le même. Il n'y a pas une identité mais des identités fort différentes de nature et d'importance pour les protagonistes de cette odyssée ; idem pour les lieux o séjourne plus ou moins longtemps Ulysse rentrant à Ithaque et rencontrant des autres fort divers. Or les deux poèmes d'Homère, L'Iliade et l'Odyssée, sont une glorification des héros de la guerre de Troie, même s'il s'agit d'une glorification très différente. Tous ces héros guerriers sont à la fois jeunes et beaux, grands et forts. Ulysse a une vingtaine d'années quand il part à la guerre et ses conquêtes féminines sont aussi nombreuses que ses exploits o ses adversaires doivent tenir compte de « sa virilité, montrant de belles cuisses, de larges épaules, une poitrine et des bras puissants » (v. 67-69, XVIII, p. 294). Ses ruses ne doivent pas faire oublier sa force quasi surhumaine puisqu'il est un discobole hors pair et un boxeur redoutable (ce qu'il prouve à Euryale qui l'a pris pour un vulgaire commerçant, chant IX , v. 659 et suivants, p. 128 et au mendiant attitré d'Ithaque, Urial, qui cherche à le déloger, début du XVIII), force foudroyante de laquelle les prétendants font les frais lorsqu'il bande son arc pour les éliminer les uns après les autres (XXI). Les héros sont les meilleurs d'entre les guerriers, ils l'ont prouvé au combat, et ils sont tous d'ascendance noble.

Ces héros, Achille dans L'Iliade, Ulysse dans L'Odyssée, sont précédés par leur réputation de héros o qu'ils aillent et se trouvent. Pour en rester à L'Odyssée et à son personnage principal, Ulysse, nous retrouvons un des derniers héros de la Guerre de Troie : Ulysse, au chant XI, rencontrera son compagnon et héros mémorable, Achille, dans l'Hadès, et son fils, Télémaque, lui, se rendra auprès de Nestor et de Ménélas, deux vieux héros survivants de ladite guerre. Nous sommes initialement déjà ailleurs, pour ce qui est des identités et du processus d'identification des personnages du poème, puisque nous rencontrons des héros, protégés des dieux ou des déesses, et non de simples mortels ordinaires victimes du destin. Dans l'épopée, « Zeus est le père des guerriers et des hommes », et « les héros sont des nourrissons de Zeus », « semblables aux dieux », car ils ont gagné l'immortalité en étant les meilleurs d'entre les guerriers et en prouvant qu'ils sont d'authentiques aristocrates du combat. Zeus, est naturellement « le père des guerriers et des hommes », et le roi des dieux.

Mais ces guerriers mémorables restent des hommes, étant lors de leurs exploits des chefs aristocratiques qui sont les meilleurs d'entre les nobles. Ulysse est roi d'Ithaque, et en tant que roi il est un des « bergers de peuples », un « des pasteurs d'hommes » et donc à ce titre il donne des ordres ou il remet de l'ordre, l'arme à la main, comme on le constate lorsquil rentre chez lui à Ithaque. L'Iliade a pour héros central Achille, incarnant le héros de la force et de la vaillance, fougue triomphante, « fougue de feu », proche de la fureur qui fait de lui un lion. L'Odyssée, a pour héros, Ulysse, le héros de l'intelligence et de la ruse triomphante. L'identité du héros de L'Iliade, Achille, exemplifie sa force surhumaine, et celle d'Ulysse, dans L'Odyssée, son intelligence spirituelle. L'Iliade est « Le poème de la force », pour reprendre le titre d'un ouvrage de Simone Weil. L'Odyssée va être le poème de la survie rusée car Ulysse, lui, est le persévérant « l'Inventif », qui nous est immédiatement présenté par Zeus comme « le plus intelligent et le plus généreux des hommes / pour les dieux qui possèdent le ciel immense. » (v. 66-67, I, p. 14). Ulysse est l'incarnation unique et inoubliable de cette intelligence spirituelle dont il ne se départit jamais. Il reste toujours égal à lui-même, c'est-à-dire « l'ingénieux Ulysse », « l'homme aux mille tours ». Dans cette haute époque mythique, l'identité se décline par le nom et la filiation, par exemple pour répondre au puissant Alcinoos roi des Phéaciens, Ulysse dit : « Je suis Ulysse, fils de Laërte, dont les ruses sont fameuses partout et dont la gloire touche au ciel » (v. 19, IX, p. 142), mais aussi par la situation : « J'habite dans la claire Ithaque », v. 21, IX, p. 142, et la fonction : « soldat d'Agamemnon », en effet «c'est pour l'honneur dAgamemnon qu'il est parti / vers Ilion des beaux chevaux, combattre les Troyens. » (v. 70-71, p. 228), et par son identité reconnue : « véritablement Ulysse, roi d'Ithaque », une fois qu'il a liquidé les prétendants à sa succession. Aussi Ulysse, o qu'il se trouve, ne manquera pas de se présenter aux autres dans son identité propre. Fils de Laërte, roi d'Ithaque et héros de la Guerre de Troie, célèbre par sa ruse triomphante.

Mais le lieu de l'ici-même est d'abord celui de l'affirmation du sujet qui se parle à soi-même avant de s'adresser aux autres, comme lorsque Ulysse dit à Calypso qui veut le retenir : « Et néanmoins, j'espère, je désire à tout moment / me retrouver chez moi et vivre l'heure du retour./ » (v. 219-220, V, p. 290). C'est la relation de soi à soi qui rend possible, non seulement une relation aux autres, mais à un ailleurs qu'ici, plus imposé que choisi, un au-delà qui passera par la découverte de l'Au-delà, l'Hadès, et donc à un espace proche ou lointain, mais dérangeant et inquiétant o l'on est confronté à la fois à l'altérité et aux autres. La relation de soi à soi rend effective la relation aux autres et l'occupation du lieu présent rend possible un déplacement ailleurs, cet ailleurs étant proche (l'île du Soleil) ou lointain (l'île de Calypso), réel (chez les Cicones) ou imaginaire (chez les Lotophages). Ulysse, dans son odyssée, celle du retour chez lui à Ithaque, découvre les autres en quittant, bon gré malgré lui, son chez soi et en partant ailleurs, mais le héros de la guerre de Troie, dans ses voyages et ses aventures, reste Ulysse, toujours identique à lui-même, toujours attaché à ses origines et au haut domaine qui le définit, lui le roi d'Ithaque, l'époux de Pénélope, le fils de Laërte et le père de Télémaque. Et rentrant chez lui, il chasse et tue les autres qui n'ont rien à y faire et Pénélope « s'asseoit face au héros dans la lueur du feu ». (v. 89, XXIII, p. 370).

Nous devons donc d'abord préciser l'identité d'Ulysse et sa provenance pour saisir ensuite le sens de ses aventures à l'étranger auprès d'autres vraiment autres et comprendre enfin le sens de son retour au pays natal.

1 - Ulysse : soi-même et les autres

Il est clair, nous dit Jean-Pierre Vernant, dans L'Individu, la mort, l'amour, que « dans une société de face à face », dans une culture de « la honte et de l'honneur o la compétition pour la gloire » est une chose essentielle, qu'il n'y a pas de conscience de soi et de connaissance de l'identité personnelle sans reconnaissance d'autrui et sans observation de soi par autrui. D'o ce jugement de Vernant : « C'est dans lœil de son vis-à-vis, dans le miroir qu'il nous présente que se construit l'image de soi. Il n'est pas de conscience de son identité sans cet autre qui vous reflète et s'oppose à vous en vous faisant front. Soi-même et l'autre, identité et altérité vont de pair, se construisent réciproquement » (p. II). Comment se construit l'identité d'Ulysse ? Comment son altérité se déploie-t-elle par rapport aux dieux, aux héros, aux hommes ?

Ulysse : soi-même et les autres.

Chacun sait que les Grecs imaginèrent leurs dieux à leurs images en les dotant, divinité oblige, d'un corps divin nécessairement plus beau et plus fort, et surtout plus resplendissant que notre sac de peau ; corps divin qui, à l'inverse du nôtre, est non seulement beau mais immortel. Chacun se souvient également que les héros ne sont pas simplement pour les Grecs des hommes plus courageux que le commun des mortels mais sont des produits d'amour mêlés amours d'immortels et de mortels qui, comme tels, disposent d'une protection spéciale des dieux (Achille, par exemple, est le fils de Thétis, lune des nymphes de la mer Méditerranée). Chacun sait enfin que dans la mythologie grecque, dont Homère est le père, les dieux n'hésitent pas à venir se mêler des affaires humaines sans que ces derniers en soient pour autant scandalisés ou effrayés. Ainsi Ulysse va être victime de la colère de Poséidon mais il sera un protégé d'Athéna. Les dieux et les hommes sont donc à la fois proches et lointains, semblables et différents de nous.

Mais ce qu'on sait moins, c'est que l'identité individuelle des uns et des autres comporte deux volets : un nom et un corps. Comment Ulysse se présente-t-il et/ou comment Ulysse nous est-il présenté ? Cette présentation est un élément essentiel pour obtenir la reconnaissance d'autrui dans le rituel de connaissance/reconnaissance de l'hospitalité. Le roi des Phéaciens, Alcinoos, demande à Ulysse : « Dis le nom que chez toi te donnaient tes parents,/ les autres par la ville et ceux qui habitaient auprès./ Aucun homme en effet n'est tout a fait privé de nom,/ noble ou vilain, puisqu'on en a un dès le début :/ chaque homme, à peine né, en reçoit un de ses parents » (VIII, v. 553 sq., milieu p. 139). Seulement au début du chant suivant, Ulysse répond à cette demande en ces termes : « Je suis Ulysse, fils de Laerte, dont les ruses sont fameuses partout, dont la gloire touche au ciel » (IX, v. 19, p. 142). Autant dire que le nom propre d'Ulysse est d'abord dissimulé par lui prudemment puisque son retour à Ithaque, empêché par Poséidon depuis la chute de Troie, fait qu'il traverse une série de mésaventures o il risque sa vie à chaque instant et à chaque étape, confronté qu'il est à l'altérité absolue de la mort brutale en mer ou à terre, mort autrement plus dangereuse que l'étranger rencontré, ou que celle de son étrangeté évidente. Il sait donc à quel adversaire il a affaire.

La prudence va donc être la qualité première et essentielle de notre héros et elle fait corps avec lui à chaque instant, y compris lorsqu'il rentre enfin chez lui et qu'il teste les sentiments de son vieux père. Le premier épithète qualificatif accolé à son nom est "l'inventif" (polumètès), autrement dit l'inventeur de ruses. Rappel : I v. 1, p. 12 : « O Muse, conte-moi l'aventure de l'Inventif.» Aucun homme ne peut rivaliser avec la mètis d'Ulysse, c'est-à-dire avec « sa prudence avisée, prudence qui assure le succès dans le domaine de l'action » (Détienne et Vernant, Les Ruses de l'intelligence, la Mètis des Grecs). Cette ruse lui est reconnue aussi bien par les dieux que par les hommes comme nous le constatons tout au long de son odyssée. Cette épithète et ce qualificatif sont essentiels puisque sa ruse le sert en permettant le rebondissement de ses aventures car elle est le nerf des rebondissements de l'action. Cette ruse le rapproche des dieux et l'éloigne des hommes ordinaires puisqu'il est dit « ce héros sage comme les dieux » (XIII, v. 89, p. 214). Il n'est pas simplement rusé il est (“l'Inventif”), l'inventeur de toutes sortes de ruses salvatrices grâce à son imagination. Et dans “polumètès” il faut tenir compte du préfixe “polu” qui signifie “beaucoup”. Ulysse est beaucoup plus rusé que tous les autres héros, trop rusé pour de simples compagnons d'armes, et rusé au point de troubler les jeux des dieux et des déesses.

Qui dit ruse dit capacité de retourner en sa faveur le rapport moyen/fin et du coup celui qui croyait trouver un bon moyen de satisfaire sa faim, Polyphème, trouve sa fin par la dissimulation de l'identité d'Ulysse : « Personne » n'est pas quiconque (IX, v. 365 et sq, p.s 152-153) Rappel : « Je m'appelle Personne, et Personne est le nom que mes parents et tous mes autres compagnons me donnent. » À un accent près, "métis/ "mètis", le mot signifie en grec tantôt "personne" tantôt "ruse." Ulysse est donc le bien nommé lorsqu'il est nommé l'astucieux puisque Polyphème lui-même doit reconnaître en ces termes son échec : « Par ruse, et non par force, amis ! Mais qui me tue ? Personne ! » (IX, v. 408, p. 153 haut). Quand un cyclope n'est pas aveugle… il est sourd et donc autre qu'un homme bien né ! Dénouement rocambolesque d'une fuite réussie par complet renv.ement du rapport moyen/fin, et retournement de la situation, au profit du plus intelligent et du plus imaginatif. La force physique idiote est vaincue par un bon mot. L'alliance de l'intelligence et de l'imagination permet l'anticipation et la mise au point d'un succès inattendu. Sa « prudence » lui permet de prévoir les dangers futurs, (d'o la fuite précipitée après la razzia chez les Cicones), et de ne pas prendre des risques inconsidérés (d'o le double stratagème lui permettant de n'être pas victime du chant des Sirènes), d'attendre le moment opportun pour se tirer d'un mauvais pas (cas de la clôture dans l'antre du Cyclope Polyphème), de tenir sa langue ou d'en user à double sens (il cache à ses compagnons les dangers de Charybde et de Scylla, et surtout il sait se cacher lors de son retour à Ithaque…). Mais il se joue de Polyphème en étant tout entier lui-même en se faisant passer pour « Personne ». Ironie suprême ! Prudence et ruse dans l'action et dans le discours font de lui un héros complet. Ulysse n'hésite donc pas à mentir (il ne dit pas au Cyclope o il a amarré son navire et il prétend que son navire a été détruit), et à inventer des fables pour dissimuler son identité (exemple : lors de son arrivée chez les Phéaciens ou, mieux encore, lors de son retour à Ithaque, et ce plusieurs fois…).

Qui dit ruse dit, chez les animaux comme chez les hommes, capacité de faire un détour, car le plus court et le plus rapide chemin est souvent le plus périlleux. Aussi pour revenir entier chez lui l'Inventif doit toujours rester égal à lui-même et trouver dans son savoir-faire, produit de sa mémoire et de son imagination, les moyens de surmonter les obstacles qu'il rencontre et de triompher des dangers qui se dressent devant lui ; « l'homme aux mille tours » sera donc « l'homme aux mille détours ». Ayant débarqué à Ithaque, au lieu de se précipiter chez lui pour retrouver dans son palais la fidèle Pénélope et son fils chéri, Télémaque, comme l'aurait fait tout autre, souligne Athéna, il choisit d'attendre et d'observer, de se cacher et de préparer sa vengeance. Rappel : « Un autre, à son retour, eût couru tout heureux / trouver dans le palais ses enfants et sa femme… » (XIII, v. 333 et sq., haut p. 221). Les ruses d'Ulysse sont non seulement multiples et avérées mais pleines de succès et elles participent donc à sa gloire : « Je suis Ulysse, fils de Laërte dont les ruses / sont fameuses partout et dont la gloire touche au ciel. » (X, v.19 et 20, bas p. 142). Les héros, par leurs exploits, font la gloire de la déesse Héra et sont divinisés à leur mort. Qu'en est-il de la gloire d'Ulysse ? Sa gloire (kléos) est celle d'un des héros les plus valeureux de la guerre de Troie, guerre de laquelle il est un des rares héros survivants. Ne pas oublier qu'au chant VIII Ulysse pleure en entendant l'aède Démodocos célébrer non seulement sa ruse du Cheval de Troie mais son combat avec Deiphobe o, tel Arès, il s'est jeté à corps perdu dans la plus incertaine et la plus périlleuse des batailles (VIII, v. 493-520, p. 137-138).

La gloire qui rend immortel, ou à tout le moins mémorable, est une gloire guerrière produit du courage, vertu, comme le rappelle Jacqueline de Romilly qui est « la première des vertus du héros ». Cette gloire, elle se mérite en se portant au premier rang des combattants. Ulysse n'est pas simplement l'auteur d'un traquenard réussi permettant aux Achéens de pénétrer dans Troie et de piller la ville. Il est aussi le guerrier valeureux qui lors de son odyssée, de son retour à Ithaque, regrette de n'être pas mort au champ d'honneur avec les siens et qui craint la mort anonyme du naufrage en mer. Lire : V, v. 306 et sq., p. 92 : « Trois, quatre fois heureux les Danaens qui ont péri / dans la plaine de Troie, pour le service des Atrides ! (…) Maintenant, le destin me livre à une mort atroce. » Ulysse est un héros hanté par le souvenir de son passé guerrier glorieux, et il craint l'infamie d'une mort quelconque, d'une mort anonyme, celle d'un marin péri en mer. La belle mort, c'est la mort au combat du jeune guerrier. C'est celle que choisit Achille, une mort non pas prématurée mais de toute beauté : « la beauté héroïque saisit le combattant quand il est à son faîte (…) aux yeux des hommes à venir dont il hantera la mémoire, il se trouve par le trépas fixé dans l'éclat d'une jeunesse définitive. » (Jean-Pierre Vernant, L'Individu, l'amour, la mort, p. 57). Aussi le bras d'Ulysse a bien du mal à ne pas « tirer son épée » et « frapper Polyphème là o le foie pend sous le diaphragme », lorsqu'il voit Polyphème assommer ses compagnons comme des chiots, les découper membre à membre pour en faire son souper (XI, v. 290 et sq., p. 150). « Le courage, écrit Jacqueline de Romilly, est sans l'ombre d'un doute, la première des vertus du héros. » Mais le courage est ici impuissant, la ruse commande l'attente d'une issue favorable.

Cette valeur incomparable du guerrier comprend naturellement l'orgueil et l'estime de soi qui élèvent au dessus du commun des mortels. La grandeur du héros est proprement surhumaine. En effet, tout au long de son long périple de retour, Ulysse surmonte de multiples dangers que ses compagnons, abandonnés à eux-mêmes, ne sauraient ni envisager ni surmonter. Raison pour laquelle il rentre seul. Lui seul peut affronter le monstre qu'est Scylla, « la terrible aboyeuse » dont « même un dieu craindrait la rencontre. » (XII, v. 85, bas p. 200). Tout au long de son voyage de retour à Ithaque, Ulysse reste un combattant et un guerrier qui ne rêve, comme lui dit Circé, que « de travaux de guerre / et combats ! » (XII, v. 116-117, p. 201). Le héros se doit d'être un combattant héroïque. Aussi il ne va pas avoir peur d'affronter la lance à la main Scylla : un courage surhumain peut et doit affronter sur son rocher l'inhumain !

Enfin et surtout Ulysse est l'endurant et le persévérant, celui qui ne plie pas et ne cède pas, et qui reste au contraire polarisé par son retour à Ithaque, rien ne pouvant le faire dévier de son but et de son port d'attache royal. Il est le « généreux » pleurant Ithaque et sa chère épouse Pénélope. Et les charmes de Calypso ne sauraient lui faire oublier, et encore moins compenser, sa nostalgie, son mal profond du pays natal non encore retrouvé. « Mais Ulysse le généreux n'était pas dans la grotte,/ Il pleurait sur le promontoire o il passait ses jours / le cœur brisé de larmes et de tristesse » (V, v. 81 et sq., p. 86). Durant toute son odyssée Ulysse apparaît têtu et déterminé, doté d'une endurance et d'une résistance proprement surhumaines, lesquelles, plus que les secours ou les aides des dieux et déesses, expliquent que lui seul rentre sain et sauf chez lui ayant échappé aux épreuves et aux naufrages.

Endurance et résistance autant physique que morale. Il est prêt à tout endurer et à tout supporter pour se retrouver chez lui et vivre l'heure heureuse du retour : « Si quelque dieu veut m'engloutir dans l'abîme vineux, / jaffronterai cela encor ; mon âme est formée au malheur : / j'ai déjà tant souffert, j'ai déjà si longtemps peiné / à la guerre et sur l'eau, que je suis prêt à ce surcroît » (V, v. 221 et sq., p. 90). Il est donc ce naufragé qui, bien qu'épuisé (p. 93), se bat jusqu'au bout contre les éléments déchaînés, contre la mer en furie. Fils d'une néréide, d'une nymphe de la mer, Thétis, il est justement protégé par une autre nymphe de la mer Ino-Leucothée, la déesse blanche, qui va lui offrir son voile protecteur alors qu'il nage dans la mer grise, dans la houle immense, dans les hautes lames coupantes devant la côte inhospitalière des Phéaciens (idem, p. 95). Cette endurance et cette résistance extraordinaires le font prendre en pitié par les dieux (idem p. 96) qui l'abandonnent à moitié mort sur le rivage (idem p. 96). Marin aguerri, charpentier habile, pilote avisé, Ulysse est aussi un infatigable nageur, un naufragé courageux qui ne se laisse jamais abattre par des éléments défavorables. Ceci en raison de son destin qui le pousse encore et toujours à rentrer à Ithaque, cela quoi qu'il lui en coûte. Mais ceci tient également à sa parfaite maîtrise de soi qui fait qu'il ne doute jamais de son succès final. Il va donc être le héros du passage de la guerre à la paix et de l'exil au retour chez soi.

Mais tous ces traits ne doivent pas nous faire oublier qu'Ulysse, plus qu'aucun autre des héros d'Homère, est un homme comme les autres, comme nous autres même car, comme le note Jacqueline de Romilly il est « engagé en tant qu'homme, dans des luttes o il est à la fois un être sans défense et un modèle d'énergie ». À ce titre, il est le plus profondément humain des héros d'Homère et il est exemplaire par son humanité. « Dans L'Odyssée, remarque Alain, le héros revient toujours à l'ordinaire ; il mange ; il boit ; il dort. C'est mon frère l'homme » (Les Dieux, chapitre VI, Les dieux d'Homère). En quoi consiste cette humanité ?

En premier lieu, en la conscience de sa petitesse et de sa faiblesse face aux éléments déchaînés et tout particulièrement devant la mer. Après avoir dérivé sur la mer déchaînée, après avoir nagé dans les lames auprès de récifs coupants, il est rejeté au rivage « haletant » et « sans voix » (fin V, v. 450-470, p. 96). La fatigue était « effrayante », nous dit le texte, mais aussitôt qu'Ulysse retrouve ses esprits il se glisse sous la feuillée et il rend grâce à sa mère la Terre : « puis il s'éloigna du fleuve, il s'étendit sous les joncs et baisa la terre du blé » (idem, p. 97). Dans son épuisement et son dénuement, il revient à une existence quasi animale en éprouvant le plaisir d'un repos salvateur. Mais, ajoute Alain, « Ulysse enseveli et dormant sous les feuilles comme le feu des pasteurs, n'en est pas moins Ulysse ». Comprenons que, lorsqu'il se dresse à moitié nu devant la jeune et belle Nausicaa, il retrouve immédiatement le sens de la pudeur et celui de la grandeur qui définissent les héros : comme le lion des montagnes aux yeux des biches, il apparaît « effrayant aux yeux des jeunes filles innocentes ». Le héros redevient vite un gentilhomme, un prince fort courtois, en vantant la beauté de la jeune Nausicaa : « Reine, j'embrasse tes genoux ! Es-tu femme ou déesse ? » (On croirait lire… une page d'Apollinaire à Lou !) Le sexe fort a l'obligeance de rendre les armes au sexe faible au sein d'une politesse toute naturelle.

En second lieu, Ulysse est profondément humain pour sa compassion à l'égard de ses compagnons d'infortune. C'est très net dans l'épisode de Circé o le héros n'hésite pas à affronter l'inconnu le plus redoutable pour arracher ses hommes aux griffes de la magicienne Circé, compagnons transformés en porcs que la sorcière doit métamorphoser en être humains pour pouvoir ensuite satisfaire aux plaisirs de l'amour. « Si c'est loyalement que tu m'invites à manger, délivre-les d'abord, que je revoie mes compagnons ! » Ulysse va droit vers les hommes et il éprouve une fraternité naturelle avec les plus humbles d'entre eux lorsqu'ils sont eux-mêmes humains, c'est-à-dire compatissants aux souffrances d'autrui comme l'est Eumée, le fidèle porcher de son roi, serviteur qui honore Ulysse de la plus généreuse hospitalité avant même d'avoir reconnu son maître. Rude leçon : Ulysse caché, par Athéna, sous les haillons d'un vieux mendiant reste un homme et il doit être accueilli et honoré en tant que tel « car, dit-il, les mendiants, les étrangers / viennent de Zeus et le moindre don leur fait joie, qui est nôtre, c'est tout ce que peut faire un serviteur » (XIV, v. 57 et sq., bas p. 227).

Autant dire, commente Alain, que « les dieux sont des moments de l'homme », et donc que l'homme en tant qu'homme doit être respecté comme tel dans sa part divine échue à chacun, c'est-à-dire dans le courage dont il sait faire preuve dans les difficultés extrêmes, comme par exemple la misère de l'exil. D'o l'importance des rites de l'hospitalité qui supposent partage et réciprocité entre des hommes différents mais semblables en ce que, fatigués et affamés, ils ont tous besoin de pain et de vin, de viande et d'un peu de chaleur. L'hospitalité est un devoir sacré et il faut donc accueillir l'autre homme comme si nous étions en présence d'un dieu.

Enfin, Ulysse est profondément humain par son attachement à ses origines, son pays, Ithaque, à sa famille, la sage Pénélope, et à tous les gens de sa maisonnée. Quittant Calypso, il perd l'immortalité, une beauté divine, des plaisirs très raffinés, mais rentrant chez lui à Ithaque il a l'infini privilège de retrouver son royaume et d'habiter sa maison, de retrouver son épouse fidèle qui lui a donné son fils, Télémaque, lequel défend son nom et son honneur. L'humanité est ici moins celle du sang que celle d'une petite société primitive : la famille au sens élargi du terme. Ulysse qui appartient à Ithaque, île « basse » sur la mer, une île rocheuse, mais « une nourrice de guerriers », est d'abord l'habitant de « la claire Ithaque » et lui, qui a beaucoup voyagé, dit « Je ne connais rien de plus beau que cette terre » (IX, v. 21 et suivants, p. 142 bas). Aussi proclame-t-il « qu'il n'est rien pour l'homme de plus doux que sa patrie / ou ses parents ». Son île est pour lui la plus belle des terres et rien n'est plus « doux » pour lui que sa patrie (haut p. 143). La douceur de ladite île expliquant son attachement. L'Odyssée glorifie donc ici dans un même mouvement l'amour humain et l'amour conjugal, l'amour des proches et celui de la patrie.

Mais, si le mal du retour au pays natal le tenaille si fort, comment expliquer qu'Ulysse soit en même temps l'éternel voyageur, un voyageur en quête d'un ailleurs toujours neuf et toujours différent, amoureux de l'inconnu précédemment découvert ? L'homme ne tient pas plus en place qu'il n'a une identité simple et fixée une fois pour toutes. Comment comprendre qu'Ulysse veut, dans un même mouvement, connaître le monde et du monde, et en même temps rejoindre les siens à Ithaque ?

2 - Ulysse ailleurs et chez soi

On discutera sans doute longtemps, entre spécialistes, de la part de réalité et de celle d'imaginaire qui interviennent respectivement dans le retour final d'Ulysse à Ithaque. Mais, ce qui est indiscutable, c'est qu'Ulysse nous est présenté tout du long comme un marin et un navigateur hors pair confronté à une série de tempêtes et d'épreuves qui l'éloignent sans cesse du retour à bon port, cest-à-dire à son port d'attache et ceci alors même qu'il est quasi en vue des côtes d'Ithaque (voir IX, v. 79, p. 144 : « Ce jour-là, j'eusse atteint sain et sauf ma patrie », avant la tempête devant le cap Malée et au chant X lorsqu'il quitte l'île d'Éolie). Ce qui est également indiscutable, c'est que le récit personnel et rétrospectif d'Ulysse joue à la fois sur l'éloignement spatial et la distance temporelle qui séparent Ulysse de son retour chez lui.

Ulysse revient donc de loin quand il rentre à Ithaque et il met beaucoup de temps pour y revenir. Revenant de Troie avec ses douze vaisseaux, Ulysse voit sa flotte anéantie par les Lestrygons et son dernier navire est finalement détruit par une tempête destinée à châtier le crime de ses compagnons après l'épisode des vaches du Soleil. Essuyant une nouvelle tempête, il aborde finalement seul sur l'île de Calypso o cette dernière va le retenir pendant sept ans avant de le libérer sur ordre des dieux. Ce qui est certain c'est qu'Ulysse a traversé la Méditerranée d'Est en Ouest, c'est-à-dire l'entier monde maritime connu des Grecs à cette époque, avant de rentrer chez lui. Imaginaire ou réel, son voyage l'a donc fait naviguer tout d'abord dans la mer Égée puis tout au long des côtes ioniennes, passant d'une île à l'autre et d'une colonie à l'autre, naviguant pour finir de l'Asie Mineure à la Crète. Mais, à cette navigation peu ou prou côtière et d'île en île, il faut ajouter des traversées plus intrépides qui le conduisent sans doute sur les côtes de l'Afrique du Nord le pays des Lotophages et également sans doute aux portes du monde connu d'alors par les Grecs : le détroit de Gibraltar (o se trouverait l'île de Calypso) cette porte ouvrant sur un monde aussi mystérieux qu'inquiétant. Enfin, passé de l'Orient à l'Occident, il aborde chez les Cimmériens « au plus profond cours de l'Océan », pays fantastique perdu dans les brumes et la nuit, porte étrange sur un au-delà du monde o, après des sacrifices il va évoquer les âmes des défunts. Nous sommes donc passés, d'une étape-escale à une étape de découverte, de la navigation d'exploration géographique à celle d'exploration métaphysique !

Tous ces voyages, toutes ces aventures, toutes ces découvertes prennent du temps le temps d'une vie naturellement mais ce temps peut être évalué de différentes façons. Objectivement la durée totale de son absence à Ithaque, et donc de ses voyages, est d'une vingtaine d'années (une vie d'homme de l'époque…) : il passe d'abord dix ans avec les autres chefs de guerre achéens devant Troie assiégée et ensuite il passe dix ans d'errance aventureuse sur les mers lors de son retour. Cette longue durée endurée, ce retardement répété du retour, tiennent à la volonté des dieux et tout particulièrement à celle de Poséidon qui ainsi se venge des affronts d'Ulysse, fruits de l'orgueil de l'homme aux mille tours. Ce temps long est scandé par un temps plus court, celui des étapes qui lentraînent d'une aventure à une autre. Ces étapes, de durée diverse, sont relativement brèves et durent pour certaines quelques jours ou quelques semaines. Au total Ulysse n'a sans doute pas navigué plus de 70 ou 80 jours en mer car il est retenu par deux fois longuement : une fois lors de l'hivernage chez Circé, un an, (X, 457-469, p. 172), et surtout durant la longue captivité de sept ans à Ogygie auprès de Calypso (VII, v. 244-261, p 118-119) : « Je restai là sept longues années à baigner / de pleurs les vêtements qu'elle m'avait donnés » (idem, v. 259-260, p. 119). De fait Ulysse demeure plus souvent à terre qu'il ne navigue en mer; il reste un terrien condamné parfois à être un marin ! Dans cette durée plus ou moins courte des voyages, durée hachée souvent par la tempête, c'est la volonté et l'intelligence du héros qui sont décisives ; au contraire, dans les périodes d'hivernage ou de captivité à terre, c'est plutôt la prudence d'Ulysse qui est déterminante et finalement sa nostalgie qui repasse au premier plan.

Enfin il y a le temps du récit proprement dit. Traditionnellement on divise L'Odyssée en une quarantaine de journées depuis le départ de Télémaque au chant I jusqu'à la reconnaissance finale d'Ulysse comme roi au chant XXIV. Le récit de ce voyage se transforme en un roman d'aventures en raison du dédoublement du narrateur Homère laisse la parole à Ulysse ce qui permet de créer un jeu subtil entre l'ordre des événements et l'ordre du récit tout en tenant l'auditeur/lecteur en haleine puisqu'il ignore à la fois ce quil est advenu à Ulysse (c'est-à-dire tout ou partie de son passé) et bien évidemment ce quil lui arrivera (son retour restant indéterminé…). Du chant V au chant VII (p. 84 à 121), c'est le poète qui raconte le voyage mouvementé d'Ulysse jusqu'aux côtes de Schérie o il rencontre Nausicaa. Mais au chant VI c'est Ulysse qui fait le récit de ses aventures (VII, v. sq., p. 118 et sq.). Ulysse prend le relais de l'aède ou d'Homère. Les récits d'Ulysse chez Alcinoos des 30-33èmes journées trois jours donc chez les Phéaciens consistent d'abord en un retour en arrière : Ulysse décrit la tempête qu'il a essuyée pendant neuf jours avant d'aborder à l'île d'Ogygie (VII, v. 244-254, p. 118-119), puis il refait à sa manière le récit des événements qui ont suivi sa captivité et son élargissement consenti, récit que nous, lecteurs-auditeurs, connaissons déjà par le poète. Au chant X Ulysse, contraint de dévoiler sa véritable identité, raconte dans son récit à Alcinoos comment il a quitté Troie et a dû aborder en différents lieux plus ou moins fantastiques : chez les Lotophages et chez les Cyclopes, sur l'île flottante du Soleil, chez les Éoliens, chez les Lestrygons, sur l'île de Circé avant d'atterrir chez Calypso. On notera que les v. 447 et suivants du chant XII reprennent quasi textuellement ceux du chant VII, v. 253 et suivants. Deux soirées de narrations rapportent et embrassent donc de longues années d'épreuves scandées principalement par des tempêtes effroyables. Homère dans son poème maîtrise donc parfaitement lart de l'utilisation de temps différents dans la narration, tantôt avec des retours en arrière, tantôt avec des accélérations ou des ralentissements de l'histoire vécue et racontée par Ulysse. On découvre alors quUlysse n'est pas seulement un marin et un navigateur remarquable mais qu'il est également un conteur extrêmement habile à mettre en scène ses propres aventures. Voyageur sur les eaux vineuses de la mer, il fait également un voyage de formation et d'apprentissage de soi au travers du récit qu'il doit donner de sa propre vie.

Le voyage d'aventures devient un voyage philosophique o notre ami de l'inconnu, notre apprenti de l'ailleurs, progresse d'escale en escale dans la connaissance de soi en cherchant à rentrer chez soi. Paradoxalement, il est d'autant plus un amant du lointain et de l'aventure qu'il est amoureux nostalgique de sa chère Ithaque. L'ailleurs et l'inconnu ne prennent consistance et valeur que par référence au point de départ et au point fixe, point de repérage jamais perdu de vue, qu'est le chez soi d'Ulysse, son pays natal et son royaume, Ithaque. Le voyage dans l'espace et dans le temps a non seulement besoin d'un point de départ et d'un point d'arrivée mais il a surtout besoin d'un ensemble de points de repère définis par rapport auxquels vont se dessiner l'originalité de l'altérité et l'étrangeté de l'ailleurs.

Ces repères premiers et fondamentaux, ce sont les éléments constitutifs du monde d'Ithaque, microcosme du monde grec. Quels sont les traits majeurs de la patrie d'Ulysse ? Ithaque est une petite île, basse sur la mer, île pauvre et entourée de récifs, qui ne peut nourrir des chevaux, faute de prairies suffisantes, mais seulement des troupeaux de chèvres et de moutons, quelques troupeaux de vaches et des compagnies de porcs plus ou moins sauvages. Mais tout de même « terre à blé » qui permet de nourrir les hommes « mangeurs de pain » et de désaltérer grâce à ses vergers et à ses vignes les hommes « buveurs de vin ». Un pays qui est donc un pays d'agriculteurs et de pasteurs. Agriculture et élevage constituant les deux principales activités d'un domaine supervisé par le maître de l'oïkos, le maître de la famille et de la Cité-État, c'est-à-dire le Roi, qui règne sur tous et toutes, gens et bêtes. Sa demeure est un palais-forteresse ordonné autour d'une grande salle centrale entourée de fauteuils, salle o le maître reçoit ses hôtes, tandis que les femmes, elles, vivent à l'étage o s'étend leur appartement. Les servantes et les serviteurs veillent au service et à l'entretien des biens domestiques et surveillent les richesses domestiques accumulées et stockées dans des réserves souterraines. On descend donc à la cave quand on veut honorer un invité d'un cadeau précieux. Les femmes filent et tissent dans cette haute demeure alors que le maître, lui, supervise les travaux des gens et surveille et garde son domaine. Quelques artisans, forgerons et orfèvres, des médecins et des devins, permettent un embryon de richesse technique et culturelle permettant d'améliorer la qualité de vie des maîtres du domaine. Ithaque étant une île, le monde de l'oïkos est naturellement ouvert sur la mer, ce qui donne à ses habitants l'occasion de razzias et d'expéditions guerrières permettant d'améliorer l'ordinaire. La mer est à la fois pour les Grecs un élément de cohésion du monde grec et le terrain de toutes les rivalités entre cités et royaumes. L'appel du large, le goût de l'aventure, l'exploration du lointain sont des tentations naturelles pour ces îliens, et donc pour Ulysse lui même, alors qu'il nous assure qu'il ne connaît « rien de plus beau » que sa terre pour reprendre ses termes.

Son île étant la plus éloignée en mer toute comparaison gardée ! elle est donc naturellement ouverte sur l'inconnu et sur le mystère de l'au delà. Ulysse y est attaché par toutes ses racines au point qu'il ne la quitte que contraint et forcé pour rejoindre d'autres rois et guerroyer devant Troie. Il a d'abord refusé de la quitter et, pour rester chez soi et éviter l'incorporation à la flotte grecque, il a même simulé la folie en labourant la plage et en semant du sel dans le sable ! Ceci pour échapper au serment commun des rois de Grèce : ramener la belle Hélène si elle était enlevée… ce qui avait eu lieu ! C'est cet attachement viscéral d'Ulysse à sa patrie qui garantit l'authenticité de l'odyssée de notre héros ! Ulysse n'est en aucun cas un aventurier ayant le goût de l'aventure pour l'aventure, et encore moins un homme de fuite ; il est plutôt l'homme fidèle aux siens qui a la volonté de les retrouver. Ulysse reste donc toujours égal à lui-même et il reste attaché à son pays natal en dépit des découvertes charmantes qu'il fait lors de son odyssée.

Cette fidélité à soi-même et aux siens est liée à son esprit et elle est constitutive de sa personnalité, cet esprit qui, à la différence du corps, ne change pas et ne faiblit pas dans les épreuves de l'existence. Aussi, lorsque les compagnons d'Ulysse ont perdu à la fois leur apparence physique et leur désignation humaine, ils n'ont pas perdu, nous dit notre texte, leur esprit qui reste « esprit de mortel » (X, v. 240, haut p. 167). Un fond premier d'identité personnelle, lié à notre esprit, nous définit donc, nous les hommes ! Quant à l'attachement au pays natal, il s'explique par les racines familiales d'Ulysse, c'est-à-dire, dans un même mouvement, par son ascendance et par sa provenance : il est le fils de Laërte, et il provient de « la claire Ithaque » o il demeure. Le nom et la filiation, la demeure et la patrie définissent donc une bonne fois et une fois pour toutes l'être en question dans son identité.

Cet homme comment va-t-il prendre contact avec les autres hommes ? Quelles figures de l'autre et des autres va-t-il rencontrer ? On ne confondra pas les autres, au sens des autres hommes c'est-à-dire Ulysse parmi les siens et parmi ses pareils, même s'ils sont sur certains points différents de lui physiquement et mentalement et l'Autre, Autre incarnant une altérité essentielle et distinctive caractérisée par tout ce qui s'oppose à notre humanité. Un point étonnant et constant de L'Odyssée étant l'importance des rites d'hospitalité pour les Grecs lorsqu'il s'agit d'entrer en contact, ou de prendre contact avec les autres, surtout lorsque ces autres sont très différents de nous. Prenons quelques exemples de cette importance de l'hospitalité. Qu'il s'agisse des siens lors de son retour à Ithaque o le porcher Eumée accueille le mendiant qu'il est (XIV, v. 407, p. 237 haut : « Allons ! C'est l'heure du souper ; je voudrais que mes gens / rentrent pour apprêter dans ma cabane un bon repas »), ou qu'il s'agisse des autres vraiment autres, comme lors de son arrivée en Phéacie (fin du chant VII et début du chant VII).

3 - Développement : Ulysse et ses Autres

Ulysse, prenant pied en terre étrangère et inconnue, est ramené, au propre et au figuré, à la nudité primitive d'un être désarmé faisant de lui un être fragile et pitoyable cherche une feuillée pour se protéger du froid de la nuit comme tout animal (V, p. 97). Le poète nous le présente se glissant « sous un berceau d'oliviers emmêlés » qui « étaient étroitement entrelacés », les oliviers étant les arbres grecs par excellence. Ulysse n'est donc déjà plus complètement en terre étrangère sous cette tonnelle lui servant de berceau ! Pour le naufragé, éreinté comme une proie fourbue qui vient d'échapper à son prédateur, la feuillée est une joie : « voyant ce lit, Ulysse le patient fut plein de joie / il se coucha en son milieu et se couvrit de feuilles » (V, v. 486-487, bas p. 97). L'hospitalité est d'abord naturellement celle de notre Mère à tous : la Terre. Le bon accueil est celui d'une Terre commune à tous les hommes et connue de tout homme, ce qui permet à ce dernier de satisfaire ses besoins élémentaires (sommeil, nourriture, boisson) qui sont des besoins partagés par tous les hommes. Mais à son réveil (VI, v. 119, p. 103) il est obligé de prendre conscience de sa situation : il est nu comme un ver en terre étrangère et comme tel en grand péril : « Hélas! En quelle terre encore ai-je échoué /Vais-je trouver des brutes, des sauvages sans justice, / ou des hommes hospitaliers craignant les dieux ? » Le naufragé étant un étranger perdu en pays inconnu il ne peut s'en remettre qu'à la bonne fortune d'avoir échoué chez des hommes hospitaliers et non chez des brutes.

L'étranger, l'homme venu d'ailleurs et autre que nous, est naturellement un être dont on se méfie, comme le rappelle Pallas Athéna : « car on supporte mal ici les étrangers / et on ne fait pas très bon accueil à qui vous vient d'ailleurs » (VI, v. 33-34, haut p. 113). L'inconnu engendre naturellement la méfiance et naturellement la différence peut engendrer la haine. Les rites d'hospitalité vont donc avoir pour fonction de ménager les premiers contacts que nous avons avec les Autres pour qu'ils deviennent d'autres hommes (démarche analogue à ce que fait la politesse à l'égard de semblables encore inconnus de nous). Dans le monde antique, l'individu est peu protégé par les lois, qui sont l'affaire des seuls citoyens et o la notion de droits de l'homme n'a aucun sens. L'hospitalité est alors un devoir fondamental et sacré. L'étranger qui demande asile est accueilli comme un dieu (possible) ou comme un envoyé (possible) des dieux, ce que rappelle Eumée à Ulysse se présentant « en vieux mendiant », le « bâton à la main ». « Il serait impie, étranger, de mépriser un hôte / fût-il moindre que toi : car les mendiants, les étrangers / viennent de Zeus, et le moindre don leur fait joie » (XIV, v. 56-58, bas p. 227). Un homme est tenu de recevoir l'autre homme, de le faire s'asseoir devant le foyer, de lui donner le gîte et le couvert au moins pour la nuit. Notons au passage que « hospes » et « hostis » signifiaient tous deux à l'origine non pas un hôte mais un ennemi. Preuve que l'histoire n'est pas nécessairement progressiste ! On notera également, au passage, que le terme d'hôte en français désigne à la fois la personne qui offre l'hospitalité et la personne qui bénéficie de l'hospitalité, ce qui souligne que l'hospitalité est une relation réciproque de partage de biens élémentaires devenant communs.

Échange obligé donc. Mais échange obligé de respect mutuel qui a été trahi de façon scandaleuse et impardonnable par Pâris : reçu chez le roi Ménélas absent de son domaine et alors qu'il était confié à la foi de son épouse, Hélène, Pâris a osé au mépris de toutes les lois de l'hospitalité, l'enlever et, ce faisant il a offensé « Zeus, protecteur des hôtes, par qui sera anéantie un jour la haute Cité de Troie » (L'Iliade, chant XXIII). On sait que cette prédiction divine a été accomplie et on apprend dans L'Odyssée (IV) par Hélène, « fille de Zeus » disposant « de maint charme rusé » (v. 227, IV) une triple reconnaissance : 1) Hélène reconnaît en Télémaque « le fils du valeureux Ulysse » (v. 144, IV), 2) elle reconnaît sa responsabilité dans le déclenchement de la guerre de Troie « quand pour la chienne que j'étais, vous autres Grecs / fûtes porter la guerre audacieuse sous Ilion », 3) elle reconnaît enfin qu'elle a été la complice du stratagème d'Ulysse pénétrant sous le masque d'un mendiant à Troie pour préparer la prise de Troie. Cette triple reconnaissance s'explique par le désir commun du héros, celui d'Ulysse, et de sa complice du moment, Hélène, d'en finir avec la guerre et de faire la paix pour rentrer enfin dans sa patrie, retrouver son époux et sa fille et rétablir un ordre qui n'aurait jamais dû être troublé. Et donc une fois de plus tout se joue dans le respect ou non-respect des règles de l'hospitalité, de la moralité et de la civilité.

Tout va être question de bons rapports entre les uns et les autres qu'ils soient humains ou divins, semblables à nous ou différents de nous. De fait Ulysse a été bien accueilli, par exemple, chez les étrangers que sont les Phéaciens, mais lui même, à Ithaque, sous les traits d'un pauvre vagabond, est bien accueilli chez soi par Eumée, son porcher. On notera enfin que le mendiant étranger ne devient un hôte qu'après tout un protocole et tout un rite de réception. Le protocole passe par un geste de supplication du demandeur de l'hospitalité, geste aussitôt interrompu par celui qui donne généreusement l'hospitalité. Lire l'imploration d'Ulysse chez les Phéaciens : « Fille de Réxénor égal aux dieux, ô Arété/ je viens à ton époux, à tes genoux, homme meurtri (…) » (VII, v. 146-147, p. 116). Dans ses premières paroles l'étranger rend gloire à son hôte et il lui demande secours. Ce que celui-ci ne saurait refuser comme le rappelle immédiatement « le vieux héros Echénéos : Il n'est pas beau, Alcinoos, il te messied / de laisser l'hôte à terre dans la cendre du foyer » (idem p. 116). De même que l'étranger doit naturellement s'abaisser et supplier son hôte, de même l'hôte doit naturellement bien accueillir et fêter l'hôte qui vient d'arriver dans sa demeure. Après l'accueil par de bonnes paroles, le lavage des mains, et éventuellement le bain, viennent le repas et les libations : « Pontonoos, mêle le vin dans le cratère puis / verses-en à chacun, que nous fassions l'offrande à Zeus,/ dieu de l'éclair, ami des vénérables suppliants ! » (v.179 à 181, p. 117). Puis viennent les cadeaux et les offrandes aux dieux à nouveau, enfin les festivités du départ de l'hôte et les cadeaux d'adieux.

Remarquons les points suivants dans tous ces rites d'hospitalité : 1) c'est l'homme maître de la maison qui accorde l'hospitalité ; la femme et l'épouse n'est ici que l'auxiliaire du maître de maison qui charge les servantes de préparer l'accueil de l'étranger, par exemple de faire dresser pour Ulysse un lit de camp sous la galerie (VII, v. 335-336, p. 121). À ce titre, avant de partir, Ulysse lève la double coupe en l'honneur d'Arété, 2) l'offrande de paix à l'étranger bienvenu s'accompagne d'un échange de cadeaux et de dons qui scellent symboliquement l'accomplissement des devoirs d'hospitalité. Ces dons sont des objets fort précieux : vêtements d'apparat, coupe ouvragée en or, armes splendides, en un mot que des objets magnifiques aussi bels et bons en temps de paix qu'en temps de guerre, dons splendides réservés aux aristocrates, c'est-à-dire aux meilleurs d'entre les hommes. La surenchère dans les dons faisant naturellement partie de l'essence du don. Offrons des choses hors de prix puisque l'hospitalité n'a pas de prix ! Dons matériels qui renforcent les liens spirituels d'amitié entre celui qui offre et celui qui reçoit l'hospitalité, 3) les rites d'hospitalité sont fondés sur la commune humanité de létranger accueilli et de son hôte (« Un hôte, un suppliant, c'est autant dire un frère / pour l'homme qui n'est pas tout à fait sans raison » (VIII, v. 546-547 p. 139) et ils impliquent une totale réciprocité. Si Alcinoos visite un jour le pays d'Ulysse, il lui suffira de se présenter, de s'adresser à lui, pour être accueilli comme il a été accueilli. D'o l'importance des présentations car révéler son nom, dire qui on est, permet une reconnaissance mutuelle. Pour Alcinoos, Ulysse devient pour ainsi dire un mot de passe s'il s'aventure à son tour en terre étrangère. L'homme sage, l'homme d'expérience, sait comme « le fauve Ménélas », que nous avons tous besoin les uns des autres : « Pourtant nous avons bien souvent mangé le pain d'autrui / avant de regagner notre patrie ; veuille Zeus à l'avenir nous l'épargner » (IV, v. 33 et sq. , p. 59 haut). En l'absence de droit public institué, et a fortiori de droit international, l'hospitalité est donc essentielle, 4) ces rites d'hospitalité reçoivent la caution de la religion. C'est la crainte des dieux, commune à tous les hommes, qui assure l'amour des hommes entre eux ! D'ailleurs, en ces hautes époques, le chef est à la fois chef religieux, chef politique, chef militaire et chef domestique. L'hospitalité, c'est-à-dire le respect de l'autre, est donc explicitement fondé sur la crainte de Zeus : « Zeus défend l'étranger comme le suppliant, explique Ulysse, il est l'hospitalier, l'ami des hôtes respectables » (IX, v. 270-271, p. 149), 5) l'hospitalité peut durer plus ou moins longtemps un jour ou une année , mais elle n'a de sens que parce que l'étranger venu d'ailleurs veut repartir ailleurs. Noublions pas que la cérémonie fastueuse des Phéaciens est une cérémonie de départ d'Ulysse, de reconduite chez soi de ce dernier.

L'étranger est celui qui refuse l'assimilation et qui est donc tendu vers un unique but : son voyage de retour. C'est très évident au début du chant XIII o Ulysse est déjà ailleurs qu'en Schérie au moment du départ : « Puissant Alcinoos, honneur de tout ce peuple ramenez-moi donc sauf libation faite. Je vous salue. En effet tous les vœux de mon cœur sont comblés » (XIII, v. 38-40, p. 213 haut). Ses vœux sont comblés non pas tant parce qu'il est comblé de cadeaux en partant que parce que son hôte lui offre tous les moyens de rentrer chez lui. L'imagination d'Ulysse et son imaginaire l'emportent déjà loin de Phéacie comme s'il était déjà chez lui à Ithaque. Dans son discours d'adieu, discours de congé, Ulysse rend grâce à ses hôtes et il leur souhaite tout le bonheur possible. Aussi, dans une même envolée lyrique, il attire la bénédiction des dieux sur sa propre famille et sur celle d'Alcinoos : « Vous qui restez ici, puissiez-vous rendre heureux vos fils, / vos jeunes femmes : et que les dieux vous donnent la vertu, / toute vertu, éloignant de vous le malheur ! » (XIII, v. 45 sq., p. 213). Les marins vont alors faire « force de rames » pour emporter Ulysse vers de nouvelles aventures.

Quelles sont les différentes formes de l'altérité rencontrées par Ulysse dans son odyssée ?

4 - Les différentes figures de l'Autre rencontrées par Ulysse

Problème : comment les classer ? En effet l'altérité fait jouer ici à la fois des autres qui peuvent être des immortels ou des mortels, des êtres merveilleux ou au contraire monstrueux. Et ces figures multiples et très diverses se déploient entre deux extrêmes : en haut le monde des cieux et des dieux, monde dominé et dirigé par Zeus, et en bas le monde souterrain des morts gouverné par Hadès. Entre ces deux extrêmes, Ulysse déploie ses voyages et ses aventures qui mêlent le réel et l'imaginaire, monde o les déesses voisinent avec des jeunes femmes, les hommes avec des envoyés des dieux ou des monstres, les marins avec des sirènes et des nymphes, les vivants avec les défunts. Le plus simple est sans doute de commencer par en haut l'Assemblée des dieux qui correspond en même temps au chant I de L'Odyssée.

Les Dieux décident de la destinée des uns et des autres, ici comme ailleurs, aujourd'hui comme autrefois. Zeus va décider du retour d'Ulysse en Ithaque. Ce que nous rappellent les premiers chants de L'Odyssée. Les premiers vers de L'Odyssée nous transportent immédiatement dans le monde d'En Haut celui des dieux et des déesses o la destinée d'Ulysse va se jouer entre quelques intervenants divins : Zeus et Athéna principalement.

Prologue : « /O Muse, conte-moi l'aventure de l'Inventif : / celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra, / voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d'usages, / souffrant beaucoup d'angoisses dans son âme sur la mer./ » (v. 1 à 4, I, p. 12). La Muse en question n'est autre que Mnémosyne, la très ancienne déesse de la Mémoire qui a pour père Ouranos, le Ciel, et pour mère, Gaïa, la Terre. Elle a moins pour fonction de rappeler l'Ancien Temps que d'abolir notre temps en nous transportant dans un ailleurs qui ignore notre temporalité ruineuse. Elle va donc nous présenter un héros qui dans sa singularité échappe d'emblée à notre lieu et à notre temps : Ulysse. D'o une liaison grâce à Mnémosyne, entre le monde dEn Haut et le monde d'en bas. Une Ancienne Déesse est nécessaire pour nous rendre ce héros présent à nous simples humains d'une basse époque. La Déesse va donc établir un passage entre le monde des dieux et le monde des hommes au travers du personnage unique et mythique qu'est Ulysse « l'Inventif ». Nous sommes donc prévenus : mémoire et imagination vont avoir partie liée. À partir de là, les interventions des dieux dans le monde dUlysse sont innombrables.

Rappel : ces figures se distribuent dans monde des dieux et dans le monde des hommes, dans le monde des vivants et dans le monde des morts, dans le temps et dans l'espace, dans le monde réel et dans le monde imaginaire. Multiples entre deux entre deux points extrêmes : le monde des morts et le monde des dieux. Entre ces deux extrêmes se déploient des aventures qui, tantôt renvoient au réel, tantôt à l'imaginaire, imaginaire et réalité pouvant être merveilleux ou terrifiants. On peut les distribuer en partant d'une figure de l'Autre et de l'altérité incarnée par le monde des Phéaciens, cité utopique dépeinte comme une société idéale pour finir par les rochers des Sirènes parcours marin oblige.

A. - : Le monde des dieux ou l'inhumanité bienheureuse

La place accordée aux dieux dans lépopée homérique est considérable et Homère fait alterner les scènes divines et humaines. Les scènes humaines sont le plus souvent celles des héros de l'épopée et non celles des hommes communs. Homère nous présente la grande famille des dieux chez eux sur lOlympe, il nous rapporte leurs discours et leurs actes, mais surtout il nous montre comment ils interviennent constamment dans la vie des mortels et les affaires humaines. Le poète nous apprend que les dieux sont à la fois lointains et proches de nous. L'Odyssée s'ouvre par une assemblée des Dieux et le chant V nous présentera une seconde assemblée des dieux. On constate d'emblée que l'ordre, du moins un certain ordre, règne chez les dieux, même si parfois ils sont en proie à des sentiments humains trop humains, sentiments causes de désordres. Mais finalement tout rentre dans l'ordre et tout se clôt sur un éclat de rire joyeux.

Zeus est le maître des dieux et leur père : « O Maître souverain, notre Père, Fils de Cronos. » (v. 45, I, bas p. 13). Sa naissance est toute une histoire et déjà un « gros morceau » si j'ose dire. En effet Cronos avalait ses enfants de crainte d'être renversé par son fils le jour venu. Sa mère Rhéa décida de sauver son dernier fils, Zeus, le remplaçant par une grosse pierre recouverte des habits du nourrisson. Zeus revient donc de loin ! Enfant, Zeus est caché dans une grotte de Crète o il est nourri par la Nymphe-chèvre Amalthée, chèvre dont la peau est réputée magique car intransperçable par les armes les plus acérées. Devenu adulte et costaud, Zeus a donné une potion vomitive à son père qui a régurgité ses frères et sœurs : Poséidon, Hadès, Hestia, Déméter et Héra. Après de nombreuses batailles pour supplanter les Titans, Typhon et les Géants, Zeus sort finalement vainqueur grâce à une ruse et il forme, avec ses deux frères Hadès et Poséidon, une Trinité se partageant le monde. Il est l'aîné et donc il commande, mais il n'est ni omnipotent ni omniscient. Le partage de l'univers et la répartition des terres se fit par tirage au sort. Le domaine de la mer échut à Poséidon, l'empire souterrain des morts à Hadès. Lui, Zeus, devient le Roi Souverain des cieux qui est le monde de l'esprit. Il ordonne le monde né du Chaos pour en faire le Cosmos. Zeus, comme l'indique son nom est « le brillant », il domine donc le monde par son esprit et sa lumière. Son œil voit tout et connaît tout. Son animal est l'aigle car comme l'aigle il a une vue perçante d'en-haut ! Son élément est le ciel ou plus exactement l'éther et de là-haut il fait la pluie et le beau temps. Ses armes, expression de sa puissance, sont la foudre, l'éclair et le tonnerre, armes respectivement données par les Cyclopes, Argès, Stéropès et Brontès pour le remercier de les avoir délivrés des entrailles de la Terre. Il siège au ciel et il rassemble les nuages, il manie à son gré la foudre et le tonnerre et il fait pleuvoir les ondes à discrétion. Il est très coureur de jupons et très dominateur et pour parvenir à ses fins il se métamorphose en cygne ou en taureau quand ce nest pas en homme… prenant parfois la forme du mari qu'il trompe ! Ceci fait qu'il se querelle souvent avec son épouse Héra. L'aigle est son oiseau, le chêne est son arbre. Dans L'Odyssée il nous est rappelé par Hélène que « Zeus distribue/ ici le bien, et là le mal : car il peut tout. (v. 236-237, IV, p. 64.)

Poséidon, second frère de Zeus, est le dieu de la mer, mais il est jaloux et pas content de n'avoir que la mer à dominer et il rêve de dominer sur plus grand. Il vit sous la mer dans son palais sous-marin et la mer, selon son humeur, sera calme ou déchaînée. C'est lui qui déclenche les tempêtes et les ouragans avec son trident (donné par les Cyclopes) dont il frappe la terre. C'est de là que lui vient son surnom « d'Ébranleur des terres ». « Il commande et la houle ainsi que le vent se lèvent. » Il a épousé Amphitrite, petite-fille d'Océan, qui est un Titan. Sa progéniture comprend de nombreux monstres dangereux dont le Cyclope Polyphème, duquel Ulysse crèvera lœil. Si son palais est sous la mer, il siège souvent dans l'Olympe auprès des autres dieux et déesses. Il a la vigueur de l'étalon dominateur, le cheval est son animal ou parfois le dauphin quand il est gracieux.

Hadès, troisième frère de Zeus, règne sur les Enfers, c'est-à-dire sur le monde des morts. Il est le moins personnifié des Dieux étant le roi du pays des ombres. Il est surnommé « le Riche » car le peuple des morts est immense et saccroît de jour en jour ! Il a enlevé, violé et séquestré Perséphone, la fille de Déméter, qui devenue son épouse est du coup la reine des Enfers. Il quitte très rarement son empire sombre et souterrain pour l'Olympe ou la Terre et, ni les dieux ni les hommes, ne l'encouragent à le faire. Dieu terrible, sans pitié et inexorable, mais pas proprement malfaisant, il est le souverain des morts. Son casque, cadeau des Cyclopes, a la propriété de rendre invisible celui qui le porte, casque qui est donc en même temps le symbole même de la mort.

Hestia est la sœur de Zeus, une déesse-vierge, comme Athéna et Artémis, déesse du feu et symbole du foyer ; aucun rôle précis ne lui est donné dans les mythes. Elle a voulu et su rester vierge en refusant les avances d'Apollon et de Poséidon. Elle a su dire non aux autres pour dire oui à sa propre nature. Elle incarne le feu sacré qui donne sens et valeur à la vie de famille, feu qui ne doit jamais s'éteindre. Le voile qu'elle porte constamment symbolise son souci de l'intériorité, elle reste concentrée sur ce qui a de la valeur pour elle : le moi intime et la vie familiale. Divinité du foyer elle protège les maisons et les familles.

Héra, « aux bras blancs », est l'épouse légitime Zeus et… sa sœur. Son nom Héra est le féminin de « héros ». Elle a été élevée par Océan, le Titan, et par la Titanide, Téthys. Zeus la craint beaucoup car, comme toutes les femmes, elle est toujours prête à quereller son époux nous apprend le chant I de l'L'Iliade. Elle est très souvent trompée par son infidèle mari et elle lui en veut. Elle est très jalouse de sa beauté et des ses prérogatives. La vache et le paon lui sont consacrés. Argos est sa cité favorite.

Athéna est la fille préférée de Zeus, fille de lui seul, aucune mère ne la porta et l'enfanta. En effet Zeus a avalé Métis sa première femme alors enceinte, de peur que, si son enfant était un fils, il ne prenne sa place. Athéna est sortie tout armée et adulte de la tête de Zeus en poussant un cri de guerre. Elle a donc été engendrée par un coup de hache bien placé d'Héphaïstos sur la tête du chef des dieux. C'est une déesse ardente et guerrière, intelligente et rusée, qui est la protectrice de la Cité (qui porte son nom !), et de la civilisation grecque (fondée sur l'agriculture et l'artisanat). Elle était l'enfant préféré de Zeus et de Léto. Zeus lui confiait souvent son bouclier et la foudre, son arme dévastatrice. Elle est souvent surnommée « la déesse aux yeux pers », ou encore « la déesse aux yeux étincelants ». On l'appelait également « Parthénos », la « Vierge » et son temple, le Parthénon, était sur la citadelle de l'Acropole. Elle personnifiait, outre la chasteté, la raison et la sagesse. Athènes était sa ville d'élection, l'olivier l'arbre qu'elle avait elle-même créé et offert à sa cité, et lanimal qui lui était consacré, la chouette, car comme cet oiseau elle voit clair dans l'obscurité. Dans L'Odyssée elle intervient très souvent en faveur d'Ulysse et elle lui inspire de bonnes décisions.

Apollon est le fils de Zeus et de Léto, il est né à Délos. Il est le frère jumeau d'Artémis. Il est le plus beau des dieux et l'un des plus intelligents, le fils préféré de Zeus. Dieu beau comme un parfait éphèbe, parfait athlète, il est paradoxalement assez malheureux en amour. C'est le musicien qui charme les habitants de l'Olympe quand il joue sur sa lyre d'or et conduit le chœur des Muses. Dieu archer et dieu guérisseur, il est avant tout le dieu de la lumière et c'est la raison pour laquelle il est également le dieu de la vérité puisque jamais aucun mensonge ne tombe de ses lèvres. C'est à Delphes que se tient l'oracle d'Apollon et c'est à Delphes qu'il revient chaque année, Delphes o se trouve son sanctuaire. Delphes et le sanctuaire d'Apollon correspondent au centre du monde pour les Grecs. Sur son temple, à Delphes, sont gravées ces deux sentences : « Connais-toi toi-même » et « Rien de trop ». Apollon est une divinité essentiellement bénéfique, même s'il se mêle parfois dangereusement des affaires des hommes. Violent parfois, il est souvent le purificateur. Son astre est le Soleil. Le laurier est son arbre. Les animaux qui lui sont consacrés sont les dauphins et les corbeaux.

Artémis, elle, est la sœur jumelle dApollon. Elle est la bien-aimée de son père Zeus. Elle aurait aidé sa mère, la titanide Léto, abandonnée sur l'île de Délos au pied d'un palmier, à mettre au monde son frère jumeau, Apollon, en aidant… la délivrance de sa mère ! Elle est donc venue au monde un jour avant son frère ! Elle siège sur le mont d'Arcadie en compagnie d'une vingtaine de compagnes qui sont des nymphes choisies par elle en Crète. Déesse restée vierge à sa demande, elle est à la fois la Dame aux Fauves, protectrice des animaux sauvages, et le Grand veneur des dieux. Elle est armée d'un arc, ses flèches sont celles de la mort subite ; les chiens de sa meute lui sont offerts par Pan. Déesse de toutes les chasses triomphantes donc. Et comme tout bon chasseur elle prend grand soin du gibier qu'elle poursuit. Déesse vierge protectrice de la jeunesse mais qui retiendra la flotte grecque sapprêtant à faire voile et force de rames pour Troie jusqu'à ce qu'on lui ait offert une jeune vierge en sacrifice. Pour quelle raison ? Agamemnon, le roi de Mycènes, avait osé affirmer qu'il était plus habile qu'elle à la chasse du cerf : sa colère est terrible. Elle lui demande de sacrifier sa fille Iphigénie s'il veut partir avec sa flotte pour Troie. Elle peut donc être redoutable et cruelle. Ainsi ayant été aperçue nue au bain par Actéon, elle n'hésita pas à le changer en cerf, à le chasser et à le faire dévorer par ses chiens. Son astre est la lune à la lumière douce et discrète. Son arbre est le cyprès et son animal, bien évidemment, la biche !

Aphrodite est la fille de Zeus et de Dioné mais, plus tard, la légende la fera naître de l'écume de la mer : « aphros » en grec désigne l'écume de la mer. Océan aurait été fécondé par le sperme d'Ouranos au moment de sa castration par Cronos, ce qui a donné naissance à Aphrodite, la déesse de l'amour. Aphrodite serait née près de l'île de Cythère et l'un des hymnes homériques la nomme « la radieuse déesse dorée ». Elle est la plus belle parmi les toutes belles et elle choisit ses amants, des dieux comme Arès ou Hermès, mais parfois des hommes… Elle est la déesse de la beauté et de l'amour et du même coup de la fécondité. Elle va épouser le plus laid des dieux de l'Olympe, Héphaïstos, son frère, qui est le fils de Zeus ou d'Héra, ou parfois, dit-on, d'Héra, seule. C'est elle que le prince troyen Pâris a désignée comme étant la plus belle de toutes en lui offrant la pomme de discorde. L'arbre d'Aphrodite est le myrte et son oiseau la colombe.

Arès est également le fils de Zeus et d'Héra, il est le dieu de la guerre et à ce titre il est très querelleur, et ses parents le détestent. Homère le dit « meurtrier », « souillé du sang », « maudit des mortels », « lâche. » On le voit dans un récit fameux devenir l'amant d'Aphrodite et être surpris et pris au piège de sa forfaiture par Héphaïstos, le mari trompé. Incarnant la guerre, son oiseau est le vautour.

Héphaïstos, lui, est le dieu du feu et il commande au feu puisqu'il est le forgeron des dieux. Hideux et difforme, sa mère le voyant si laid, prise de honte, l'a précipité du haut de l'Olympe et il serait tombé sur l'île de Lemnos, d'o sa boiterie. Il est le « dieu boiteux », comme nous le rappelle l'L'Iliade. C'est un forgeron et un armurier extrêmement adroit. Sa forge est un volcan, ses produits des œuvres d'art, bijoux ou armes. Né laid, il produit de la beauté ; forgeron, il redresse ce qui est tordu. En l'épousant la belle Aphrodite savait ce qu'elle faisait !

Tels sont les principaux dieux Olympiens. Aux générations suivantes, à la suite d'unions des dieux avec les mortels, naissent les héros : Jason, Nestor, Ulysse (Ulysse est dit de la race de Zeus). Hermès est le messager de Zeus et des dieux, messager au sens très large de puissance « intermédiaire » entre les dieux et les hommes ; de plus, il interprète et communique les commandements de Zeus. Il a pour père Zeus et pour mère Maïa, fille d'Atlas, la plus jeune des Pléiades. Il aurait inventé la lyre à partir d'une carapace de tortue et de ses intestins. Jeune, gracieux et svelte, ses sandales s'ornent d'ailes ainsi que son chapeau plat. Il a une baguette magique d'une forme très particulière deux serpents entrelacés surmontés de deux ailes qui deviendra… le caducée de nos médecins. Il est le guide des voyageurs et des bergers et il est surtout célèbre par ses ruses, ce qui fait de lui le dieu des commerçants et des voleurs…

Il existe également des êtres mi-dieux et mi-monstres comme Protée ou encore les Cyclopes.

Quels sont les principaux caractères de ces dieux soumis à l'autorité somme toute bienveillante de Zeus ?

Tout d'abord, comme le rappelle Jacqueline de Romilly, « les dieux sont immortels. Et ce simple trait change tout », sous-entendu par rapport aux simples mortels que nous sommes. « tre mortel c'est n'être rien : qu'importe de durer un peu plus ou un peu moins ». Étant immortels les dieux ignorent le souci de la mort et ne connaissent pas les chagrins des mortels que nous sommes. La mort est au contraire un trait distinctif de la misère humaine. « Rien n'est plus misérable que l'homme entre tous les êtres qui respirent et marchent sur terre » (L'Iliade, XVII, v. 443-447). L'homme est misérable car il a conscience de sa mort prochaine.

Ensuite les dieux sont des êtres supérieurs qui vivent dans des lieux supérieurs. Ils vivent ailleurs que chez nous et au dessus de nous dans l'Olympe. Cet ailleurs supérieur leur est propre et il est caractérisé par l'absence d'aléas climatiques désastreux pour les humains. Ils vivent donc dans l'Olympe se déplaçant librement dans le ciel immense. L'Olympe est un Haut Lieu mais protégé des aléas climatiques des montagnes ordinaires que nous connaissons. « Jamais il ne vacille au vent, jamais il n'est baigné de pluie, jamais la neige ne le couvre : mais l'azur s'y déploie sans nuages, et la blanche lumière y règne » (L'Iliade, VI, v. 46). En raison de la majesté de l'Olympe, de la grandeur et de la hauteur de l'Olympe, il est vain et ridicule de chercher une localisation terrestre réelle à ce haut lieu imaginaire ! Haut lieu absolument ailleurs et absolument autre ! La supériorité des dieux est incomparable et évidente en tous points : ils sont plus beaux, plus forts, plus puissants, plus rusés, plus éclatants que nous. Ainsi, par exemple, on voit au chant V de L'Iliade Diomède, le valeureux guerrier, s'élancer par trois fois sur Apollon, en pure perte bien sûr , et celui-ci le semonce et le menace alors d'une voix terrible : « Prends garde à toi, fils de Tydée : arrière ! Et ne prétends pas égaler tes desseins aux dieux : ce seront toujours deux races distinctes que celle des dieux immortels et celle des humains qui marchent sur la terre » (L'Iliade, V, v. 439-442). Les dieux sont immortels et cest de cela que les hommes peuvent être jaloux… à l'exception d'Ulysse qui tient plus que tout à son humanité ! Dans L'Odyssée cette supériorité proprement écrasante apparaît à l'évidence dans le massacre des prétendants au retour d'Ulysse. C'est parce qu'ils ont le soutien d'Athéna et de Zeus que Télémaque et Ulysse peuvent venir à bout de la centaine de prétendants. Au chant XVI, Ulysse rassure son fils Télémaque, inquiet de la disproportion des forces en présence, en lui disant : « Demande-toi, si pour nous deux Athéna et Zeus père / y suffiront ou si je dois chercher quelque autre appui.» (v. 260-261, p. 266) Et Télémaque convaincu lui répond en ces termes : « Certes ce sont de bons renforts ceux que tu dis, bien qu'ils siègent très haut dans les nuages ; entre les deux, ils ont autorité sur les hommes et sur les Immortels » (v. 264-264). Rayonnants d'or, de beauté et de puissance, ils se déplacent de façon aussi majestueuse que prompte. Tout particulièrement Zeus, dieu souverain, qui se déplace sur un char attelé de coursiers « aux pieds de bronze, au vol prompt, dont le front porte une crinière d'or ». Grâce à ses coursiers véloces il traverse d'un bond toute l'étendue de la Terre et le Ciel Étoilé. Dans L'Odyssée Athéna est quasi douée d'un don d'ubiquité : dotée des sandales dorées d'Hermès, elle peut d'un instant à l'autre franchir un espace infini en se déplaçant à la vitesse du vent et se présenter aux hommes sous différentes figures pour les surprendre. Sur terre, descendus de l'Olympe, les dieux sont encore chez eux en raison de leur puissance surnaturelle.

Ces dieux tout puissants, aucunement asservis aux lois de la matière, sont des bienheureux et ils passent donc leur temps à banqueter. Mais bien évidemment ils n'absorbent pas des mets périssables mais de l'ambroisie et du nectar. Ils vivent bienheureux dans des plaisirs permanents jamais troublés et ils ignorent évidemment le travail et la souffrance.

Enfin les dieux disposent de pouvoirs secrets, irrésistibles et merveilleux. Ils peuvent faire des miracles en surgissant à l'improviste dans une bataille pour en changer le cours. Ainsi les voit-on prendre des formes trompeuses pour leurrer tel ou tel homme ou, au contraire, pour conseiller tel ou tel homme. Parfois il arrive que les dieux interviennent directement dans les affaires humaines comme le fit Apollon dans l'L'Iliade qui frappe du plat de la main le dos de Patrocle et du coup le pousse à la perte. Mais le plus souvent ils agissent par l'intermédiaire d'humains desquels ils facilitent les entreprises. Ainsi voit-on très souvent Athéna venir directement ou indirectement en aide à Ulysse. Par exemple en le couvrant d'un voile de brume pour qu'il ne soit pas inquiété mettant pied en terre phéacienne ou bien en le transformant en vieux mendiant lorsqu'il revient à Ithaque. Ou encore elle même apparaît sous les traits d'un jeune berger (VI, v. 22, p. 100), ou d'un jeune enfant portant sa cruche (VII, v. 20, p. 112), d'un héraut du roi Alcinoos (VIII, v. 8, p. 124), d'un juge qui marque les jets du disque (VIII, v. 193, p. 129). Mais Athéna va intervenir également par personne interposée en envoyant Hermès ou une nymphe secourable. La facilité d'intervention de la déesse est absolument surprenante : elle donne la jeunesse… ou la vieillesse à discrétion, elle offre à son protégé des drogues comme le fameux moly qui permet à Ulysse d'échapper aux sortilèges de Circé, elle arrête les vents ou les fait souffler à discrétion, et elle sait élire les plus favorables. Douée d'un don d'ubiquité elle peut être à tout instant ici ou ailleurs, mais elle peut également changer de figure et être la même ou une autre.

Bref, il n'y a pas de limites, semble-t-il, à la puissance des déesses et des dieux, mais leurs interventions étonnantes et merveilleuses restent accessibles à la compréhension des hommes. Les volontés divines ne renversent jamais entièrement l'ordre des choses et la causalité pour être divine n'est pas irrationnelle et insensée tout comme l'ailleurs divin dépeint nous reste accessible car il emprunte ses traits et ses caractères à l'ici humain. De même l'autre divin est différent de nous et surpuissant par rapport à nous mais il garde des traits analogues aux nôtres, des sentiments semblables aux nôtres, et donc il ne peut pas nous être complètement étranger.

Qu'en est-il donc du sens de l'intervention des dieux dans L'Odyssée ?

On se souvient que les interventions des dieux sont fréquentes mais compréhensibles car écartant les métamorphoses les plus absurdes, ou les plus étranges, elles consistent le plus souvent à prendre les traits d'une personne connue de celui à qui les dieux apparaissent. Dans L'Odyssée l'élément de surnaturel est finalement assez réduit comme est réduite la place de la magie. De même la volonté divine est essentiellement apaisante et, dès la première Assemblée des dieux, Zeus condamne les folies des hommes et il cite en exemple la fureur d'Égisthe qui, malgré les avis des dieux, devient un criminel odieux et paye de sa vie son forfait. Zeus joue tout au long de L'Odyssée un rôle modérateur et il se fait, dans sagesse de père des dieux, obéir des autres dieux, généralement. Décidant de soutenir le retour dUlysse à Ithaque, Zeus n'est pas vraiment en butte à l'opposition de Poséidon qui ne peut que retarder momentanément le retour d'Ulysse. De même Hermès et Calypso se plieront à contrecœur mais obéiront finalement aux ordres de Zeus sachant qu'il est « impossible à un dieu d'esquiver / ou de nier les décisions du Porte-égide » (v. 103-104). Au chant XIII, Poséidon reconnaîtra qu'il a certes infligé de dures épreuves à Ulysse mais quil ne l'a pas privé d'un retour que Zeus lui avait solennellement promis : « je n'avais pas absolument / interdit ce retour qui lui était promis » (XII, v. 131 et sq.).

L'autorité de Zeus est finalement reconnue par les dieux et par les hommes car il incarne une forme de justice pleine de bon sens. Zeus est non seulement protecteur des pauvres mendiants mais il est également et surtout le gardien d'un ordre qu'il sait rétablir comme on le voit bien lorsque, par l'intermédiaire d'Athéna, il aide Ulysse à rétablir sa royauté à Ithaque. Sans doute les intérêts des dieux peuvent se contredire et par contrecoup troubler les affaires des hommes. Ainsi par exemple Athéna favorise le retour d'Ulysse que contrarie Poséidon, mais dans leurs dissensions les dieux restent modérés, et ils acceptent finalement un partage tempéré des pouvoirs. Zeus est le maître des dieux, le principe et le garant de toute justice, mais il est obligé de laisser une marge de manœuvre à Poséidon qui, non content de déclencher la tempête qui fait d'Ulysse un naufragé en Phéacie, condamne les Phéaciens qui n'ont fait qu'appliquer les règles de l'hospitalité à transformer « le merveilleux navire » phéacien en rocher (XIII, p. 216). En fait tout au long de L'Odyssée les dieux jouent plus souvent le rôle d'auxiliaires des hommes que celui d'adversaires des hommes. Ils aident les hommes à se montrer authentiquement humains en étant à la fois courageux et mesurés. Tout se passe comme si, de l'L'Iliade à L'Odyssée, les dieux étaient devenus moins querelleurs et plus humains. Ce qui est frappant c'est cette proximité des dieux et des hommes ; les hommes vivent dans une certaine familiarité avec les dieux et ceux-ci interviennent dans le monde humain comme pourraient le faire des juges humains. Le porcher Eumée dit : « Car les dieux bienheureux n'aiment pas les œuvres cruelles, / mais ils honorent la justice et les œuvres intègres » (XIV, v. 83-84). Finley commente ce type de vers en remarquant que Zeus « qui était roi d'une société héroïque » devient « le principe de la justice cosmique ». Zeus n'est plus un super-roi tout puissant qui agirait selon son bon plaisir : il devient un principe supérieur d'ordre et donc le garant de l'ordre du cosmos et celui de l'éthique et de la justice.

À plusieurs reprises, l'injustice des hommes va donc être condamnée dans L'Odyssée. Ainsi voit-on les compagnons d'Ulysse justement châtiés parce qu'ils n'ont pas su dominer leurs mauvais penchants et tenir parole en sacrifiant les vaches du Soleil et en étant parjures. Ce sont les hommes qui seront finalement responsables de leurs malheurs, comme on le voit dans les exactions criminelles des prétendants lesquels voulant semer une violence mortelle (ils préméditent lassassinat de Télémaque) périront de façon violente mais juste. Ils ont pourtant été prévenus par des présages des châtiments qui les guettent mais leurs désirs insanes sont plus forts que tout. Ils tomberont donc normalement sous les coups d'Ulysse et de Télémaque, protégés par l'égide de Zeus, et le héros pourra tirer la leçon fort morale de toutes ces histoires : « Ceux-ci, c'est le destin et leurs crimes qui les vainquirent : / ils n'avaient de respect pour aucun homme de la terre, / que ce fut un vilain ou un noble qui vînt à eux ; / et c'est à leur fureur qu'ils doivent leur infâme sort » (v. 413-416, XXII). Et le suivant, par la bouche de Pénélope, précise cette volonté de justice divine punissant la méchanceté des hommes, justice immanente pour ainsi dire : « C'est un des dieux qui a tué les nobles prétendants, indigné par leurs crime et leur excès intolérable » (v. 63-64, XXIII). Les dieux olympiens et ceux-ci tout particulièrement sont les garants et les protecteurs de l'ordre du monde et d'un ordre humain relativement pacifique. Confusément les hommes comptent finalement sur la justice divine quand ils font des serments et qu'ils sollicitent l'aide d'autrui en terres étrangères et inconnues. Quand le malheur frappe les hommes, il procède moins d'un destin aveugle que de l'aveuglement des hommes.

Les dieux de L'Odyssée obéissent finalement aux mêmes valeurs que les hommes (la justice, prioritairement…) et ils partagent les mêmes sentiments que les hommes, l'amour et la haine, la tendresse et la jalousie. Les dieux sont donc autres que nous mais en même temps ils sont très proches de nous et finalement fort semblables à nous. L'ailleurs divin n'est donc pas aussi différent de l'ici humain que nous aurions pu le croire…

B. - : les figures de l'Altérité dans l'Ailleurs imaginaire

Ces figures de l'altérité sont multiples et se distribuent entre les deux points extrêmes : le monde des Dieux (l'Olympe) et le monde des morts (l'Hadès). Entre ces deux extrêmes, se déploient des aventures qui tantôt renvoient encore au réel tantôt le plus souvent à l'imaginaire, imaginaire et réalité pouvant être merveilleux ou terrifiants. On peut les distribuer en partant d'une figure de l'Autre et de l'altérité incarnée par le monde des Phéaciens, cité utopique dépeinte comme une société idéale, évidemment chimérique, mais qui emprunte nombre de ses traits au monde grec ancien.

1) la Phéacie ou l'altérité parfaite d'un monde utopique se trouvant à mi-chemin du monde des dieux et du monde des hommes. Ulysse aborde en Phéacie comme naufragé. Mais la nuit de sommeil qui sépare semble-t-il son arrivée chez les Phéaciens de son réveil chez eux a profondément bouleversé la vision des lieux atteints. Du large, vu de l'extérieur, le pays des grands rameurs Phéaciens apparaît comme une côte inhospitalière : « Pas un port à bateaux n'était en vue, pas une crique, / rien que des éperons, des récifs, des rochers » (V, v. 405-406), une côte sauvage protégée par les récifs d'une mer grise. Le poète nous précise que ce pays de nulle part est un pays lointain et quasi inaccessible : « Dix-sept jours il cingla ainsi en haute mer / le dix-huitième jour apparurent les monts obscurs / de Phéacie, du moins les plus proches de lui : / dans la brumeuse mer, ils faisaient comme un bouclier (V, v. 278-281, p. 91-92). Un pays du bout du monde et comme à lécart dans une mer grise toujours démontée. Terre de contraste qui juxtapose la sauvagerie naturelle et la civilisation la plus raffinée. Contraste étonnant mis en évidence dès l'arrivée d'Ulysse sur cette terre inconnue ressemblant curieusement à la terre grecque en nous rappelant sa première nuit : « il se glissa sous un berceau d'oliviers emmêles : l'un était greffé, l'autre franc. » Pays d'agriculteurs et non de sauvages. Or, à son réveil, (chant VI) la description donnée du pays est proprement idyllique et derrière la côte inhospitalière nous découvrons une campagne charmante baignée par « le très beau cours du fleuve / o étaient les lavoirs intarissables » (v. 85-86, VI). Eau pure, herbe parfumée, nous sommes loin de la feuillée o il s'était couché pour se reposer la veille. Comme en un rêve la nuit l'a donc emporté ailleurs. Nous apprenons que les habitants de cette île ne sont pas des marins comme les Grecs mais qu'en raison de leur ascendance ils forment un peuple qui vit auprès des dieux venant les visiter souvent. C'est ce que lui apprend Alcinoos au chant VII : « Car, d'ordinaire, ils (les dieux) nous apparaissent toujours / En personne, au moment des hécatombes somptueuses, / Ils mangent avec nous et prennent place auprès de nous. » (v. 201-203, VII). Pays merveilleux et idéal, proprement utopique. Les origines des Phéaciens sont assez mystérieuses. Au début du chant VI on apprend qu'ils avaient naguère habité la vaste Hypérie : « Ceux-ci avaient naguère habité la vaste Hypérie » (v. 4, VI). Haut-Pays, Hypérion, proche du soleil et donc des Dieux. Plus loin on apprendra que ces hôtes généreux sont proches des Cyclopes. Le fondateur de Schérie, leur capitale, est le roi Nausithoos (sa fille se nomme Nausicaa) ce qui fait d'eux des marins et des navigateurs hors pair comme leur nom grec l'indique bien (noos = navire). « Car la passion des Phéaciens n'est pas l'arc et les flèches / mais les rames, les mâts, les navires harmonieux / sur lesquels ils franchissent les eaux grises allègrement ! » (VI, v. 270-273). Leur fonction de « passeurs » va donc être de transporter Ulysse chez lui, mais il s'agira d'un transport proprement magique puisque « ces armateurs aux longues rames » disposent de « merveilleux navires » qui font d'eux des « passeurs infaillibles », comme il nous est dit au chant VI, (v. 175 et sq). Leurs navires nont pas besoin de pilote ou de gouvernail : « Nous autres Phéaciens ne nous servons pas de pilotes/ et nos vaisseaux n'ont pas de gouvernail comme les autres : ils devinent tout seuls les pensées, les desseins des hommes, / ils connaissent les bourgs, les terre grasses de partout / ils franchissent promptement les gouffres de la mer / couverts d'un voile de brouillard (…) » (VII, v. 557-563). Navires de rêve, automoteurs et automatiques, invisibles et insubmersibles, anticipant les choix de leurs maîtres et qui font des Phéaciens les maîtres de toutes les mers. Leur élément naturel c'est la mer et leur dieu protecteur est naturellement Poséidon (leur unique temple est consacré à ce dieu). Deux images scellent le caractère magique de leurs traversées. La première, celle d'un « char à quatre chevaux », suggère que pour eux la mer est le lieu naturel de leur déplacement ; déplacement pour eux aussi aisé sur la mer que pour nous le char l'est sur la terre. La seconde, l'épervier, « le plus rapide des oiseaux » fondant sur sa proie, suggère que leur vitesse les rend aussi dangereux qu'invincibles. Ajoutons que ces marins incomparables vivent dans un pays splendide et qu'il est aussi magnifiquement ordonné dans sa campagne que dans ses villes. Leur pays nous est en effet décrit, sinon comme un Eldorado, du moins comme un pays de Cocagne dans la mesure o leur civilisation très raffinée ne paraît pas être le produit du labeur. Civilisation qui a les traits de la civilisation grecque, mais en plus beau et en plus riche. Ils partagent le privilège de recevoir à leur table les dieux : « Car d'ordinaire, ils nous apparaissent toujours / en personne au moment des hécatombes somptueuses, / ils mangent avec nous et prennent place auprès de nous » (VII, v. 201-203).

Les Phéaciens vivent donc comme des dieux dans une sorte d'âge dor. Ceci étant conforté par la description du jardin merveilleux du palais dAlcinoos : lire les v. 112 à 133 du chant VII, p. 115. Ce jardin ignore la mauvaise saison et dispense à profusion des fruits splendides dans une atmosphère douce et parfumée. Les fruits sont ceux de notre terre mais l'opulence dudit jardin est paradisiaque. « Ulysse l'endurant contemplait, immobile » (v. 133, VII). Le palais dAlcinoos est également merveilleux, alors même qu'il se distribue comme un palais des anciens Grecs, c'est-à-dire autour du mégaron o se réunissent les aristoï et o ont lieu les fêtes. Le seuil est de bronze tout comme les parois elles-mêmes, les montants de la porte sont d'argent, la porte qui commande l'entrée dans une pièce dapparat est en or ; d'argent sont les linteaux et d'émail bleu sont les frises. Profusion de métaux précieux et de richesses qui, au lieu de servir de matériaux aux bijoux d'apparat ou aux armes des aristocrates, servent ici de matériaux de construction. Deux chiens « d'or et d'argent » flanquant l'entrée, « dus à l'art du forgeron divin Héphaïstos », veillent sur le palais « en restant immortels et sans jamais vieillir ». Cette splendeur se retrouve jusque dans les détails de l'ameublement avec des torchères d'or, des fauteuils splendides, des voiles légers et parfaitement tissés. Bref tout est plus grand, plus riche, plus beau que dans le plus beau, le plus grand, le plus riche des palais connus par Ulysse le roi d'Ithaque. Les cadeaux offerts à Ulysse sont tirés du trésor dAlcinoos et témoignent enfin, s'il le fallait, d'une civilisation technique et artistiques absolument remarquable.

Dans ce monde utopique la violence et le malheur sont bien évidemment bannis et, pour parler comme le poète, « là tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». Les Phéaciens, comme le rappelle Nausicaa à ses servantes, sont des protégés élus des dieux : « Il n'y a pas, il n'y aura jamais au monde /un homme qui aborde à ce pays des Phéaciens / pour y porter la ruine : car ils sont trop chers aux dieux » (v. 201-203, VI, p. 105). Les combats qui ont été les leurs sont une affaire ancienne, ceux avec les cyclopes sont renvoyés à une pré-histoire mythique qui n'a rien à voir avec l'histoire pacifiée présente. Ils ne sadonnent plus aux jeux de la guerre mais aux jeux sportifs o les héros sont les dieux du stade : « Car il n'est pas pour un vivant plus haute gloire / que celle qu'il retire de ses bras et de ses jambes ! » (v. 147-148, VIII, p. 128). Sans doute certaines épreuves relèvent-elles des arts martiaux et l'esprit de compétition est rude et dangereux, comme le souligne la provocation dEuryale par rapport à Ulysse, mais Alcinoos est là pour calmer le jeu. Alcinoos précise pour finir le privilège des Phéaciens : ils sont à la fois des athlètes merveilleux et des parfaits hommes du monde. « Mais nos coureurs sont prompts et nos marins insurpassables / et nous aimons toujours les festins, la lyre, les danses, / les bains chauds et les lits, les vêtements souvent changés… » (v. 247-249, VIII, p. 131 haut). Le chauvinisme est donc bien de tout pays et de tout temps ! L'utopie politique transparaît au travers de la domination sans partage du pouvoir royal, Alcinoos est obéi sans mot dire par tous y compris Euryale. Ainsi tous les princes « approuvaient et ratifiaient son propos », les douze autres rois vivent donc en parfaite harmonie avec lui. Nous sommes donc très loin de la lutte pour la prise de pouvoir qui divise les prétendants à la succession d'Ulysse. Enfin, comme on l'a observé, les Phéaciens se montrent généreux et pieux dans leur pratique de l'hospitalité. Alcinoos a même la bonté et l'intelligence de ne pas se rebeller après la transformation de l'un de ses merveilleux navires en rocher par Poséidon. Pour apaiser sa colère il lui sacrifie « douze taureaux de choix afin qu'il ait pitié/ et ne recouvre pas notre cité d'une montagne ». Pour l'heure, la montagne n'a pas encore enseveli leur cité, la prophétie n'est pas réalisée.

2) les Cyclopes et les Lestrygons ou l'altérité de la sauvagerie primitive. On rapprochera ici ces deux types de géants primitifs et monstrueux bien que les premiers soient à juste titre plus célèbres que les seconds.

Les Cyclopes nous sont présentés d'emblée comme des hors-la-loi, ce qui augure par avance du comportement monstrueux du plus grand et du plus solitaire d'entre eux. La légende distingue (si on en croit l'article de l'Encyclopaedia Universalis) trois sortes de cyclopes. Chez Homère, les Cyclopes sont des géants, volontiers anthropophages, d'une force redoutable mais nayant qu'un œil gigantesque au milieu du front (en grec « cyclope » signifie « œil circulaire »). Ils mènent une vie simple et frugale de bergers dans une île lointaine traditionnellement assimilée à la Sicile d'aujourd'hui. Selon Hésiode, les Cyclopes étaient au départ trois fils du ciel et de la terre, Argês, Brontès, Stéropês (Éclair, Tonnerre et Foudre) qui forgeaient en quelque sorte les châtiments de Zeus. D'après les écrivains postérieurs, ils étaient les ouvriers dHéphaïstos et ils furent tués par Apollon pour avoir fabriqué la foudre qui avait causé la mort de son fils Asclépios. Selon la légende, leur force herculéenne serait à l'origine des murailles de plusieurs villes, merveilles darchitecture mycénienne dite désormais cyclopéenne car on ne sait pas comment techniquement des hommes de ces hautes époques ont pu mettre en place et ajuster des blocs aussi grands et aussi lourds.

Ces Cyclopes sont aux antipodes de la civilisation et même de l'humanité pour au moins deux raisons : ce sont des brutes sans foi ni lois qui ne travaillent pas la terre et qui n'ont ni sentiment de la justice ni assemblée : « Ils n'ont pas d'assemblée pour les conseils et pas de lois » (IX, v. 112, p. 145). Sans lois, et méprisant la loi divine réglant les rapports humains, ils sont proprement inhumains mais protégés des dieux. Polyphème sera l'exemple de cette injustice et de cette inhumanité. Chacun des Cyclopes fait la loi chez soi comme il l'entend, ceci dans tous les sens de lexpression « faire la loi », ce qui nous donne l'image d'un pouvoir patriarcal autoritaire fort inquiétant. Indépendance autoritaire et mépris total de tous les autres vont de pair chez les Cyclopes. Ils sont en deçà de l'humanité puisque selon la célèbre formule d'Aristote « l'homme est un animal politique ». En dépit ou à cause de leur sauvage primitivité, les Cyclopes sont protégés des immortels et n'ont pas besoin de semer pour récolter ni de travailler pour tirer profit de la nature : « les cyclopes ; ceux-ci faisant confiance aux immortels / ne plantent pas de plantes de leurs mains ni ne labourent ; / tout pousse sans labour et sans semailles dans leur terres » (idem, v. 107 et sq. p. 145). Ils vivent donc dans une sorte d'âge d'or puisqu'ils ignorent toute forme d'activité laborieuse. « Les cyclopes n'ont pas de vaisseaux rubiconds / ni de constructeurs de navires pour leur bâtir / des vaisseaux bien pontés, prompts à toutes besognes : qui vous mènent de ville en ville comme font / souvent les hommes, franchissant les vastes mers/ » (idem bas p. 145).

Ils appartiennent donc à un monde primitif, à un âge pré-technique. Ils n'ont d'ailleurs ni maisons ni villes mais vivent dans des cavernes souterraines. Ceci rappelant qu'ils sont les fils de Gaïa, la Terre, notre mère originelle et universelle. tres gigantesques et inhumains par leur grandeur et leur force terrifiantes, ce sont donc des sortes de géants monstrueux qui sont d'autant plus inquiétants qu'ils sont des ogres se nourrissant de chair humaine. Mais curieusement ces ogres sont de bons pasteurs possédant de grands troupeaux de chèvres et de moutons qu'ils soignent bien et grâce auxquels ils vivent fort à leur aise. Polyphème apparaît comme la quintessence du Cyclope, une sorte de méga Cyclope ! Il nous est présenté (p. 147) comme un être solitaire et asocial qui vit à l'écart de tous, sans famille et sans amis : « Là vivait un géant, un solitaire qui menait / paître au loin ses troupeaux ; il ne fréquentait pas/ les autres mais vivait à l'écart, hors la loi » (IX, v. 187 et sq., p. 147). Il est si gigantesque qu'il bouche la vue, encombre le paysage et se confond avec lui : « C'était un monstre gigantesque ; il ne ressemblait pas/ à un mangeur de pain, mais plutôt au sommet boisé : d'une haute montagne parue à l'écart » (v. 190-192, IX, p. 147 milieu). Il est à la fois immense, hideux et effrayant. Ce géant, comme tous les Cyclopes, se dit fils de Poséidon, mais il n'a aucun sens du sacré ni aucune piété comme le prouve son mépris total et affiché des lois de lhospitalité. La seule loi qu'il connaisse, comme il le dit explicitement, c'est la loi de la force, celle du plus fort : « Les Cyclopes n'ont pas souci du Porte-égide / ni des dieux bien heureux : nous sommes les plus forts » (v. 175 et sq. IX, ba p. 149). De façon étonnante ce pasteur cannibale est un pasteur modèle qui prend un soin extrême de ses bêtes et de sa bergerie ; il trait lui-même ses bêtes, boit du lait et fait du fromage, ceci selon les règles (« en bonne règle fit venir sous chacune un petit », v. 245, bas p. 148). Ceci ne l'empêche pas d'accepter le vin de feu que lui offre Ulysse et de se régaler des compagnons d'Ulysse, qui bien découpés membre à membre, font pour lui un excellent dîner : « Comme un lion né des montagnes, il les mangea sans rien/ laisser, entrailles, chair et os remplis de moelle » (v. 292 et sq, haut p. 150, IX).

Ce monstre qu'est le Cyclope « symbolise la domination des forces obscures, instinctuelles et passionnelles » (selon Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, dans leur Dictionnaire des Symboles). Expression donc de la force primitive et obscure, force aveugle par nature mais qui va être défaite par l'intelligence rusée de l'homme aux mille tours, Ulysse ! L'intelligence parvient aisément à bout de la force, une fois de plus, nous explique la fable. Le calcul rusé l'emporte sur l'instinct primitif. La leçon est claire : supériorité indéniable de l'intelligence artificieuse sur la sauvagerie aveugle. Polyphème est vaincu suite à plusieurs interventions rusées d'Ulysse : 1) Polyphème ne sait pas boire et ne tient pas bien le vin divin, « une boisson divine », que lui offre Ulysse, (« vin noir que lui avait apporté Maron, fils d'Evanthès, et prêtre d'Apollon, dieu tutélaire d'Ismaros » IX, v.197-198, bas p. 147). Ce vin noir, non coupé, lui a littéralement « embrumé les esprits », ce qui facilite la seconde ruse d'Ulysse : 2) il affûte un énorme pieu d'olivier acéré avec l'aide de ses compagnons, qui va lui permettre de crever lœil inique du Cyclope, 3) la ruse du discours trompeur dUlysse se faisant appeler Personne, jeu de mot qui éconduit les autres Cyclopes appelés en vain à la rescousse par Polyphème et qui ridiculise ses appels au secours, 4) le stratagème de la fuite de la caverne : la dissimulation des hommes d'Ulysse et d'Ulysse lui-même sous le ventre des béliers (lire bas p. 153, v. 422 sq., p. 153). Ici puissance du calcul, de la technique et du mot juste se conjuguent pour se sauver d'une position o ils étaient perdus. Ulysse, ironiquement peut donc se féliciter de « voir les cyclopes abusés par son nom et par sa personne » (IX, p. 153). Homme d'expérience et de parole, Ulysse parvient à se tirer de tous les mauvais pas et de toutes les méchantes aventures. Et si, en s'enfuyant, il lance son nom au Cyclope aveuglé, c'est moins par défi que pour marquer le nécessaire triomphe d'une intelligence civilisée sur la barbarie primitive. Une fois de plus Ulysse tient à manifester son identité propre qui est en jeu tout au long de son voyage de retour. Ulysse ne se présente-t-il pas ultimement comme « Fléau des villes (Troie en sait quelque chose!), fils de Laërte et noble citoyen d'Ithaque » (v. 503 sq. bas p. 155, IX). Polyphème, comme tous les imbéciles, s'est laissé prendre au mot et au jeu des apparences : « mais moi je m'attendais à voir venir ici / un grand et beau guerrier, doué d'une extrême vigueur /et c'est un petit homme, un lâche, un rien du tout / qui vient de me crever lœil en me noyant de vin ! » (v. 513 et sq., haut p. 156, IX.) Sauvé momentanément des représailles des Cyclopes, Ulysse tente de se prémunir de la vengeance de Poséidon en sacrifiant le beau bélier qui lui revient de droit en partage. Sacrifice que le dieu refuse. Triomphe de la force rusée sur la bêtise bornée, mais les dieux napprécient guère cette élévation de l'homme.

3) l'île flottante d'Éolie (X, début), consacrée au dieu du vent, a des caractères analogues à l'utopie phéacienne. le flottante elle est par définition in-localisable sur une carte et de plus inabordable car elle est quasi inaccessible : « l'île flottait ; alentour s'élevait un mur / de bronze infranchissable et des à-pics de pierre nue » (X, v. 3-4, p. 160 haut), île totalement close sur elle-même en raison de l'endogamie que pratique Éole. « Éole a douze enfants qui sont tous nés dans le palais/ six filles d'une part, six fils de l'autre, à l'âge d'homme. À ses fils il donne ses filles pour épouses » (v. 5-7, haut p. 160, X).

Cette clôture sur soi d'un monde ignorant tout échange pas d'exogamie va de pair avec une condition bienheureuse qui rapproche les Éoliens des dieux : « Eux auprès de leur père et de leur souveraine mère / toujours festoient ; on voit des plats par milliers devant eux. » Leur existence prend la forme d'un éternel banquet. Ils accueillent Ulysse avec la plus généreuse hospitalité non sans s'inquiéter, comme les Phéaciens, de la provenance d'Ulysse : il y a donc eu des récits d'Ulysse chez les Éoliens. « Tout un long mois il me fêta, minterrogeant sur tout, / sur Troie, sur les vaisseaux des Grecs, sur leur retour ; / et moi, je lui racontais tout dans l'ordre point par point » (v. 14 et sq. X, p. 160). L'enquête ethnographique sur la provenance de l'inconnu, de l'étranger arrivé d'un ailleurs inconnu, est donc à la fois condition d'une certaine connaissance mais également d'une certaine reconnaissance entre des êtres très différents mais pas totalement dissemblables en dépit de règles de parenté contraires aux nôtres (endogamie et non exogamie). Comme Alcinoos, Éole est prêt à faciliter l'élargissement des marins aventureux et leur retour chez eux mais il le fait de façon encore plus magique en donnant à Ulysse une outre o il avait « bouclé le chemin des vents hululants » (v. 20, X, p. 160).

C'est un moyen complémentaire et inverse, pourrions-nous dire, du moyen des Phéaciens : eux offraient un bateau magique automatique, lui il offre au navire d'Ulysse une source d'énergie infinie et gratuite, gratis pro deo c'est le cas de le dire. Mais il s'agit là une fois de plus, d'un cadeau empoisonné comme l'était le mode de déplacement des Phéaciens. En effet on voit mal comment un homme, aussi rusé soit-il qu'Ulysse, pourrait utiliser une telle force infinie et indéfinie de propulsion. Le sommeil d'Ulysse, sans doute un effet de la volonté de Poséidon, sommeil qui est en même temps celui de la raison chez tous les humains, puisqu'ils dévorent l'homme engendre la monstrueuse bêtise de ses compagnons qui, exploitant mal le cadeau offert, déclenchent un ouragan en lieu et place de vents favorables. Ici encore symétrie inverse avec la Phéacie : c'est le ressentiment et la jalousie qui mènent les hommes… comme les dieux… et qui les perd également ! Les habitants de Phéacie et d'Éolie ne sont pas des dieux même s'ils sont proches des dieux par leurs pouvoirs et déjà loin des hommes par leur richesse et leur puissance mais ils ont encore « des belles maisons et des villes. » Avoir la culture en partage et une commune curiosité, ce n'est pas rien !

4) Les Lestrygons (X, v. 80 et sq., p. 162-163) vivent non seulement à l'écart du monde des hommes mais surtout à l'extrémité de ce monde, territoire de fin du monde et approche d'un autre monde. Leur île est comme celle des Cyclopes, protégée par des remparts infranchissables. La nature de cette île est telle que le havre o Ulysse et ses compagnons vont mouiller est un piège. « Le calme plat » est trompeur : Ulysse pénètre avec ses navires dans le havre et ne repartira qu'à l'aide d'un navire qu'il avait eu la présence d'esprit d'amarrer au large au bout d'un cap. « Moi seul gardai dehors mon bateau noir / au bout du cap, nouant l'amarre à une pierre » (X, v. 95-96, haut p. 163). Comme chez les Cyclopes le pays n'est pas cultivé mais sauvage : « Puis je montai sur une roche pour guetter, / de là n'apparaissaient ni labourages ni jardins / » (v.97-98, X). Comme chez les Cyclopes, on a affaire avec les Lestrygons à des géant(e)s anthropophages : « Arrivés au palais, ils y trouvèrent une femme / plus haute que montagne, et cette vue les atterra » (X, v. 113-114). Comme chez les Cyclopes, bestialité et sauvagerie sont extrêmes et ils sont inhumains dévorant l'homme comme menu fretin. Sauvagerie insouciante et quasi naturelle mais inquiétante par la force du nombre desdits Lestrygons. Scène de sauvagerie étonnante : ces anthropophages gigantesques accourent pour aller non pas à la « chasse à l'homme » mais à la « pêche à l'homme » : « les harponnant comme poissons, ils emportaient l'affreux festin » (v. 134, X). Une fois de plus, le débarquement en terre étrangère condamne Ulysse à prendre la fuite pour rentrer chez lui ! Il repart donc seul, avec un seul navire et quelques marins fidèles. Ces Lestrygons sont différents des Cyclopes en ce qu'ils nous projettent dans un pays proprement utopique car ces géants ont : une cité, un roi, un réseau routier, une organisation sociale et politique, et surtout vivent dans une lumière permanente puisque le soleil dans ce pays ne semble jamais se coucher : « le septième jour apparut la citadelle de Lamos, / Téléporte des Lestrygons o le berger qui rentre / salue celui qui sort, et celui qui sort lui répond » (v. 82-83, X). Lumière permanente qui éclaire d'un jour cru la sauvagerie répétée ouvertement desdits Lestrygons.

5) Circé et Calypso, ou les dangers du monde merveilleux de la magie. Circé, l'une magicienne, l'autre Calypso, nymphe, ont de nombreux traits communs. Toutes deux échappent à l'humanité et incarnent une beauté merveilleuse et séduisante. Le texte parle de « la merveilleuse Calypso » et de la « royale nymphe ». Circé est dépeinte comme une déesse et elle est nommée « la merveilleuse » incarnant la beauté séduisante des filles d'amour souhaitant faire monter Ulysse dans leur lit car elles ne songent qu'aux plaisirs de l'amour. Résultat : Calypso, nous dit le texte, est « toujours ardente » alors qu'Ulysse prisonnier de la magicienne devient assez vite « sans ardeur » (v. 135, V). Quant à Circé elle lui demande de dégainer autre chose que son épée et de manifester son agressivité de façon plus charmante. Lire dans le chant X les v. 130-136 : « Tu es sans doute cet Ulysse de ressource (…) montons tous les deux / sur notre lit pour que, la joie d'amour nous unissant,/ nous puissions avoir confiance l'un en l'autre ! » Toutes les deux sont magiciennes en raison de l'ensorcelante beauté qu'elles incarnent et qu'elles se savent incarner ! Caractère évident et magique de la beauté : il suffit qu'elle paraisse pour que son pouvoir de séduction soit immédiatement reconnu ! Mais surtout toutes deux échappent à l'humanité et sont associées à des puissances aussi envoûtantes que néfastes : Calypso est la fille du « funeste Atlas » et Circé, elle, est la fille du « funeste Aiétès ». Toutes deux ont les occupations des femmes de cette haute époque : elles filent et tissent en chantant à belle voix. Mais bien sûr elles tissent l'une et l'autre avec une navette d'or une toile d'or ! Enfin toutes les deux vivent dans une île écartée et perdue, île aussi sauvage que belle. Toutefois beaucoup de leurs traits sont spécifiques et les deux aventures d'Ulysse auprès d'elles distinctes.

Circé, fille d'Hélios, le Dieu-Soleil, son père, et de Persée, sa mère, l'une des filles de l'Océan, vit sur une île beaucoup plus sauvage semble-t-il que celle de son père. Lîle de son père, « l'admirable île du Dieu-Soleil » (XII) est une terre o paissent des troupeaux semblables à ceux qui paissent sur les terres des hommes en plus riches et plus beaux : « là vivaient les belles vaches au front large / et toutes les brebis du Soleil, dieu d'en haut » (v. 263-264, XII, p. 205). L'île de Circé, elle, ignore les champs cultivés, expression de l'humanité, et c'est une île sauvage au sens propre du terme puisqu'elle est couverte de forêts. C'est parmi ses bois et ses épaisses chênaies qu'Ulysse rencontre un grand cerf à la ramure impressionnante qu'il abat d'un coup d'épieu pour nourrir ses compagnons. La violence et l'agressivité ouvrent donc cet épisode o seule l'élévation d'une fumée sur l'île donne à penser qu'elle est habitée. Partis sur ordre en exploration les compagnons d'Ulysse, commandés par d'Euryloque, découvrent alors des demeures étranges, « faites de pierres lisses, en « un lieu découvert », demeures entourées elles-mêmes d'animaux étranges. Il s'agit de bêtes fauves mais ayant le comportement d'animaux domestiques : « Autour étaient des loups des montagnes et des lions / qu'elle avait su ensorceler avec ses drogues. / Ils ne bondirent pas sur les hommes, tout au contraire : / ils s'approchaient pour les flatter de leur puissante queue » (v. 212 sq., X, milieu p. 166). Scène étrange qui s'expliquera par les charmes maléfiques de la sorcière Circé. Par ses philtres et ses incantations, elle a le pouvoir, grâce à sa baguette magique, de transformer les hommes en animaux à sa discrétion. La cruauté de cette métamorphose tient en ce qu'ils perdent leur corps humain mais ils gardent leur esprit humain. Scandale donc d'une régression dans l'animalité avec maintien de la conscience de ce qu'elle implique : « des cochons ils avaient les groins, les grognements, les soies / tout enfin, sauf l'esprit qui resta esprit de mortel » (v. 239-240, X, haut p. 167). Une histoire cochonne, si j'ose dire, à pleurer de rire !

À trop désirer la belle magicienne et à vouloir répondre servilement à ses avances sexuelles les hommes deviennent naturellement des porcs décervelés. Sans faire de psychanalyse sauvage de comptoir, il est clair que la soumission à l'instinct sexuel transforme les individus en question en pourceaux de Circé, ils sont donc naturellement victimes d'une magicienne fatale ! Tout homme qui ne sait pas lui résister est transformé en bête domestique servile. Euryloque a flairé le piège et vient prévenir son patron de ce qu'il a vu. En la personne d'Ulysse, Circé va avoir enfin affaire à un homme digne de ce nom, homme courageux et viril, résistant à ses sortilèges et ne craignant pas de l'agresser dans une tentative de meurtre qui ressemble fort à un viol fatal car il y a glaive et glaive ! : « Je sautai sur Circé comme pour la tuer » (v. 322, haut p. 19, X). Renversement de la situation par retour à l'ordre des réalités humaines et surtout à lordre des choses et donc de la puissance : « Elle, avec un grand cri s'effondra, me prit les genoux / et, tout en gémissant, me dit ces paroles ailées / ''Qui es-tu ? D'o viens-tu ? Quels sont tes parents et ta ville? » (v. 325 sq., X). Retour à l'ordre naturel et social établi : l'homme est conquérant et la femme est séduite. Pour une fois elle rencontre un homme, un vrai, disposant, comme dit, de « grands moyens », et du coup la magie de Circé cède devant Éros triomphant. Sans doute en ces circonstances Ulysse a-t-il reçu le secours précieux dHermès qui lui a confié un contrepoison, « la bonne herbe », qui protège de tous les maléfices et sortilèges : « le moly », la bonne herbe le rend invulnérable au charme de Circé : la plus belle des femmes ne peut offrir que ce que peut offrir une femme ! Leçon : rencontrant un vrai homme Circé est reconduite à sa vraie féminité et elle rend les armes ! Elle sacrifie momentanément son pouvoir magique à son plaisir naturel. Afin de jouir en paix des plaisirs de l'amour auprès de son amant, l'héroïque Ulysse, elle accepte donc de rendre forme humaine aux marins d'Ulysse et de ne pas profiter du passage au lit pour castrer le capitaine ; elle devient du même coup humaine, trop humaine, en cédant aux demandes de son amant. Mais surtout à sa demande la plus essentielle, « serment majeur » (v. 340-344, X) de ne pas lui nuire en le réduisant au rôle d'esclave sexuel.

Après cet épisode merveilleux, mais fort sensé, la fête des retrouvailles et de lhospitalité peut déployer tous ses fastes. Ulysse est traité sinon comme un dieu, du moins comme un envoyé des dieux : bain chaud, corps oint d'huile, vêtement de laine, fauteuil sculpté, « force viande » et « doux vin au bouquet de miel ». Le temps passé sur l'île de Circé est quasi suspendu et pendant un an, ou tout un hiver, Ulysse et ses compagnons vont banqueter à l'abri et au chaud dans le palais de Circé. Il n'en reste pas moins retenu contre son gré. Aussi il implore la libération : « O Circé, accomplis la promesse que tu me fis / de m'aider à rentrer chez moi, mon âme le désire » (v. 483-484, X). Circé, la magicienne, la fille d'Hélios, accepte sa demande et va jusqu'à préparer le départ d'Ulysse et faciliter son retour en écartant les dangers des étapes les plus effrayantes. Mais le retour à Ithaque comprend un détour par le fleuve des Enfers o Ulysse doit interroger les âmes des morts. « Mais il vous faut d'abord entreprendre un autre voyage / vers les maisons d'Hadès et de la grande Perséphone / afin d'y consulter l'âme du Thébain Tirésias » (v. 491-493, X, p.173). Circé apparaît donc ici, en raison de ses pouvoirs magiques, comme l'être facilitant tous les passages, non seulement ceux de l'humanité à l'animalité mais également ceux de la vie à la mort, et ses charmes permettent d'en revenir, ce qui est bon pour le retour d'Ulysse.

Calypso, elle, incarne une tout autre figure du merveilleux. Elle est la nymphe qui porte secours au naufragé démuni de tout par pure bonté d'âme comme elle le rappelle : « n'est-ce pas moi pourtant qui l'ai sauvé quand / il était seul sur sa quille, après que Zeus, de sa foudre aveuglante, /eut fendu son vaisseau en pleine mer vineuse ? » (v. 130-133, V, bas p. 87). Ceci, comme elle dit, par pure bonté d'âme. La ravissante Calypso est une déesse aussi belle qu'immortelle. Son île est aussi enchanteresse et idyllique que celle de Circé était sauvage et inquiétante. Avec ses compagnes, c'est-à-dire d'autres nymphes, elle tisse et file en chantant.

Calypso, dont le nom dérive du verbe « kalyptein » signifiant « cacher » se cache naturellement et elle va cacher Ulysse pendant sept ans. Dans son île enchantée, elle habite une grotte qui marque son lien avec les puissances élémentaires primitives : eau et terre, air et feu qui semblent ici s'harmoniser dans un tableau charmant. Site de nature pacifique o les oiseaux de mer cohabitent avec ceux de terre et o les odeurs et les couleurs se répondent splendidement. Spectacle proprement divin auquel même un dieu ne resterait pas insensible : « en un tel lieu survenu, même un dieu / se fût senti émerveillé et plein de joie… » (v. 73-74, V). L'histoire qui suit est l'histoire classique du geôlier tombant amoureux de son prisonnier. Mais ici la divine hôtesse va devenir esclave d'un hôte humain qui se lasse de ses faveurs. Un temps sa beauté et ses charmes vont faire oublier à Ulysse sa patrie et sa fidèle épouse. La pitié de Calypso la rend aimable à Ulysse et ses charmes proprement divins sont irrésistibles.

Mais l'attachement d'Ulysse à l'humanité est plus fort que toute promesse d'immortalité. Calypso reste une geôlière et elle ne refuse rien à son prisonnier sauf la liberté de s'échapper qui est essentielle pour lui et qui est même tout pour lui. Elle le comble de bontés et de bonheurs mais elle ne parvient pas à le décider à l'aimer en oubliant son épouse Pénélope. Aux hommes, il faut des amours humaines, d'o les pleurs du prisonnier Ulysse. « Mais Ulysse le généreux n'était pas dans la grotte, / il pleurait sur le promontoire o il passait ses jours / le cœur brisé de larmes, de soupirs et de tristesse » (v. 81-83, V). Sans doute Calypso est-elle la plus belle, sans doute est-elle immortelle, sans doute est-elle pleine de bonté, sans doute lui promet-elle de «  le rendre immortel » et… «  de ne vieillir jamais ! »… mais un homme pleinement homme comme Ulysse ne saurait sacrifier son humanité, et donc le risque mortel qu'elle comprend et qui définit ladite humanité, au profit d'un bonheur divin stable aussi lassant quécœurant : « la nymphe ne lui plaisait plus ». Ulysse prisonnier ne pleure pas seulement Pénélope et son royaume, il pleure la perte d'humanité consécutive à cet enfermement paradisiaque. C'est sans doute parce qu'il reste un homme pleinement homme et que la vie humaine comprend la souffrance ; chacun étant condamné à disparaître et à mourir nous aimons tous autant la vie humaine qu'Ulysse refusant l'immortalité. L'homme n'est pas fait naturellement pour vivre une vie divine.

Ulysse refuse de perdre son identité et son humanité. « Pardonne-moi, royale nymphe ! Je sais moi aussi / tout cela ; je sais que la très sage Pénélope / n'offre aux regards ni ta beauté ni ta stature : / elle est mortelle, tu ignores l'âge et la mort. / Et néanmoins, j'espère, je désire à tout moment / me retrouver chez moi et vivre l'heure du retour » (v. 215-219, V, p. 90). Et du même coup il reste Ulysse, son choix humain est le choix de l'aventure et de la culture qui sont indéfinies car sans fin. Ulysse, aidé de Calypso, va donc construire de ses mains l'instrument de sa libération, un bateau qui l'emportera par delà les eaux jusqu'à sa terre, chez lui, à Ithaque. Ce bateau est à la fois la concrétisation de son habileté et de sa ruse technique lui permettant de venir à bout de la force des éléments naturels et il est l'incarnation de son audace spirituelle : l'homme seul s'aventure sur la mer sans limite, il affronte l'inconnu et l'imprévisible à bord d'un frêle esquif produit de ses forces et de son intelligence. En clair, pour affronter l'inconnu l'homme préfère s'en remettre à l'homme plutôt qu'aux dieux. L'heure de lélargissement et de l'aventure est donc vécue dans la joie. « Elle (Calypso) fit se lever un vent inoffensif et doux. / Ulysse jubilant ouvrit sa voile à cette brise. » (v. 269-270, V). La magie, noire ou blanche, maléfique ou bénéfique, est finalement très décevante. Les hommes ont besoin par moments de croire en des forces surnaturelles cachées mais il y croient sans y croire… L'homme aime parfois, grâce aux rites magiques, prendre ses désirs pour des réalités, mais il n'est jamais totalement dupe du scénario imaginaire qu'il monte pour combler ses attentes. Ulysse, confronté à deux magiciennes, a donc appris à dominer ses peurs et ses désirs. Il n'accepte pas l'endormissement de la conscience repue dans un lieu soi-disant idyllique qui ne laisserait plus rien à désirer car ce lieu paradisiaque devient vite un enfer.

Dans ces deux aventures auprès des magiciennes, Ulysse finit par redevenir un homme ; il redevient un homme lorsqu'il s'écarte de la femme fatale parce que infiniment séduisante. Sans doute préfère-t-il être Ulysse, garder son identité, et être le maître et l'époux d'une femme fidèle et aimante, Pénélope, que l'esclave d'une déesse possessive et tyrannique.

6) Lotophages et Sirènes ou les dangers de l'inhumanité séduisante. Les deux épisodes et les deux figures imaginaires n'ont pas la même importance ni la même fonction mais incarnent également un abandon mortel à une inhumanité séduisante. En effet elles représentent deux façons d'oublier notre humanité en nous abandonnant à un plaisir charmant qu'il soit de bouche ou d'oreille. Les choses trop bonnes ou trop belles sont ensorcelantes et ne conviennent pas à la nature humaine. Lotophages et Sirènes habitent des pays qui ignorent le travail agricole base de notre culture.

Les Lotophages mangent des « lotos », des fleurs et des fruits imaginaires faisant perdre la mémoire. Leur pays est le pays de l'oubli. Les Sirènes, elles, vivent sur une île o l'herbe en fleur et les chansons rendent les hommes oublieux de leur condition de « mangeurs de pain ». La culture est d'abord affaire d'agriculture et donc du dur travail des champs. Mais l'épisode des mangeurs de fleurs ou de fruits d'oubli incarne plus simplement les dangers d'un exotisme bienheureux rêvé par tout homme tandis que celui des Sirènes, plus complexe à saisir et à interpréter, symbolise sans doute, par delà la tentation d'une mort marine, la perte de soi au sein d'un envoûtement. La musique se révèle l'instrument d'un passage du pays des vivants au pays des morts.

Premier épisode, celui des Lotophages, o « les fruits doux comme le miel » sont une drogue mortelle pour les hommes qui ne connaissent que les fruits acides et même amers du travail de la terre. « Mes gens ayant goûté à ce fruit doux comme le miel, / ne voulaient plus rentrer nous informer, / mais ne rêvaient que de rester parmi ce peuple : et, gorgés de lotus, ils en oubliaient le retour… » (v. 94-97, IX, p. 144-145). La croyance en un pays exotique o les fruits les plus doux vous tombent dans la bouche sans rien faire d'autre que se dorer au soleil transforme les victimes de cette illusion en êtres hébétés et amnésiques. Danger mortel donc que la drogue de plaisirs sensuels charmants mais insignifiants et entêtants. Perte de soi et de la conscience de soi dans un imaginaire douceâtre par labsorption de fruits délicieux nous renvoyant à une vie quasi végétative. Lorsque la drogue devient l'instrument du voyage c'est la fin du voyage par oubli du retour. Raison pour laquelle aucun authentique poète-voyageur ne saurait s'y adonner durablement et servilement. La perte de l'identité et de la conscience de soi par évasion dans un pays imaginaire est une mort d'accès aisé interdisant toute quête et aventure proprement humaine. La première et vitale maîtrise est celle de la sensualité et seuls des esclaves puérils se laissent asservir par ce type de drogues charmantes. Ulysse, lui est un homme, et un homme d'expérience. Mais il est plus que cela il est un héros de la guerre de Troie qui a en charge le retour de ses compagnons ; il est donc naturellement prêt à les rappeler à la dure réalité de l'effort pour se sauver et être sauvés. « Je dus les ramener de force tout en pleurs, les traîner aux vaisseaux et les attacher sous les bancs » (haut p. 145). Cet effort de libération est au principe même du voyage de la vie humaine, voyage source de nouvelles aventures.

Les Sirènes, elles, êtres étrangers et étranges, femmes oiseaux et non femmes poissons, font oublier aux hommes leur condition de vie et interdisent tout retour en arrière. Pour ce faire elles n'ont pas besoin, elles, de fleurs ou de fruits : elles se contentent de « leurs chants clairs » et du plaisir envoûtant qu'il procure. Ces cruelles vierges, femmes oiseaux (mi-femmes mi-oiseaux), déploient un charme musical proprement fatal ! Les navigateurs « imprudents » qui se laissent ensorceler par leurs chants sont précipités sur les récifs o ils font naufrage et sont dévorés. Circé nous les présente « assises dans un pré, et l'on voit s'entasser près d'elles / les os des corps décomposés dont les chairs se réduisent » (v. 45-46, XII, p. 199). Ces femmes-vampires sont donc encore plus redoutables que les Lotophages. Chacun d'entre nous sait qu'Ulysse va avoir l'intelligence d'ordonner à ses compagnons de se boucher les oreilles avec de la cire et, lui, de se faire attacher solidement au mât de son navire avec la défense absolue de le libérer quelle que soit la vigueur de ses supplications. Grâce à cette ruse exemplifiant sa parfaite maîtrise de soi il se sait sujet à la tentation et se donne le moyens de lui résister , Ulysse va pouvoir écouter le chant des Sirènes sans subir leur envoûtement et rester en vie. Ne sabandonnant pas aux sens, car protégé par sa ruse, il va jouir de leurs plaisirs charmants sans risque. Il peut laisser voguer son esprit sur « le chant clair des Sirènes » sans se détacher de la dure réalité o il faut être maître de soi pour faire retour chez soi. Ulysse sera donc le seul à connaître le chant des Sirènes qui soit toujours en vie. Le chant des Sirènes symboliserait donc ici lenvoûtement musical sans pareil qui nous transporte ailleurs dans un imaginaire inconnu, doux et beau, au point que nous oublions la vie de mortels que nous sommes en train de quitter.

Ravissement mortel. Nul ne joue impunément de la musique et avec la musique car elle est littéralement ensorcelante et captivante. La musique des Sirènes est d'autant plus captivante qu'elle se veut savante : « Puis l'on repart, charmé, d'un plus lourd trésor de science » (v. 188, XII, p. 203). La musique frappe les sens mais également l'esprit et du même coup elle serait au principe d'une connaissance absolue. Les Sirènes interpellent de façon rusée Ulysse pour le séduire en reprenant un vers emprunté à l'L'Iliade lequel vante la gloire incomparable d'Ulysse : « Viens, Ulysse fameux, gloire éternelle de la Grèce / arrête ton navire afin d'écouter notre voix » (v. 184-185, XII).

Comprenons que la musique s'adresse à tous en ne parlant que de nous-même, raison pour laquelle s'adressant à nous elle nous isole des autres et nous fait oublier l'altérité du monde et des autres hommes. Mais ce narcissisme solipsiste du chant, o l'homme s'isole pour jouir de sa propre grandeur et beauté, est aussi savant et charmant que périlleux et mortel. Voguer sur les flots de la musique est autrement plus dangereux que voguer sur les flots de la mer car non seulement nous perdons pied mais nous quittons notre monde. L'effusion musicale conduit donc à la confusion des sens et à l'évasion de l'esprit hors du monde commun aux vivants humains. Évasion comparable à celle de la ruse d'Ulysse qui consiste à se donner les moyens de connaître cette contemplation esthétique mais en préservant une distance entre la sensibilité et la sensualité, entre le plaisir et l'abandon à ce plaisir. Comme il est très difficile de maintenir la distance entre voyage illusoire de la drogue et voyage effectif, il est malaisé de maintenir la distance entre contemplation esthétique libératrice et captation sensuelle aliénante. Cette distance du maintien est symbolisée par l'attachement d'Ulysse au pied du mât de son navire car, en bon capitaine c'est lui, et lui seul, qui a fixé le cap de ses nouvelles aventures desquelles il se veut le maître.

Mais peut-être n'est-il le maître de son aventure qu'en apparence, de façon tout illusoire… En effet Maurice Blanchot remarque dans Le Livre à venir : « Ulysse n'en fut pas quitte. Elles l'attirèrent là o il ne voulait pas tomber, et cachées au sein de L'Odyssée, devenue leur tombeau, elles l'engagèrent lui et bien d'autres, dans cette navigation heureuse, malheureuse, qui est celle du récit, le chant non plus immédiat mais raconté, par là en apparence rendu inoffensif, ode devenue épisode. » Nul ne jouerait donc impunément avec le chant (quelle que soit sa forme…) et avec la mort (quelle que soit son occurrence…).

La suprême ruse d'Ulysse est sans doute de savoir admirablement raconter ses aventures, ce qui est pour lui le gage du passage d'un lieu imaginaire à un autre, sans que ce passage soit pour lui aliénant et mortel. Le chant d'Ulysse est aussi maîtrisé que ses aventures : il n'est pas seulement l'auditeur-contemplateur passif, il est également le narrateur-créateur vraiment actif. Du mythe des Sirènes au mythe dOrphée il n'y a ici qu'un pas, que nous serions tenté de franchir… Le chant du poète, comme celui d'Orphée, permettrait d'évoquer tous les pays imaginaires, pays séduisants et aliénants, sans risque d'y aborder sans retour et pour toujours.

Le pouvoir magique de l'art, qui associe la fascination de la beauté à la fuite d'ici-maintenant, et à la fascination de l'ailleurs absolu qu'est la mort, est sans doute un moyen pour l'homme de se retrouver finalement et heureusement, et non de se perdre sensuellement et vainement dans le présent. Telle serait, peut-être, une des leçons possibles de ces deux épisodes d'évasion illusoire et aliénante. Il est donc bon que les rameurs regagnent leurs bancs et leur bord et qu'ils fassent force de rames car la culture, qui comprend l'art et les arts, est moins affaire de rencontres que d'efforts et de labeur. À trop jouir passivement des plaisirs des arts les plus artificieux, on devient oublieux de notre condition de mortel. Les contacts avec les âmes des morts vont nous rappeler que finalement rien ne vaut la vie.

C. - : le monde souterrain des morts ou l'altérité malheureuse

Le prétexte allégué pour l'évocation de l'âme des morts, cest la consultation du devin Tirésias, lequel aurait la clef du voyage de retour d'Ulysse à Ithaque selon Circé. « Mais il nous faut d'abord entreprendre un autre voyage / vers les maisons d'Hadès et de la grande Perséphone / afin d'y consulter l'âme du Thébain Tirésias, / devin aveugle, mais encore doué de sens ; / car, même mort, Perséphone lui a laissé, / à lui seul, la sagesse : les autres ne sont qu'un vol d'ombres… » (v. 490-495, X, milieu p. 173). Ulysse pend naturellement peur à l'idée d'un tel détour par le pays des morts car la mort incarne évidemment l'altérité la plus absolue et l'ailleurs le plus effrayant.

Mais le voyage de retour à Ithaque n'est pas qu'un voyage d'aventures, il est aussi un voyage initiatique en raison non seulement des épreuves rencontrées mais des puissances naturelles ou surnaturelles rencontrées. Voyage initiatique de connaissance de soi et de son humanité qui passe par une confrontation avec l'autre pays proche des vivants, le royaume des morts, ou plus exactement le royaume des âmes des défunts. Voici donc Ulysse en route pour consulter Tirésias au royaume des âmes des défunts. Ulysse part pour ce pays imaginaire qui se trouve aux antipodes c'est-à-dire « aux confins du profond cours de l'Océan », Océan qui dans la mythologie des Anciens entoure la terre. Nous voici donc entraînés aux frontières de l'imaginaire et du réel. Pays lointain et inaccessible qu'on ne veut ni ne peut se représenter aisément. Ailleurs vraiment autre, pays froid et désolé, plongé dans la brume et l'obscurité, pays accessible seulement avec les ressources d'un ou de poètes. « Mais lorsque ton navire aura traversé l'Océan, / tu verras un rivage plat et les grands bois de Perséphone, / des saules aux fruits morts et de hauts peupliers » (v. 507-509, bas p. 173, X), pays lointain et froid du bout du monde o, par un ultime passage chez les Cimmériens, Ulysse va être mis en communication avec l'envers de notre monde de la vie, de la chaleur, de la visibilité. L'Hadès, le royaume des morts, est selon le sens même de ce mot un pays invisible car il sétend de l'autre côté de la Terre et donc au dessous de la Terre et le plus loin du Soleil, ce Soleil source de vie et de connaissances ; pays plongé dans une nuit permanente et une obscurité totale.

Le terme du voyage d'Ulysse est dépeint de façon très dépouillée : il s'agit d'une terre désolée et froide o les fruits sont morts (p. 172) ou inaccessibles (p. 194). Lieu o la jouissance alimentaire élémentaire devient impossible. Scène quasi théâtrale, d'une étendue aussi grande que la terre comportant de « vastes » et « nombreuses portes » sans doute pour engouffrer les vivants mortels en nombre. Ce pays caché et en un sens inversé, brumeux et inquiétant, est sillonné de « grandes routes » (v. 52, XI, bas p. 179), de « grands fleuves et d'affreux courants » (v. 157, XI, bas p. 182) qui le séparent du monde des vivants. Envers de l'avers du Monde, l'Hadès est prêt à engloutir toutes les générations de vivants qui sont emportées ici, lors de leur ultime voyage vert la mort.

Ulysse ne va pas descendre aux Enfers mais il va entrer en contact avec leurs habitants par le biais d'un rituel étrange mais hautement significatif. Les offrandes et libations offertes aux âmes des défunts le sang des brebis égorgées rappellent à ces derniers leurs caractères essentiels d'hommes « mangeurs de pain » et « buveurs de vin ». Le sang versé des victimes est un rite magique qui tente de redonner un semblant de vie aux âmes des défunts et donc de ranimer symboliquement leur souffle vital. Car l'âme ici c'est non pas un principe spirituel mais un principe vital animant le corps tout entier. Ce breuvage magique évite le vampirisme des morts à l'égard des vivants et redonne aux morts, pour un instant, la faculté de s'exprimer et de penser. Le sang est ce liquide chaud et vivifiant qui redonne grande force et quelque énergie aux âmes des défunts. Dans ce rituel d'évocation de l'âme des morts on notera que ces derniers sont proprement assoiffés de sang (p. 179), c'est-à-dire de vie. Dans le sang des victimes égorgées qui attire les morts, il faut voir un attachement instinctif et indéfectible à la vie et à la chaleur de la vie. Les âmes des défunts se pressent toutes en rangs serrés pour absorber quelques gouttes de ce sang tiède afin de revenir quelques instants à la vie. Lailleurs inconnu de nous jusque là qu'est la mort nous est maintenant présenté comme un pays souterrain épouvantable qui fait d'autant plus regretter notre monde des vivants.

Les morts sont définitivement autres que nous, ils sont sans nom et sans visage tout en gardant leur identité personnelle. En effet la mort, au plan individuel, c'est la séparation de l'âme et du corps, lâme du défunt descend dans l'Hadès et le corps abandonne sa dépouille sur la terre. Mourir, c'est tomber aux Enfers, descendre dans un lieu souterrain, l'Hadès, tandis que sur terre le corps du défunt se réduit aux os non calcinés par le rite funéraire. Alors que les vivants se caractérisent par leur énergie vitale et leur matérialité charnelle, qui au sein du corps et avec son aide fondent la mobilité des vivants et leur identité personnelle, les morts, eux, sont privés de sensibilité et d'énergie et donc ne sont plus pour ainsi dire que l'ombre d'eux-mêmes.

Les morts sont des ombres. Encore que les âmes des défunts perdent certes leurs corps mais elles gardent néanmoins une forme personnelle qui permet le maintien de leur identité propre dans l'Hadès. Le rôle des rites funéraires, c'est précisément dassurer tout d'abord le passage des hommes ayant vécu au grand soleil au pays froid des ombres o chaque fantôme d'être vivant garde un semblant de forme singulière. Sans quoi l'âme informe et impersonnelle errera éternellement dans les marais et les roseaux de lAchéron et ne sera pas admise chez Hadès. Elpénor rappelle à Ulysse, ou plutôt l'âme d'Elpénor rappelle à Ulysse, qu'il doit songer à la correction et à la régularisation des formalités du rite funéraire, sans quoi la colère des dieux sabattra sur lui.

Les morts ne sont donc plus eux-mêmes puisqu'ils ont perdu leur corps, corps qui les définissait, mais ils restent en un sens eux-mêmes puisqu'ils gardent, grâce aux rites funéraires, un semblant de forme personnelle. Ces âmes des morts ne savent plus rien du monde des vivants puisque pour elles la vie s'est arrêtée. Ainsi l'âme d'Anticlée, la mère d'Ulysse, ne peut renseigner son fils Ulysse sur le sort de Pénélope et de Télémaque que pour la période à laquelle elle était encore vivante. Anticlée pose d'ailleurs des questions qui montrent à quel point elle est coupée de ce qui se passe sur terre. Murés dans la nuit permanente les morts ont non seulement perdu toute relation avec le monde des vivants et de la lumière mais avec le temps puisque tout est fini pour eux. Rien ne se passe dans l'Hadès et plus rien ne se passe pour eux. Les morts restent à jamais définis par leur destinée mortelle singulière. Leur destinée, on ne peut rien y ajouter et rien y retrancher, tels ils étaient à l'heure de leur mort, tels ils resteront pour l'éternité. : Anticlée aimante et aimée, Ajax solitaire et effrayant, Achille colérique et sûr de lui. Arrêt sur image, pourrait-on dire, du film de chaque vie humaine et impossibilité de le modifier.

Ces morts, ils sont à la merci des vivants car il semble bien que c'est la régularité des rites funéraires qui leur redonne pour quelques moments un semblant d'existence ; do les libations, le lait miellé et le vin doux sacré, qui sont les meilleures offrandes qu'on puisse faire aux défunts, lesquels restent encore fortement attachés aux plaisirs de la vie terrestre qui sont inoubliables. Même morts les hommes restent donc définis comme des « mangeurs de pain » et des « buveurs de vin ». Ainsi les âmes des morts vivent et revivent par et à travers des commémorations rituelles qui rappellent leur humanité. La matérialité des âmes des défunts est ténue mais pas nulle et c'est la raison même des sacrifices funéraires d'offrandes aux défunts. Aussi, au fond de l'Érèbe, les âmes des défunts trépassés affluent pour reprendre vie quelques instants.

La condition des défunts est proprement affligeante car leur âme est condamnée à errer en songeant cruellement à la perte de la vie. Or il n'y a pas d'autre vie que notre vie charnelle, nous n'avons qu'une vie et rien ne vaut cette vie, pas même la gloire au combat comme héros. C'est ce que révèle Achille à Ulysse qui lui vante sa gloire immortelle. « Ne cherche pas à m'adoucir la mort, ô noble Ulysse ! / J'aimerais mieux être sur terre domestique d'un paysan, / fût-il sans patrimoine et presque sans ressources, / que de régner ici parmi ces ombres consumées…/ » (v. 488-491, XI, bas p. 191).

La mort, c'est donc l'altérité la plus effrayante pour les vivants conscients de leur mortalité. La mortalité définit les vivants en les opposant aux immortels que sont les dieux. Ulysse doit reconnaître la cruelle vérité : la gloire éternelle ne console pas de la perte de la vie au combat. La mort est proprement effrayante parce que la vie est source de toutes nos joies. Dans la galerie des âmes des défunts, ce qui domine c'est donc la tristesse et la mélancolie ; tous regrettent d'avoir dû quitter trop tôt le séjour des vivants sur Terre. Mort, l'homme se définit finalement par le souvenir de sa vie, vie arrêtée une fois pour toutes. La crainte de la mort est donc naturelle chez les vivants tout comme la crainte du ressentiment des âmes des morts par rapport aux vivants. Le plus malheureux des mortels est finalement plus heureux que le plus grand des héros morts. L'ailleurs de la mort est proprement effrayant : le grand voyage, le dernier voyage, c'est celui qui fait des mortels des morts à jamais !

La leçon d'Anticlée, transmise à Pénélope, via Ulysse, c'est qu'il faut, envers et contre tout et tous, toujours aimer la vie et repousser toujours le plus possible la mort ! C'est l'amour vivace des vivants dans les plus dures épreuves qui réchauffe donc le cœur des défunts et non les vaines plaintes sur les douleurs de l'existence terrestre. Leçon d'amour de la vie : à l'amour, désormais impossible pour Anticlée, il faut revenir à l'amour toujours possible pour Pénélope. C'est l'attachement indéfectible à la mère qui donne finalement la clef de l'attachement de l'homme à l'épouse aimée. Faute de pouvoir embrasser la mère défunte, on embrasse la femme aimée et aimante pour retrouver une unité à jamais perdue avec notre mère. Et derrière l'amour de la mère et l'amour de la femme aimée, il n'y a rien d'autre que l'amour de la vie, amour qu'il faut incarner, et qu'on doit incarner, sans quoi nous sommes condamnés « au frisson des larmes ». Aux larmes de la souffrance qui expriment la déchirure de la mort opposons les larmes de joie qui sont celles des retrouvailles des amants. « À ces mots, ses genoux et son cœur défaillirent, / Elle reconnaissait les signes décrits par Ulysse ;/ toute en pleurs elle vint à lui, jeta ses bras / au cou d'Ulysse baisa son visage (…). » (v. 205 sq., XXIII, milieu p. 373).

Le désespoir de l'enfant que nous restons est effacé par la joie de l'amant que nous sommes devenu. Pas de plus grande joie que celle des retrouvailles d'Ulysse et de Pénélope s'aimant encore et toujours, envers et contre toutes et tous. Cet amour, c'est l'amour de la vie et celui des joies sans partage qu'elle offre à ceux qui aiment la vie. La vraie vie, c'est la vie d'ici-bas, vie vécue dans la joie des épreuves surmontées comme le rappellent ici les pleurs de Pénélope.

La mort c'est l'altérité la plus absolue pour les amants de la vie que nous sommes !

Jean-Pierre Bourdon

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