RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Compte rendu du livre de Jacques Dalarun, Mon plus lointain souvenir est un rêve.
Mis en ligne le 21 mars 2019.

Voir sur ce site un compte rendu du livre collectif Georges Duby, portrait de l'historien en ses archives, 2015, publié sous la direction de Patrick Boucheron et Jacques Dalarun.

© : Pierre Campion.

Dalarun Jacques Dalarun, Mon plus lointain souvenir est un rêve, Éditions de la revue Conférence, 2019.


Jacques Dalarun ou l'écriture de soi

« Il est un âge dans la vie… » Reprenant cette phrase à Jacques Dalarun, je dirais : c'est le moment, abandonnant pour une fois la posture objective du recenseur, d'avouer le lien personnel que j'entretiens d'emblée avec un livre. Son monde de la campagne est le mien, certes chez lui vu de Boulogne-Billancourt et chez moi directement originaire. En moi les mottes de beurre ornées d'une fleur et les battages, la tante célibataire et l'autre, conteuse de talent, les règles et usages de la sociabilité paysanne, les hommes le dimanche au cul du tonneau et au delà de plus soif, et puis la langue, non pas un patois mais l'une des innombrables déclinaisons de notre français de l'Ouest, où on dit paletot et souliers, où les unités des mesures agraires varient d'une commune à l'autre (vergées près de Coutances, sillons ou cordes chez nous), et où « il pleut comme vache qui pisse » — et Dieu sait en effet quelles cataractes puissamment poussées des entrailles du ciel cinglent bruyamment chez lui comme chez moi la terre, les hangars et les humains. Quand il dit le pouvoir des femmes, j'entends ma mère rapporter le propos passé en proverbe de « la bonne femme à son bonhomme » : « Tenez. Vlà quatre sous. Payez votre chaise et votre journal, et me rapportez le restant. » Où éclatent bien sûr la ladrerie des épouses, leur surveillance tyrannique, et l'obsession du tabac et du calva, cancers des corps et destructeurs des familles. Et quand Dalarun évoque « la chaîne par laquelle elle [sa grand-mère] tenait sa fille comme on met une génisse au tierre », à travers un mot qu'on ne dit plus dans les campagnes et que je vois écrit pour la première fois, m'apparaît le cercle exact où une jeune bête tond l'herbe tendre d'un regain, autour du piquet d'acier enfoncé dans la terre à coups de masse : si le vent porte, on les entend à cinq cents mètres.

Que la mémoire n'est pas l'histoire

Mes sources dûment vérifiées me disent que Jacques Dalarun est un universitaire connu par ailleurs, un historien, un médiéviste qui fait autorité dans sa spécialité, l'Italie de François d'Assise. Mais Mon plus lointain souvenir est un rêve ne saurait figurer sans problème dans la liste de ses publications. En un mot, on est ici au plus loin possible du genre de l'ego-histoire, dans lequel se sont essayés certains de ses grands prédécesseurs[1].

Non seulement on ne lira pas ici les enfances et la vie d'un historien mais Dalarun se tient si soigneusement à l'écart de cette perspective-là qu'il dit avoir jeté avec jubilation les archives familiales « y compris les dossiers que ma mère avait minutieusement constitués sur chacun d'entre nous ». Et puis, fiction biaise évoquant « sa carrière », il parle de certaines relations et de différents lieux qu'il a pu habiter ou qu'il a visités comme de ceux auxquels l'ont amené « ses affaires ». Ainsi de tel partenaire rencontré dans une petite ville de l'Italie centrale, dur en négociations puis charmant au restaurant, ou de l'enterrement de l'historien de l'art Richard Krautheimer, auquel l'auteur a assisté par le détour non précisé de ses relations avec une ambassade. Il raconte comme une fable cette histoire où un juif incroyant, aux obsèques d'un juif incroyant, fait réciter le Kaddish à des juifs incroyants, une fable dont il se refuse à tirer la morale. Tirons-la nous-même, à nos risques et périls : ironiquement, la mémoire se rit de la critique des mythes par les savants et de l'Histoire elle-même, celle-ci fût-elle tragique.

Que ce pain d'épices n'est pas la madeleine de Proust ni le rêve celui de Swann

Sur l'autre versant, et non sans audace, Dalarun côtoie de tout autres dangers. « À cette époque, il y avait deux sortes de pains d'épices »… Oui, mais le récit (tout Coutances, tout Boulogne-Billancourt, les lieux et leurs habitants) ne sort pas de la manducation tardive d'un morceau de pain d'épices trempé dans quelque tisane. Dalarun formule, à propos des friandises de son enfance, toutes sortes d'hypothèses sur leurs présentations et variantes et imitations, leur commerce, leur fabrication, que l'auteur se refuse décidément et absolument à vérifier — c'est le côté par lequel il sort justement du métier d'historien et renonce aux moyens puissants que lui fournirait Internet, disons Wikipedia :

Est-ce que le pain d'épices à la confiture d'abricots existe encore ? Je pourrais vérifier sur Internet. Mais si je commence comme ça, autant m'arrêter tout de suite. L'écriture est là pour savourer les questions, Internet pour donner les réponses. En gros. En très gros. Explorer toutes les hypothèses, ne rien vérifier : ce sera la règle.

De même la photo de mariage de ses parents n'est pas un document mais un embrayeur qui fait fonctionner les mouvements et les secteurs de la mémoire. De même sa mère et sa grand-mère et sa tante et toute la parentèle ne sont pas des témoins mais des médiateurs internes de la mémoire, des personnages d'un monde intérieur, nés d'une exigence autonome.

C'est comme cela que surgit dans le récit certaine application de Google Maps, laquelle permet de voir à l'écran le pignon réparé de la maison de ferme qui s'effondra un jour. Cela non pas au titre d'une vérification mais d'un voyage sans déplacement et par associations libres entre les lieux de la mémoire. Il y a bien là quelque chose de la liberté du narrateur proustien qui se déplace à son gré dans la cathédrale de son moi, à Combray, à Venise ou à Doncières… La nuit, l'un se réveille et l'autre va à son ordinateur. Mais le nom de Proust, sans cesse menaçant, ne doit pas être prononcé, précaution d'autant plus nécessaire que le nom de Coutances, adorné de sa cathédrale, figure en très bonne place dans les horaires des chemins de fer proustiens.

Quant au rêve désigné comme « mon plus lointain souvenir », il ne vient pas couronner l'histoire d'un amour idiot et en donner la clé. Il est l'origine du monde intime, il demande pour bien plus tard que ce monde soit déployé, il exige que son interdiction soit levée un jour, celle que l'enfant dresse en lui-même et de lui-même, d'emblée de sa vie, comme l'impossibilité morale (de convenance, dans tous les sens du terme) que les deux côtés de son univers coexistent dans le monde et en lui-même : la campagne de Coutances empêchée à grands cris d'entrer dans la ville de Boulogne-Billancourt. On peut retrouver Proust et Freud, évidemment, mais par après et surtout pas comme sources et explications, références et authentifications du livre de Dalarun.

Non, ici, la mémoire est un monde intérieur réel et de soi obligé, exclusif d'explications, de vérifications, de raisons même. Il a sa raison et sa nécessité, sa volonté et ses représentations, sa morale et sa vérité. Et il demande à être révélé.

Le style de la mémoire

La mémoire demande à aller de soi et librement écrite. Alors, en effet, la verve de Dalarun se lâche. Elle emporte tout dans ses trouvailles, dans ses tours familiers et dans la complicité qu'elle veut instaurer avec le lecteur, dans le sens de la chute aux fins d'épisodes, dans la volubilité qu'elle emprunte aux femmes de la famille, dans le passage soudain d'une espèce de confidence chuchotée à la provocation : dans le combat pour la vie que menait sa mère entre toutes sortes de cordes, miraculeusement elle fut « sauvée par le gong »…

Le nom de la verve la lie à la parole, la parole la lie à la voix, par la voix la parole est liée au corps, mais en tant que déployée dans l'intime d'une diction imaginaire — celle de l'écrivain et celles de ses lecteurs —, c'est-à-dire en tant qu'écriture du parler. Proust à nouveau, danger perpétuel et conjuré perpétuellement : éloigner les longues phrases, le monde des chambres fermées, de Paris, et des nuits passées à écrire…

Après les cueillettes des mûres en Normandie et les griffures des ronces, la peau en conservait les traces, quelques semaines :

L'étroite zone où l'épiderme neuf, d'un blanc rosé, tranchait sur le hâle qui n'avait pas encore disparu devenait alors, à fleur de peau, le point d'irruption d'un lieu et d'un moment qui me paraissaient déjà si lointains, mais que l'infime cicatrice avait suffi à convoquer jusque sur las bancs de l'école. Inutile de chercher midi à quatorze heures. Il suffit d'une égratignure ou d'une tranche de pain d'épices pour savourer l'épaisseur du temps.

Voilà, aux derniers mots du livre, une phrase longue, vite récusée, pour affirmer la saveur du temps, telle que conservée par et dans le corps et écrite à fleur d'expression, comme sans y toucher, à la surface de la mémoire. Aller vite ! « L'écriture est là pour savourer les questions », pour se laisser porter par elles, non pour les liquider.

 

Il y a un débat entre histoire et mémoire, dans lequel Ricœur par exemple apporta une forte contribution philosophique[2]. Dans ce débat, parfois vif, Dalarun prend une position originale sur cette question qu'il connaît bien, en séparant rigoureusement les deux pratiques. Entre une interdiction proférée dans la première enfance, l'injonction muette de Duby et l'ombre de Proust, Jacques Dalarun écrit sa mémoire, apparemment sans « chercher midi à quatorze heures » mais avec beaucoup de réflexion et d'invention.

Pierre Campion



[1] Essais d'ego-histoire. Maurice Agulhon, Pierre Chaunu, Georges Duby, Raoul Girardet, Jacques Le Goff, Michelle Perrot, René Rémond, réunis et présentés par Pierre Nora, Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 1987. Trente ans plus tard, en collaboration avec Patrick Boucheron, Jacques Dalarun publie un Georges Duby, Mes ego-histoires, Gallimard, 2015, dans lequel les deux auteurs apportent et examinent une première version différente de celle qui fut publiée en 1987. Pour Pierre Nora, leur préfacier, « l'historien avait commencé à se raconter à la troisième personne ; et cette différence de procédure engageait un tout autre rapport à l'écriture de soi et à la mémoire ».

[2] Paul Ricœur, La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli, Seuil, coll. L'Ordre philosophique, 2000.

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