Pierre Campion : Les Impardonnables, de Cristina Campo.
© : Pierre Campion. Mis en ligne le 6 avril 2023.
Cristina Campo, Les Impardonnables,
Gallimard, coll. L'Imaginaire,
2023.
Les Impardonnables, de Cristina Campo
Note de lecture sur Campo et Proust
Aux traducteurs de Cristina Campo.
Pouvons-nous encore comprendre la prose incandescente
et imprévisible de Cristina Campo (1923-1977) ? En 2023 — pour le centenaire
de sa naissance ? —, dans la belle collection L'Imaginaire, Gallimard
relance les essais de Cristina Campo réunis sous le titre Les Impardonnables (Gli imperdonabili, posthume, 1987), d'abord traduits et publiés en
français en 1992 sous la marque de l'Arpenteur.
Un style
Comme on peut s'en rendre compte dans ces traductions qui s'efforcent
de suivre ses phrasés subtils et heurtés, l'écriture de Cristina Campo paraît
faite d'esquives et d'allusions, d'images hardies, d'effusions attentivement gouvernées,
de grands noms et de rapprochements inattendus : Borges et Simone Weil,
John Donne et Hugo von Hofmannsthal, William Carlos Williams, Proust…
Transposons à la prose de Campo ce qu'elle dit du
style de John Donne :
Virginia Woolf a remarqué que la qualité qui fascine le plus
chez Donne est moins la richesse du sens, bien que sa poésie soit chargée de
sens, que sa manière explosive de surgir dans le discours. […] La présence du
visiteur impérieux et pressant accélère le rythme de notre vie, aiguise nos
perceptions, éclaire les objets un par un comme une torche instable, les appelant
à une vie pus exaltante et plus précise.
Dans Cristina Campo, ces objets sont des écrivains, des
notions et des problèmes : elle les touche de sa flamme pour nous les
rendre évidents.
Proust et les sources de la Vivonne
Dans la Recherche du temps perdu, la Vivonne raconte
une histoire à éclipses, longue, qui commence et s'achève
du côté de Guermantes, depuis la hantise
des sources de la rivière chez l'enfant (« Jamais dans la promenade du
côté de Guermantes nous ne pûmes remonter jusqu'aux sources de la Vivonne […] »)
, jusqu'à la désillusion quand, bien plus tard et enfin, il y accéda, et,
encore plus tard, à travers les dernières nouvelles qu'il reçut de Combray de
la part de Gilberte, en pleine Grande Guerre : « Les Français ont
fait sauter le petit pont sur la Vivonne qui, disiez-vous, ne voua rappelait
pas votre enfance autant que vous l'auriez voulu, les Allemands en ont jeté d'autres,
pendant un an et demi ils ont eu une moitié de Combray et les Français l'autre
moitié. »
Dans cette histoire, Cristina Campo se saisit de l'avant-dernier
épisode, quand le narrateur invité à Tansonville chez
Gilberte, avant la guerre, se rend enfin avec elle aux sources de la Vivonne et
qu'il découvre « une espèce de lavoir carré où montaient des bulles » :
Cette phrase glacée dans laquelle Proust semble vouloir
contenir, réprimer, comme un géant dans une fiole, son grand rêve fluvial, peut
frapper au contraire d'une sorte de terreur sacrée. Bien plus subtile, plus
terrifiante que la dilatation du petit dans le grand est la présence du grand
dans le petit, et Leopardi ne devait pas penser autrement, lui que firent frissonner
les proportions réduites de la tombe du Tasse.
L'exemple même des écarts que pratique Cristina Campo, quand
elle paraît se dérober à quelque analyse, à un développement à nos yeux nécessaire,
à toute autre explication que par les noms jetés ici de Leopardi et du Tasse.
Mais s'agissait-il vraiment de faire faire à Proust la leçon
par Leopardi ? Après tout, qu'y a-t-il de plus réduit dans le monde qu'un
homme qui dort, de plus dénué et de plus fragile ? Et pourtant il
« tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et
des mondes »
— et c'est du désordre de ses remémorations la nuit que procédera une
œuvre construite comme une cathédrale.
Et Campo n'ignore pas non plus que, dans ces pages d'Albertine
disparue et du Temps retrouvé, se prépare justement le retournement survenu
dans la soirée Guermantes pendant laquelle, « parmi les innombrables
déceptions qui marquent de leurs fils sombres la trame de son poème »,
celle des sources de la Vivonne trouvera enfin, elle aussi, son sens dans
l'œuvre projetée ce soir-là : d'inscrire dans un style « la vraie
vie, notre vie, la seule vie réellement vécue », qui est notre vie mentale
à chacun et à tous, telle que cette vie est déposée dans la mémoire de notre
corps. « Car le style pour l'écrivain, aussi bien que la couleur pour le
peintre, est une question non de technique mais de vision. »
Cette déclaration connue pourrait conduire à un autre
passage de Campo, quand elle évoque, par opposition à l'imagination que
pratique l'art d'aujourd'hui (« impatience, fuite dans l'arbitraire :
éternel labyrinthe sans fil d'Ariane »), l'attention vigilante de ses grands
écrivains (« attente, acceptation fervente et impavide du
réel ») :
L'analyse peut devenir destin quand l'attention, en accomplissant
une superposition parfaite des temps et des espaces, sait les recomposer chaque
fois dans la pure beauté de la figure. C'est l'attention de Marcel Proust.
L'analyse de Proust, en effet, dilate dans un immense poème l'expérience
réfléchie de toute une existence, sous un regard absolu qui domine le début, les
péripéties et la fin de cette histoire, cela selon une vision d'éternité. Au moment
du bilan, l'ordre déborde le désordre, la réalité le réel et la vérité le vrai.
Néanmoins Campo voit bien que Proust est « un homme
déjà mutilé » par l'esprit de l'époque, et elle sent, au point de ne pas y
recourir, ce que ce dénouement du Temps retrouvé a de prémédité et de
forcé, de théorique même, de dramatique encore et, en somme, d'optimisme contemporain :
Proust inaugure la chronique d'une époque malheureuse, celle
du « plus grand, encore plus grand, mais de combien ? Je l'ignore…»
Et sans aucun doute son poème ne serait pas ce qu'il est sans cette complainte
sur l'étonnement perdu.
Complainte. L'époque a perdu le sens du gigantesque, de ce
qui excède les dimensions pourtant élastiques de l'imagination. Pour tout dire,
elle a perdu le sens du sacré. Le sait-elle même ?
Et pourtant…
Et pourtant Proust, homme déjà mutilé, continue à être
implacablement poète. Comme tous les poètes, il comprit (comme l'avait compris
avant lui Leopardi, homme mutilé d'une
façon différente) que le chemin de la poésie est un et ne peut être fait dans
le sens inverse. Que la poésie n'est pas autre chose que le respect pour la
signification théologique de la limite : le précepte qui commande d'agir à
l'imitation de Dieu : du Sinaï au buisson ardent, du Thabor à un petit
morceau de pain.
Trois sauts de flamme dans cette écriture courant à fleur de
paragraphe : de Proust à Leopardi, de Leopardi aux Écritures, des Écritures
à une théologie du style ! Et aussitôt cette parenthèse qui désigne une
autre trahison d'un autre précepte, venue d'un tout autre bord, inattendue :
(Qu'est-ce finalement qu'un dogme, sinon un cercle tracé,
comme par la pointe d'un diamant, par la parole sept fois purifiée autour d'une
mesure de l'indicible ?)
[…]
En repoussant les limites de l'objet,
en cassant le fil de soie qui entourait le royaume, l'homme a fait fuir les
hôtes sublimes. Mais il s'agit là d'une autre violence dont on ne parle pas
volontiers.
Cette violence, Cristina Campo l'évoque dans d'autres passages
de ses Impardonnables, c'est celle que, sous les yeux de tous, l'Église
catholique a commise contre son propre dogme, en vue de se concilier une époque
qui n'en a que faire.
Pas de pardon !
La prose de Campo organise sa dispersion selon un ordre à
elle, dont le secret se laisserait découvrir dans le titre des Impardonnables.
Dans l'esprit contemporain, il y a une méconnaissance des
plus grands poètes, passés et présents, laquelle s'exprime à l'égard de ces
écrivains sous la forme d'une condescendance qui irait bien, générosité controuvée,
jusqu'à leur pardonner leurs manquements à l'esprit de l'époque, au nom de son idée
de la tolérance et de la circonstance atténuante que constituerait leur génie.
Or, au sens strict, ces poètes sont impardonnables.
Pourquoi ? Parce qu'il n'y a rien à leur pardonner, et que justement l'esprit
de l'époque n'est pas habilité à leur pardonner quoi que ce soit.
La formule est ironique et provocante : ce pardon-là
est mal adressé par un tribunal incompétent. Cristina Campo ne demande l'amnistie
ni pour ses poètes ni pour elle-même.
Pierre Campion
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