RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature

Pierre Campion : Duby à la radiographie de ses archives. Lecture du livre de Patrick Boucheron et Jacques Dalarun, dir., Georges Duby, portrait de l'historien en ses archives.

Mis en ligne le 9 octobre 2015.

© : Pierre Campion.

Voir par ailleurs sur ce site un Portrait de Duby en écrivain par Pierre Campion.

Duby Patrick Boucheron et Jacques Dalarun, dir., Georges Duby, portrait de l'historien en ses archives, Gallimard et Fondation des Treilles, 2015.


Duby à la radiographie de ses archives

Portrait de l'artiste en historien

La couverture du livre : Georges Duby pose assis devant une bibliothèque, les mains croisées sur la table, la droite sous la gauche et tenant ses lunettes. Entre le portrait d'apparat et la photo familière, une sorte de cliché quasi officiel, par un photographe professionnel[1]. Sauf si l'objet mal identifiable placé au premier plan était un carton à documents, on ne voit pas d'archives dans la photo qui fait la couverture d'un livre intitulé Georges Duby, portrait de l'historien en ses archives. Les archives de Duby, il y en aura huit pièces, mais dans le cahier d'images hors-texte, au milieu du livre. Première tension, dès l'abord, entre le titre et la photo, à laquelle va se surimposer celle-ci, qui traverse tout le livre : entre le souci des archives de l'historien, presque toujours maintenu par les auteurs de ce livre, et l'espèce de pente que ces mêmes archives leur imposent sans cesse à descendre, ou à remonter, non pas seulement vers les publications de Duby — ce qui va de soi — mais aussi vers son écriture et son style.

Duby nous regarde…

Sur la photo, qu'est-ce que Georges Duby regarde si attentivement, avec cette espèce de tristesse, avec, peut-être, « l'angoisse de n'être rien[2] » ? Nous ne le saurons pas vraiment, c'est le secret de cette image. Mais, dans l'autre acception que peut recevoir le verbe regarder (telle chose est l'affaire de telle personne), Duby regarde ici les historiens, c'est-à-dire ces historiens-là, presque tous médiévistes, et réunis par deux d'entre eux, Patrick Boucheron et Jacques Dalarun : Duby en ses archives, laissent-ils entendre, cela nous regarde. Il leur revient, parce que c'est un historien et qu'ils sont des historiens, parce qu'ils sont, avec les chartistes mais pas comme eux, des professionnels des archives, parce que Duby est leur maître : ils font ici leur propre généalogie, critique et passionnée. Prétention on ne peut mieux fondée.

Mais les archives de Duby, cela pourrait regarder aussi les théoriciens et les praticiens des sciences de l'homme, en tant que cet historien fut le contemporain de leurs propres origines : le lecteur, la lecture et le correspondant de leurs maîtres à eux[3]. Duby en ses archives regarderait aussi, bien que d'une tout autre manière, les « littéraires », en tant que Duby est un écrivain, qu'il s'est voulu comme tel en dépit de certains de ses pairs, qu'il a fondé un genre d'histoires, et qu'il a écrit des autobiographies d'écrivain. Et puis, cela regarde ses lecteurs et le public en général, « le grand public », auquel justement Duby s'est adressé explicitement et dont il a recherché les suffrages. Le Duby pur et dur des archives, cela regarde aussi le public de Duby : sinon, pourquoi publier ces travaux pointus chez Gallimard ?

Nous donc, « les littéraires », lisons ce livre, puisque cela — ce livre et Duby lui-même — nous regarde, nous aussi.

Principes et positions

Sur le fond d'un débat et même d'une dispute dans les sciences de l'homme, le livre est donc non pas vraiment une revendication de propriété ou d'exclusivité mais au moins celle d'une préséance, et l'affirmation, dans une autre dispute, cette fois entre les historiens eux-mêmes : oui, Duby est bien un historien. La preuve, ses archives.

Dans ces archives, les auteurs de ce livre trouveront beaucoup d'avant-textes, mais ils ne feront pas de critique génétique (« dans la leçon des manuscrits, […] la langue [se] déploie, l'histoire [se] dérobe », p. 16). Sur l'Ïuvre, qu'on n'attende pas non plus un travail de poétique, malgré l'envie qu'ils en eurent :

On a résisté ici à la tentation d'aborder l'écriture de Georges Duby sous l'angle de la poétique. Non que la démarche soit illégitime : des historiens comme des littéraires s'y sont essayés avec profit. Mais les uns comme les autres ont tiré de cette expérience une conviction profonde. Si le travail du style a pris une telle importance dans la vie et l'Ïuvre de Georges Duby, ce n'est en aucun cas pour le divertir de son métier d'historien. Car son écriture sans cesse l'y ramène : il la soigne non pas pour enjoliver sa prose mais bien pour circonscrire au plus près cette intelligibilité historienne qui, pour lui, ne peut se révéler que dans la logique même de la narrativité. (Introduction générale, p. 17)

Ils ne feront pas non plus, ou tout au moins pas directement, de l'épistémologie, ni une évaluation de l'Ïuvre au regard des obligations de la science historique ou de ses évolutions depuis Duby : cela se fera, mais à travers une réflexion sur les archives. La référence scientifique est donc l'archivistique, les métaphores sont la géologie (les archives de « la thèse » comme « massif hercynien », p. 21 ou « butte témoin », p. 55) et l'archéologie, notamment dans l'étude de Yann Potin : descendre dans les fonds du fonds Duby, traverser son histoire jusqu'à sa préhistoire. Ce faisant, ces auteurs abordent Duby comme s'il était un possesseur de domaines médiévaux, ou un moment et un monument de l'historiographie, ou un paysage singulier de la géographie intellectuelle de l'Europe, ou plusieurs « visages de papier » (p. 15) à scruter en leurs linéaments et tels qu'il se seraient composés, déposés et superposés à la longueur de ses travaux. Tirer le portrait de Georges Duby au scanner de ses archives.

Ce principe d'étude, déjà, ne va pas sans un beau jeu à jouer : entre les archives sur lesquelles travaillait Duby et les archives de ses travaux, avec notamment cette question : que disent les papiers de Duby sur la manière qu'il a de traiter les chartes médiévales ?

Une leçon d'archivistique

« Archives Duby : un inventaire provisoire », la première des études, fondamentale et hors parties, est dévolue à Yann Potin. C'est une analyse magistrale du fonds Duby situé à l'IMEC (Institut Mémoires de l'édition contemporaine, à l'abbaye d'Ardenne), tel qu'il s'est constitué à plusieurs occasions et à partir de provenances diverses. On n'a donc pas affaire à un ensemble organique — cela d'autant moins qu'on a pu identifier un autre ensemble de papiers de Duby à Aix. D'autre part, l'enquête révèle des interventions de plusieurs sortes et effectuées à divers moments sur les collections de documents rassemblés à l'Imec. La dernière en date de ces interventions est le classement effectué par l'institut lui-même, selon sa vocation, ses procédures et ses codifications propres, lesquelles ont été élaborées pour les fonds d'écrivains que l'institut héberge principalement : « Tout concourt à assimiler les archives de Duby à des fonds d'auteur » (p. 39). Première dispersion et première recomposition qui obligent le chercheur à essayer de reconstruire sur indices matériels l'état premier des archives de Duby. Ainsi, s'agissant de Duby, « le prisme littéraire dominant du plan de classement de l'Imec fait la part belle à la notion d'Ïuvre et à celle de création, sinon de narration, historiographique » (p. 38-39). De plus, l'enquête révèle des lacunes et celles-ci paraissent être dues à des prélèvements effectués par Andrée Duby, avant le dépôt qu'elle a effectué : il semble que ces prélèvements concernaient les documents intimes de l'historien mais pas seulement. Enfin Duby lui-même a fait le tri dans ses propres archives et cette opération paraît avoir minoré les traces de la recherche historienne proprement dite et, d'autre part, quasiment effacé les documents personnels qui ont dû alimenter les ouvrages tardifs d'ego-histoire : « […] le peu d'auto-archivage, sinon d'ego-archive qui a pu animer au jour le jour Georges Duby demeure pour le moment considérablement tenu à distance et laissé dans l'ombre d'une écriture de soi qui s'origine peut-être plus haut et plus loin qu'il n'y paraît » (p. 59). Ainsi, même concernant la partie de l'Ïuvre qui raconte la vocation de l'historien, des documents paraissent avoir été éliminés au profit d'une opération qui élevait la personne au degré de personnage : « […] l'essentiel de ce que fut Georges Duby avant qu'il ne devienne “Duby” est ailleurs : l'archivage continue » (p. 59). Telle est la conclusion de l'enquête archivistique qui, à travers l'allusion à l'un des ouvrages d'ego-histoire de Duby[4], consolide le soupçon d'une précédence ou d'une prévalence de l'écrivain sur l'historien et au moins entretient la tension fondamentale dont j'ai parlé plus haut entre l'historien et l'écrivain. Les autres études auront à faire avec ce fait pour ainsi dire originel, qu'elles signaleront, chacune à son tour et à son besoin, au cÏur des archives Duby.

Le parcours entre les études

Comme si, en effet, la pente irrésistible de cette intrigue allait aux Ïuvres de Duby, le tracé général du livre va de l'analyse critique de ses archives à la « Bibliographie de Georges Duby », due à Felipe Brandi (p. 417-472). Celle-ci fait cinquante-cinq pages, évidemment des plus utiles vu les renvois incessants que pratiquent les études précédentes[5]. Cependant cette bibliographie n'est pas de simple commodité, car elle constitue, comme partie à elle seule, une autre espèce d'archives, elle virtuelle et immanente aux archives réelles. Elle fait le récolement, probablement exhaustif, des publications de Duby, entretiens, préfaces, projets de films et de télévision, et propos de toutes sortes, en plusieurs langues, par années, et ainsi elle rassemble de manière impressionnante la matière de Duby, produite entre 1945 et 2012, qu'on n'imaginait pas aussi variée et aussi dispersée : décidément, « l'archivage continue ».

Entre l'introduction générale et cette « Bibliographie », quatre parties d'études, qui tentent d'imposer à toute la matière de ces deux sortes d'archives l'ordre propre du livre. D'abord la partie I, « La Thèse », traite les papiers de la thèse de 1953, partie sur laquelle je reviendrai. Puis la partie II (quatre études), appelée « Confronts », qui regroupe les traces des relations de Duby avec les autres disciplines : « ce que lit Duby », les rapports avec la sociologie et l'anthropologie, celle-ci deux fois évoquée. La partie III, « L'ouvrage » (cinq études), montre un Duby au travail : au Collège de France, en séminaires, avec ses éditeurs… Elle se fédère autour du livre des Trois ordres. La partie IV, « Motifs » (six études, transversales), évoque à travers une métaphore, plastique plutôt que musicale, les thèmes qui traversent les archives — et l'Ïuvre : les arts, l'économie, « l'aventure chevaleresque », l'an mil, les femmes…

Comme dans tout ouvrage collectif, mais vu surtout la complexité et le foisonnement de la matière Duby, l'ordre du livre ne peut éviter quelques redondances entre les études et une part d'arbitraire dans leur ordonnancement. Mais l'effort est presque toujours là, clair et soutenu, d'imposer un mouvement raisonné aux archives et une cohérence au portrait de l'historien, en même temps que domine l'obsession de la tension, dans le portrait, entre les traits de l'historien en son métier et les couleurs souvent vives de son style.

Commencer par les commencements (1942-1953)

« La Thèse », c'est la première partie du livre. Elle ne comporte pas moins de six études et, pour ainsi dire, elle les mérite bien, d'abord en raison du destin particulier de ses papiers dans le fonds.

La thèse[6] ! En un sens, c'est le seul ouvrage qui ait laissé dans le fonds Duby ce qu'on attend habituellement des archives : un ensemble abondant de fiches « sagement rangées dans leurs boîtes » (p. 21) et relevant ici d'un traitement pour lui-même. Or, s'attachant à étudier « comment l'idée [en] vint à Georges Duby[7] » (p. 63-89), Florian Mazel aborde l'événement par les ouvrages bien postérieurs d'ego-histoire, notamment par le récit de Duby dans L'Histoire continue (1991), qu'il compare, en un tableau de trois colonnes, aux événements professionnels de l'époque 1942-1953 et au fonds de l'Imec. C'est confirmer tout de suite la prégnance de l'écrivain : celui-ci a répondu lui-même à la question et le travail sur les archives sert à contrôler sa réponse et à la nuancer, il est vrai, de nombreuses précisions et réserves. Travail scientifique, travail de vérité, qui atteste, contre le récit de 1991, comment « le traitement des sources mis en Ïuvre par Duby s'inscrit pleinement dans la culture de la fiche qui domine les pratiques savantes depuis l'affirmation de l'école méthodique à la fin du XIXe siècle et que Marc Bloch et Perrin encore moins n'ont pas reniée » (p. 81). Néanmoins, l'étude de Mazel met en évidence, dès ce moment-là et à propos d'un exercice universitaire qui ne l'appelait nullement, un souci d'écriture :

[…] Duby disposait d'un matériel érudit beaucoup plus important que ne le laisse voir l'état final de la thèse publiée. Ce constat atteste une conception bien particulière de l'exercice de la thèse : sur le plan des connaissances, il s'agissait d'émonder les résultats de la recherche et non de les restituer dans la plénitude de leur développement ; sur le plan du discours, il fallait viser la synthèse efficace, vivante et élégante plus qu'une démonstration aride tendant à l'exhaustivité. (p. 82)

Ainsi, comme il était dit dès l'introduction, « la matière première accumulée pour la thèse n'est que très partiellement restituée dans le produit fini : ici aussi, nombre des étais sont démontés avant la mise au jour du bâti » (p. 23). Par leurs lacunes et par leur trop-plein, les archives disent au moins cela.

Ce qu'elles disent aussi, c'est « la focalisation de Duby sur la question de l'État et sur les pouvoirs laïques » et « son désintérêt manifeste pour les enjeux socio-ecclésiaux […] alors même qu'il brassait une documentation tout entière ecclésiastique et vagabondait autour de l'abbaye de Cluny dans un paysage tout autant parsemé de clochers que de châteaux » (p. 88-89). Ainsi commence à apparaître, par le travail sur les archives, une critique des méthodes et de la pensée même de Duby, dès la thèse, critique qui ne devait avoir vraiment cours que vers la fin de sa vie.

Il appartenait à Didier Méhu (ch. 4, « Duby, Cluny et le Mâconnais ») et Didier Panfili (ch. 6, « L'historien et le cartulaire : Duby au travail de la thèse ») de développer une critique fondée sur les archives de la thèse. Sous les apparences de l'homogénéité, le Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny (1876-1903) — la principale source de la thèse — regroupait des actes qui ne sont pas contemporains entre eux ni de même nature. Duby le savait, mais il ne parvint pas à distinguer vraiment les époques. Cela par manque de formation de chartiste mais aussi parce que « les chartes lues par Duby sont moins des produits des rapports sociaux que des portions de passé incarnées par les hommes d'autrefois » (Méhu, p. 108). C'est donc aussi l'écrivain qui, dans l'intérêt de son intrigue, néglige les strates à distinguer entre les textes, simplifie et dramatise. Il s'ensuit des oublis, des méprises et carrément des erreurs que Panfili répertorie de manière détaillée.

La conséquence, lisible donc dans les archives, c'est que le récit de Duby, en tant qu'il privilégie le tournant de l'an mil au détriment du « moment grégorien » (Panfili, p. 129), s'exposait d'avance à la critique serrée qui commence à se faire jour de son vivant : il y eut au moins deux tournants et non pas un. De même, Méhu développe la critique esquissée par Mazel : « [Duby] envisagea l'ensemble des documents [clunisiens] comme des matériaux déformés par la vision ecclésiastique, qu'il convenait de retailler pour n'en conserver que ce qui concernait la “société laïque”. […] [Or] la vision cléricale du monde n'est pas une déformation, mais la clé pour comprendre l'organisation des rapports sociaux et la dynamique de la société féodale » (Méhu, p. 109).

À l'autre bout du livre et sur un autre thème de l'Ïuvre, dans son chapitre au titre significatif (ch. 22, « Au risque de la métaphore : regards sur l'hérésie de l'an mil »), Cécile Caby notera, elle aussi, les dérives qu'imprime à la recherche historique le goût littéraire de Duby :

Le fait qu'il se plaise — d'un point de vue esthétique — à s'approprier certaines métaphores de ses sources finit par le pousser — d'un point de vue heuristique — à sous-estimer, à tort, la prégnance des idéologies ecclésiastiques et monastiques dans la documentation. La conjonction établie par Duby entre hérétiques et moines […] est, en ce sens, l'un des principaux effets pervers de cette empathie esthétique avec les sources et l'une des manifestations les plus évidentes de la tendance de l'historien à éluder la fonction sociale de l'Église, que le thème de l'hérésie […] aurait précisément pu contribuer à mettre en valeur. (p. 386)

Entre-temps, mais cette fois sur le plan conceptuel, l'étude d'Hélène Débax (ch. 7, « Duby, les juristes et la féodalité ») avait poussé la critique de la thèse jusqu'en ses fondements : pris entre la préoccupation neuve des transformations sociales et la conception ancienne de la féodalité qu'il doit aux historiens du droit et qu'il n'a pas su dépasser, Duby s'interdit de « reprendre à nouveaux frais la question féodale » (p. 134) : « Par dépit, par timidité, par manque de temps…, le cadre conceptuel de l'édifice féodal ne fut […] pas repensé dans son ensemble » (p. 136). Ici, l'esthétique de l'écrivain n'est plus en cause, mais la conception même de la thèse.

Les trois ordres

Sur un autre point crucial de la pensée de Duby, le chapitre 14, « Les Trois Ordres : archéologie textuelle de la complexité » (Patrick Boucheron et Felipe Brandi), articule une autre critique de principe, toujours fondée sur les archives[8].

Vers 1973, vingt ans après la thèse, le paysage a changé : Duby est reconnu par ses pairs et par les médias ; il est professeur au Collège de France ; il a sa place dans « le programme braudélien qui vise à faire de l'histoire […] le pivot des sciences sociales » (p. 247) ; on le confronte avec Dumézil ; Bourdieu le cite avec faveur ; bientôt L'Arc va lui consacrer un numéro où il sera entouré de tout ce qui compte… Cependant, du côté des médiévistes, à peine l'intrigue des trois fonctions sociales est-elle installée qu'elle est discutée et peu à peu invalidée.

Que dit de tout cela « la forge de l'Ïuvre » ? Elle montre des circonstances académiques, des conflits d'influences contraires et diversement reçues, digérées ou évitées (Le Goff et Dumézil, le marxisme sur la fin de sa prégnance, le structuralisme triomphant, la psychanalyse[9]…), une suite de travaux : déclaration d'orientation en vue de l'élection au Collège, titre du cours, publications d'articles, séminaires (abondamment documentés dans le fonds de l'Imec), et puis le cours lui-même[10]. Après les discussions parfois difficiles en séminaire, au long desquelles Duby s'efforce de maintenir son intuition initiale, « c'est par le travail d'écriture que Georges Duby est parvenu à apaiser ses doutes, à réassurer son dire, à rétablir l'énergie de l'intrigue » (p. 269) :

[…] de 1973 à 1978, Georges Duby ajuste, bricole, complique, raffine une mise en intrigue dont il ne consent pourtant jamais à modifier la structure. […] Rien en somme ne peut bouger le dispositif — on est tenté de dire, l'installation —, pour reprendre une expression de l'art contemporain. Car c'est bien de cela qu'il s'agit au fond : dès lors qu'il a trouvé son rythme, à partir du moment où il tient la cadence de l'histoire qu'il veut raconter — à savoir la forme cinématographique de son schéma narratif —, Georges Duby n'est plus disposé, quoi qu'il en coûte, à en changer. Autrement dit, sa fragilité historique fait d'une certaine manière son invulnérabilité littéraire. (p. 271-272)

Là, tout est dit : la volonté d'un écrivain, prêt à assumer le passif de son écriture en termes d'exactitude et de déontologie historiennes, et décidé à s'assurer un gain, inestimable en effet, du côté de sa vision, en termes de cohérence et de dynamisme, d'efficacité narrative. En toute conscience, disent les archives, Duby tient le pari.

L'enjeu de ce livre

Pourquoi donc faire le portrait d'un historien dont la méthode et les concepts sont désormais manifestement dépassés, à travers des archives qui, en effet, révèlent, parfois crûment, les origines de ses approximations et ses erreurs ? Pourquoi ce livre ? C'est que l'admiration et la fascination l'emportent ici sur la dénonciation. À leur manière, ces historiens rejoignent les suffrages des lecteurs de Guillaume le Maréchal et du Dimanche de Bouvines. Faire voir les hommes du passé aux hommes du présent[11], c'est une tâche de vérité, certes en un sens désespérée, puisque le présent justement se renouvelle sans cesse, y compris dans et par l'historiographie — mais pas plus désespérée, dans son genre, que celle d'un Flaubert.

Cette vocation, eux-mêmes nos historiens s'efforcent de la remplir à leur tour et à leurs risques. Ce qu'ils repèrent en Duby, à l'Ïuvre dès les commencements, c'est la force de son écriture, c'est-à-dire sa capacité d'invention : une volonté délibérée de création et des moyens, de l'ordre du style. Duby est un écrivain né, que ses pairs saluèrent tout de suite comme tel[12]. Son écriture développe un sujet, au sens où l'entendait Gracq, selon une image qui emprunte à la chimie : « […] une sorte de modèle réduit à la fois simple et éminemment expressif, capable de tenir dans le creux de la main, et pourtant prometteur d'une infinie capacité d'expansion, pareil au cristal ténu qui, par son simple contact, fait cristalliser à son image parente toute une solution sursaturée. […] Il tient en quelques lignes, il se laisse embrasser d'un coup d'Ïil, et il a réponse à tout[13]. » Le sujet de Duby, c'est : les hommes du Moyen Âge, tels qu'il les voyait vivre selon l'ordre et les désordres de leur monde.

Duby apporte une vision du monde, laquelle ne se juge pas à l'aune de la simple exactitude mais à la puissance d'évocation, elle intacte et même, ici, exaltée. Dans un entretien récent, Patrick Boucheron emprunte à la définition de la métaphysique par Leibniz celle qu'il propose de l'histoire : « L'historien se pose la question de toute enquête scientifique : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien[14] ? » La formule, ambitieuse, consone avec celle de Duby, que nous avons déjà rencontrée et qui traverse le livre : « l'angoisse de n'être rien ». Contre cette angoisse et à l'instar des bâtisseurs cisterciens, Duby élève un monument de papier, son Ïuvre, inconditionnée, et pour cause : née de la décision de n'être pas rien. Tel est son régime de vérité, inexpugnable.

Dans le livre animé par Boucheron et Dalarun, on examine les fondements de cette Ïuvre et on définit à quelles conditions on peut les considérer comme solides : cohérence, profondeur, capacité de suggestion — mais portant évidemment les marques de toute Ïuvre humaine : limitée, faillible et d'être exposée au cours des interprétations et à l'usure du temps.

De quoi obliger, en retour et désormais, toute critique génétique et toute poétique des Ïuvres de Georges Duby. Par exemple et sommairement indiqué, on ne pourra pas étudier son écriture du parlé, au titre de la stylistique ou de la théorie de la littérature, sans suivre le chemin parfaitement dégagé par P. Boucheron dans son chapitre 13, à savoir celui qui conduisait — non sans détours ou accidents parfois — du séminaire à la fiche de cours, puis au cours lui-même, puis à l'enregistrement de ce cours, puis à son relevé dactylographié, et de là au livre publié :

On comprend mieux pourquoi le texte de Georges Duby accueille de manière si souple l'inscription de sa voix ; c'est précisément parce que sa voix se posait sur un texte écrit, raturé, travaillé, et déjà très élaboré. Tel est le secret que protégeaient les petites boîtes de l'abbaye d'Ardenne : au commencement n'est pas le verbe. Lorsque Duby prend la parole, l'écrit est déjà là, entre ses mains, tourmenté d'emblée par le travail du style, à la fois souverain et incertain. Il l'a sous les yeux, mais ne lui porte aucun regard : il ne lit pas, il parle. Car, pour que l'écrit devienne texte, il lui faut se frotter au grain de la voix. (p. 238)

Ainsi travaillées, élucidées et commentées — et référées à la métaphore de Barthes —, les archives de Duby regardent bien « les littéraires ».

Pierre Campion



[1] Cette photo appartient à une série réalisée en avril 1992 par le photographe Philippe Matsas. Je remercie Madame Ursula Sigon, de l'agence Opale Leemage, à laquelle je dois ce renseignement. À cette date, il y a déjà un an que Duby a donné son dernier cours au Collège de France.

[2] Formule de Georges Duby, tirée du texte consacré par l'historien au peintre Titus-Carmel, Intérieurs. Nuits (1998, republié en 2008). Ce texte posthume est cité p. 24 dans l'introduction puis commenté par Gilles Bartholeyns dans son étude « Des arts à l'Art : l'image en mouvement », p. 312-314. Duby y évoque la contemplation d'un visiteur plongé au cÏur d'un édifice cistercien : « […] on en vient à penser comme pensaient les hommes qui conçurent puis élevèrent cette citadelle contre l'angoisse de n'être rien. »

[3] Voir le chapitre 9, de Felipe Brandi : « Comptes rendus, tirés à part, bibliothèque : ce que lit Duby, ceux qui lisent Duby ».

[4] Georges Duby, L'Histoire continue, Paris, Odile Jacob, 1991. Un ouvrage souvent cité en ce livre.

[5] Un index des noms aurait été aussi des plus utile. Convenons que la tâche était immense…

[6] Georges Duby, La Société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Armand Colin, 1953.

[7] C'est la question principale que l'on pose à toute archive d'une création intellectuelle.

[8] Georges Duby, Les Trois Ordres ou L'Imaginaire de la féodalité, Gallimard, 1978. Les trois ordres : « Il y a ceux qui prient, ceux qui travaillent et ceux qui combattent » (p. 251).

[9] À un moment, Cécile Caby évoque « le braconnage conceptuel » de Duby (p. 385). De leur côté, Michel Naepels (ch. 10, « Duby et l'anthropologie ») et Remi Lenoir (ch. 11, « Duby et les sociologues ») montrent que les rapports réels de Duby avec l'anthropologie sociale et la sociologie, hors avec Bourdieu, sont plutôt lointains… Quant à Claudie Duhamel-Amado (ch. 12, « Le thème de la parenté »), reprenant elle aussi l'idée de bricolage conceptuel, elle confirme sur pièces d'archives que Duby est plutôt préoccupé, en l'espèce, par le développement de ses propres schémas. De leur côté, dans les années 1970, les sciences humaines évoquent Duby mais plutôt comme un prétexte à leurs propres discussions et intérêts, ainsi qu'en atteste l'analyse fine, par Felipe Brandi, du numéro spécial de L'Arc consacré en 1978 à Georges Duby (ch. 9, « Comptes rendus, tirés à part, bibliothèque : ce que lit Duby, ceux qui lisent Duby »). Cette étude fait un point précis sur l'interdisciplinarité dont se réclamait Duby lui-même et qu'il pratiquait à sa manière, prudente, de son propre point de vue et variable suivant les moments.

[10] Au ch. 13, Patrick Boucheron décrit le processus que Duby appelait lui-même « l'engrenage » entre les séminaires du Collège, les cours et les publications, par lequel, dit Duby, « tout au long de ma carrière, mon métier d'enseignant s'est conjugué à mon métier de chercheur et à mon métier d'écrivain » (phrase citée plusieurs fois dans le livre).

[11] Duby a travaillé pour le cinéma et la télévision. Il a été le président de La Sept. Cela étudié sur les archives par Gilles Bartholeyns et Antoine de Baecque, dans les deux chapitres 18 et 19 : « Des arts à l'Art : l'image en mouvement » et « Duby et le cinéma ».

[12] Didier Méhu : ch. 8, « La réception de la thèse de Georges Duby d'après les archives de l'Imec ». Ce chapitre se termine sur la lettre admirable de Jean Déniau à son disciple Georges Duby, à propos de sa thèse, le 15 février 1954 : « Comme je serais fier d'avoir écrit cela, de l'avoir pensé ! » (p. 157).

[13] Julien Gracq, En lisant en écrivant, José Corti, 1982, p. 134-136.

[14] Patrick Boucheron, entretien avec Le Monde, 26 septembre 2015.

RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature