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Pierre Campion : Le statut des dieux dans la tragédie selon Aristote.
Mis en ligne le 6 mai 2019.

Avec des modifications, cette étude reprend un article paru dans la Revue d'histoire et de philosophie religieuses d'avril-juin 1993.

© : Pierre Campion.

Voir sur ce site, en complément, la note Traduire Aristote : sur quelques lignes de la Poétique.


Le statut des dieux dans la tragédie selon Aristote

À la mémoire de Marcel Lamy.

Résumé

On examine ici la distorsion qu'il y a entre la notion contemporaine du tragique et la tradition de la tragédie aristotélicienne.

Contre l'idée d'une arrière-scène, toute la tradition aristotélicienne suppose une référence minimale aux dieux, celle qui permet de faire fonctionner le théâtre comme le lieu d'une raison certes plus haute mais propre à rendre compte humainement de l'action humaine.

Une réflexion sur la Phèdre de Racine et sur ses ambiguïtés permet alors de supposer le débat historique entre deux théâtres, débat un moment arbitré par Aristote dans le sens d'une vision rationalisée et laïcisée, non tranché par Racine, et arbitré dans l'autre sens par un certain théâtre contemporain.

 


 

Dans l'histoire des études sur la tragédie, notamment en France, il s'est produit une inflexion, bien repérable, que Jacques Truchet met en évidence et analyse dans son livre La Tragédie classique en France :

Il ne faut pas craindre de le dire : notre temps vit, plus ou moins explicitement, sur des conceptions du tragique et de la tragédie fort éloignées de celles qui avaient cours au XVIIe siècle, au XVIIIe, et même au XIXe[1].

Selon Jacques Truchet, ce phénomène complexe se produit principalement sous l'influence des disciplines philosophiques puis des sciences humaines, à un moment où « (le) tragique même de l'époque » y porte particulièrement et où les recherches théâtrales proposent des spectacles d'un esprit nouveau[2]. Cette réflexion nouvelle, qui privilégie la tragédie grecque[3], replace la tragédie classique française dans des perspectives où dominent des problèmes d'ordre éthique et métaphysique (problèmes de la fatalité, de la liberté, de la culpabilité, de la transcendance…) et dans le paysage conceptuel de l'anthropologie (histoire, mythographie, linguistique, sémiologie…). Dans toutes ces problématiques, qui restent diverses et même incompatibles entre elles à maints égards, la notion de tragique s'impose et, avec elle, l'idée d'une espèce d'essence de la tragédie. Ce renouvellement des études sur la tragédie ancienne, opéré surtout à partir de 1945 et approfondi jusqu'à maintenant, ne fait pas violence aux textes des grands tragiques, au contraire, et une spécialiste éminente de la tragédie grecque comme Jacqueline de Romilly peut achever son livre par une étude sur « la tragédie et le tragique » dans laquelle, notant la portée humaine de ces grands textes, elle écrit :

C'est bien pourquoi l'on est obligé, quand on écrit sur la tragédie grecque, de se lancer dans des développements sur la philosophie des auteurs ou de parler des dieux et des hommes. Un tel mode d'exposé ne conviendrait pas à toutes les formes de théâtre. Mais comment ne pas y avoir recours pour la tragédie grecque, avec ce chœur qui, à chaque instant, dit : « Voyez le sort de l'homme », « Voyez le pouvoir des dieux » ou « Décidément, la condition humaine présente tel ou tel caractère » ? La tragédie grecque porte toujours témoignage sur l'homme en général, et, grâce au chœur, ce témoignage est constamment rappelé à l'attention des spectateurs[4].

Mais, précisément, on y est obligé, car il y a là une perspective qui, tout en étant légitime, ne va pas de soi et survient seulement au bout d'une longue histoire.

En effet, on en oublierait presque que la Poétique d'Aristote et les interprétations qu'en font le XVIe siècle et tout l'âge classique n'envisagent pas la notion de tragique et traitent constamment la tragédie comme une pratique du théâtre. Le propos de la Poétique et des théoriciens et praticiens qui s'y réfèrent par la suite concerne les conditions de production et de validité de ces œuvres théâtrales que sont les tragédies. Plus ou moins directement connu et plus ou moins exactement compris, le texte d'Aristote n'est jamais vraiment méconnu dans son inspiration, qui touche aux enjeux propres de la scène : règles diverses, obligation de vraisemblance, choix des sujets, rapports à l'histoire ou à la légende, questions touchant à la langue, tous ces problèmes demeurent dans les préoccupations de l'âge classique, à un point même qui nous étonne. En somme, les questions qui nous apparaissent maintenant comme décisives concernant la tragédie seraient négligées dans l'ouvrage qui s'impose pourtant comme une référence obligée et dans la tradition qu'il a suscitée.

Est-ce à dire pour autant que la Poétique et toute cette tradition ignorent ces questions qui nous paraissent les plus significatives ? Nous ne le pensons pas, et nous voudrions rechercher comment, à sa manière, et dès l'ouvrage d'Aristote, la perspective aristotélicienne considère et intègre la dimension métaphysique, ou en propose une interprétation propre à ses préoccupations. Pour cela, il nous a paru que la question du rôle des dieux dans la tragédie procurait une approche intéressante.

Dans son étude intitulée « Le dieu de la fiction tragique », Jean-Pierre Vernant rappelle que, pour les Grecs eux-mêmes, l'origine de la tragédie faisait problème et paradoxe :

Un dicton fameux courait chez les Grecs à propos de la tragédie : « En quoi cela concerne-t-il Dionysos ? » ou, sous une forme plus catégorique : « Il n'y a rien là qui concerne Dionysos. » Suivant Plutarque, c'est lorsqu'on vit Phrynicos et Eschyle […] développer sur la scène cela même qui donne au spectacle tragique sa spécificité, son caractère propre, à savoir […] le muthos […] et le pathétique […] qu'on prononça pour la première fois une formule où se marquait l'étonnement du public et qui allait passer à la postérité[5].

 D'autre part, il rappelle qu'Aristote évoque les origines religieuses de la tragédie, mais il souligne que celui-ci

 […] en posant cette filiation, entend surtout marquer la série des transformations qui, sur tous les plans, ont conduit la tragédie, sinon à tourner le dos, du moins à rompre délibérément avec son origine « dithyrambique » pour devenir autre chose, pour atteindre, comme il le dit, « sa pleine nature »[6].

Or cet « autre chose », qui est la nature propre de la tragédie désormais réalisée par et dans les œuvres des grands tragiques, cela précisément qui retient l'attention du philosophe des organismes vivants et achevés, cet « autre chose » a à voir avec le théâtre. Si la question, chez Aristote, ne porte pas sur l'essence du tragique ni, directement, sur le statut des dieux dans la tragédie, c'est qu'il n'y a, pour lui, que des actes théâtraux, c'est-à-dire des actes « poétiques », des artefacts, qui s'accomplissent (ou non) dans les conditions pratiques du théâtre et dans lesquels le public est impliqué.

En effet, comme l'a montré Marcel Lamy, La Poétique envisage essentiellement la tâche du poète tragique, et celle-ci comme relevant de la stratégie :

L'originalité d'Aristote est d'aborder la tragédie sous l'angle d'une poétique, c'est-à-dire d'une théorie de la production fondant et réglant un art de produire (par opposition à une réflexion sur la tragédie comme manifestation : par exemple du tragique), art qui requiert expérience et instinct […]. Cette production est appelée « mimésis », imitation, production d'une image (d'un imaginaire), grâce à certains moyens, en vue d'une fin […]. Toute pièce de théâtre se joue en un coup, elle est succès ou échec, atteint ou manque son but, selon qu'elle a produit ou non son effet sur le spectateur. C'est pour décrire ce jeu à deux, où le poète ruse pour surprendre, et où le spectateur se fait piéger pour son plaisir qu'on peut introduire la notion de stratégie dramatique […]. Le vécu du théâtre est un effet du théâtre. À moins que l'on se transporte de la scène à une arrière-scène, comme Nietzsche parlait d'arrière-monde. Le vécu dramatique devient visée-intuition d'une essence, dont le spectacle serait la révélation. La tragédie serait révélation du tragique en soi, de la déchirure de l'être, théologie du dieu méchant ou du dieu caché, intuition du mal radical, exposition du conflit de l'éthique avec elle-même : autant de formes de l'illusion du tragique[7].

En un mot, la scène selon Aristote ne révèle rien d'un au-delà d'elle-même ; elle est le lieu à la fois matériel et imaginaire où se déploient les tactiques du poète en vue du seul remplissement des tâches spécifiques du théâtre. C'est précisément dans cette perspective, élaborée par Marcel Lamy, que l'on souhaite se placer ici pour tenter de résoudre le problème de la place des dieux dans l'idée aristotélicienne du théâtre. On se réfère aussi à l'inspiration des analyses de Ricœur sur la Poétique, analyses tout entières développées dans la perspective des effets du récit dramatique dans la représentation humaine du temps[8].

Les émotions, l'action, la connaissance

Ici, il faut reprendre et articuler entre eux les grands thèmes aristotéliciens au sein d'une interprétation.

Les émotions spécifiquement tragiques de la terreur et de la pitié ne proviennent pas, chez le spectateur, de la contemplation du destin ou de l'ironie des dieux (ou, du moins, cela ne se produit pas en ces termes chez Aristote), mais de la réalisation, « poétique », d'un certain événement, la péripétie. On sait la place centrale que la Poétique attribue à ce trait de l'action dramatique, et nous y reviendrons ; mais déjà il faut indiquer ceci : le chapitre 6 (1449 b) pose dans la définition de la tragédie sa finalité de purifier un genre d'émotions (c'est la catharsis), puis le chapitre 9 (1452 a) énonce la liaison essentielle qu'Aristote établit entre le fait de la péripétie (ce qui se produit contre l'attente : para tèn doxan) et la création des émotions de frayeur et de pitié :

La représentation a pour objet […] des événements qui inspirent la frayeur et la pitié, émotions particulièrement fortes lorsqu'un enchaînement causal d'événements se produit contre toute attente […][9].

Enfin le chapitre 14 (1453 b) insiste sur le caractère particulier de ces émotions, caractère dû précisément à la spécificité de la péripétie (ou de la reconnaissance), et relevant par conséquent de la composition de l'action :

La frayeur et la pitié peuvent assurément naître du spectacle, mais elles peuvent naître aussi du système des faits lui-même : c'est là le procédé qui tient le premier rang et révèle le meilleur poète […]. Ceux qui, par les moyens du spectacle, produisent non l'effrayant, mais seulement le monstrueux, n'ont rien à voir avec la tragédie ; car c'est non pas n'importe quel plaisir qu'il faut demander à la tragédie, mais le plaisir qui lui est propre. Or, comme le plaisir que doit produire le poète vient de la pitié et de la frayeur éveillées par l'activité représentative, il est évident que c'est dans les faits qu'il doit inscrire cela en composant[10].

Cela est si vrai que ce même passage, discutant et hiérarchisant les quatre cas possibles de la péripétie, attribue la plus grande valeur tragique au cas illustré par Cresphonte, Iphigénie et Hellé, c'est-à-dire à la possibilité « où celui qui se dispose à accomplir un acte irréparable en pleine ignorance reconnaît sa victime avant d'agir ». Ce passage (1453 b) est ainsi commenté par R. Dupont-Roc et J. Lallot :

Il est alors tentant de repérer dans le texte une distinction implicite entre le tragique (tragikon), événements susceptibles de faire naître l'émotion, ce tragique étant essentiellement le fruit de l'acte de violence (cf. 53 b 39, ou tragikon, apathes gar), et la tragédie, modèle idéal de mimesis poétique, dans lequel c'est l'histoire, comme agencement systématique des faits, qui est la source des émotions tragiques[11].

Ce passage d'Aristote et la suggestion que proposent les deux commentateurs tendent bien à assigner le caractère tragique (au sens de ce qui appartient à l'ordre de la tragédie), non à un trait de l'événement lui-même, fût-il pathétique, mais à la structure des événements (telle que constituée par le poète), et à l'effet opéré chez le spectateur par cette disposition dramatique qu'est la péripétie ou la reconnaissance.

Maintenant, quelle peut être la signification de cette liaison entre les traits de la structure dramatique et les émotions tragiques, de cette liaison qui spécifie encore plus la tragédie que chacun de ces éléments eux-mêmes ? Ou encore, comment cette structure détermine-t-elle ces émotions ? En ce que le spectateur assiste au retournement de ce qu'il présumait, suivant la doxa, devoir arriver. L'effet de terreur provient d'un certain événement, qui n'est pas vraiment l'événement particulier représenté sur la scène : cet événement proprement tragique, c'est la mise en échec, ou plutôt la mise en faute, par le fait particulier, de la puissance de l'esprit lui-même. Ce que le spectateur découvre, ou mieux le public, c'est, collectivement, l'échec de ses prévisions et de ses calculs. Ce caractère collectif de l'expérience théâtrale est ici capital, car c'est la raison humaine qui est mise en échec dans cette expérience, et non la spéculation, plus ou moins fondée, d'un seul, et il atteste, en même temps, du mouvement et du moment de cette découverte. La terreur se produit dans l'instant où les hommes, en corps, doutent de la raison.

Quant à l'effet de pitié, il concerne le caractère humain de cette épreuve de la faiblesse de l'esprit. Dans la pitié, le public saisit l'erreur cruelle du héros comme étant la sienne propre et le signe d'une infirmité commune, ou mieux, d'une infirmité fondatrice de la communauté humaine. Jacqueline de Romilly écrit : « [la] notion de limites inhérentes à la condition humaine était toujours présente dans la tragédie grecque[12]. » Certainement, mais au sens d'une appréhension interne au spectacle lui-même et d'une expérience purement humaine, même si elle est interprétée en des termes religieux, comme on le verra plus bas.

Suivant la définition connue que présente La Poétique (ch. 7, 1450 b), la tragédie est un système d'actions (sustèma tôn pragmatôn), un tout (holon), « qui a un commencement, un milieu et une fin ». Mais ce système a une particularité décisive, la péripétie. Il y a là un aspect central de la description aristotélicienne de la tragédie et une difficulté considérable. Car comment les événements peuvent-ils former un tout et se produire « contre toute attente » ? C'est ici que le fait de la durée, propre au théâtre, intervient pleinement : la raison du spectateur construit d'avance le système des événements, tel qu'il le présume, suivant la doxa, c'est-à-dire suivant ce qui lui paraît rationnel. Puis l'événement lui donne tort. Seulement, cet événement n'intervient pas contre toute logique; au contraire, il se révèle, a posteriori, pleinement conforme à la nécessité du système dramatique que ce soit la statue de Mitys qui « tue l'homme qui avait causé la mort de Mitys » (ch. 9, 1452 a). De même, il est parfaitement cohérent que la statue du Commandeur châtie Dom Juan, puisque Dom Juan avait tué le Commandeur. On dit bien cohérent et non juste, ou moral, ni même conforme à la Providence : le public est saisi, tout entier, et tel est le sens de l'émotion que nous analysions plus haut, par la découverte d'une raison immanente à l'action, qui avait échappé à la prévoyance de la raison. Le mot qui décrit son affect est to thaumaston (1452 a), que J. Hardy traduit par « le merveilleux[13] » et les deux traducteurs de l'édition du Seuil par « la surprise ». Le problème de traduction suggère la force du texte d'Aristote et sa cohérence : le genre de merveilleux ici indiqué ne tient pas au surgissement du sacré, quoiqu'il puisse à l'occasion en emprunter les moyens, mais à un effet intrinsèque de la structure dramatique, c'est-à-dire à la force d'une construction « poétique », à une machination (méchanèma) de l'homme de théâtre dans la construction de sa fable (muthos). De même qu'on constatait que les émotions propres à la tragédie ne tiennent pas à la nature de l'acte représenté ni à l'intervention d'un dieu, il faut noter ici que l'effet tragique tient à une découverte que la raison fait à l'égard d'elle-même, à savoir la découverte de son incapacité à élaborer a priori une loi des événements qu'elle comprend fort bien a posteriori. La modalité de cette découverte importe aussi, en tant qu'elle appartient à l'ordre de l'évidence. Il faut encore ici se confier à la simplicité et à la force des formules les plus connues de La Poétique :

La représentation est mise en œuvre par les personnages […] et n'a pas recours à la narration […]. Ce sont des personnages en action (prattontes) qui font la représentation […]. La tragédie est représentation d'action (praxéôs mimesis) et les agents en sont des personnages en action (prattetai hupo tinôn prattontôn)[14].

Cela signifie que le caractère particulier de la logique des événements (d'être non prédictibles) est représenté sans médiations, ou plutôt suivant la médiation toute spéciale d'une fiction d'action. Dans la tragédie, l'esprit est donc saisi par une évidence qui lui survient, à propos de lui-même, et seule l'action dramatique peut susciter ce genre d'événement (corrélé des émotions analysées ci-dessus), parce qu'elle seule peut imiter (et donc donner à connaître, comme on va le voir) le caractère de nécessité des événements qui affectent l'homme, en même temps que leur caractère de non-prédictibilité, cela sous l'aspect de la vraisemblance. Car ce qui fait la vraisemblance de la représentation théâtrale réussie, c'est justement et seulement la force de son évidence. La perfection de la mimesis ne réside pas dans l'exactitude historique des événements, ni dans la conformité avec ce qui survient habituellement, mais dans l'imitation de la qualité même qui rend les événements réels indiscutables, indiscutablement logiques et donc vrais : les événements de la tragédie imitent, suivant leur évidence immédiate, le mode de l'événement qui survient selon sa loi propre.

On en arrive ainsi au genre de connaissance que la tragédie procure au spectateur. Nous venons d'évoquer le caractère mimétique de la tragédie et on touche là, à nouveau, à l'une des idées les plus significatives de La Poétique. Chez Aristote les trois notions de mimesis, de poiesis et de mathesis sont étroitement liées, comme on le voit au chapitre 4 :

Dès l'enfance les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter […] et une tendance à trouver du plaisir aux représentations […]. Nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d'animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ; la raison en est qu'apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes ; [….] en effet, si l'on aime à voir des images, c'est qu'en les regardant on apprend à connaître […].

Citons aussi le commentaire que R. Dupont-Roc et J. Lallot proposent pour ce passage :

La perspective d'Aristote n'est pas esthétique (au sens moderne du mot), mais bien plutôt intellectuelle, cognitive : toute œuvre mimétique […] est une transposition qui dégage une forme […] en la dissociant de la matière à laquelle elle est associée dans la nature […]. Le plaisir que procure la représentation en tant que telle est un plaisir de reconnaissance, plaisir intellectuel de mise en relation de la forme représentée avec un objet naturel connu par ailleurs. Or le plaisir propre à la reconnaissance tient précisément au fait que le tableau n'est pas la réplique exacte de l'objet […]. Le tableau, qui abstrait du modèle la forme propre, sollicite les facultés de raisonnement […] et procure, dans la reconnaissance, le plaisir de découverte qui est simultanément plaisir d'étonnement (thaumazein) et plaisir d'apprendre (manthanein)[15].

Ce commentaire associe heureusement les notions de plaisir, de connaissance, de fiction, et de conscience de la fiction, si décisives quand il s'agit du théâtre. Mais, précisément, qu'apprend-on, spécifiquement, dans la représentation de la tragédie, sinon ce qui vient d'être suggéré, c'est-à-dire la loi des événements tels qu'ils surviennent à l'homme dans le temps de sa praxis ? Cette loi, dont le genre de nécessité n'est intelligible qu'a posteriori, n'est connaissable que dans la représentation des événements que la tragédie construit et à travers les émotions propres que la découverte de cette loi procure au public, parmi lesquelles le plaisir propre de la connaissance. Pourquoi ce privilège de la tragédie ? C'est que cette loi relève de l'évidence : elle est « montrable » et non « démontrable », c'est-à-dire qu'elle n'est pas susceptible d'être exposée dans les procédures ni dans le temps propre du discours. Car, si l'on ne peut constituer a priori la loi de succession des événements de l'action, on ne peut non plus l'exposer ni la constituer a posteriori sans perdre au passage le caractère propre de sa rationalité. L'analyse que font après coup les contemporains de l'événement historique (et qu'ils n'ont pas pu faire avant l'événement), fait oublier et élude le genre propre de sa loi, qui est d'être non déductible : ce n'est pas tout que de connaître, il faut connaître chaque phénomène selon sa propre nature.

C'est pourquoi, relevant d'une conversion de l'esprit lui-même au mode requis par la nature de ce qu'il connaît (la praxis humaine et lui-même, l'esprit, avec ses apories), cet acte de connaissance est lui-même représenté dans le mouvement de l'esprit du héros (ou du chœur), en tant que celui-ci reconnaît la loi de son action. Mais, surtout, ce mode de la connaissance suit celui de toute mimesis, tel qu'il est décrit dans le texte du chapitre 4 que nous avons déjà commenté plus haut : le travail de la poiesis constitue les événements en système, autrement dit en une forme immédiatement reconnaissable comme telle, et cette forme, en tant que forme-action, constitue la manière adéquate de faire apparaître le sens de ces événements sans manquer à leur nature d'événements. Rien donc en fait n'est appris qui transcende le monde humain, puisque la dimension du temps dans laquelle toute praxis s'institue et sans laquelle il n'est même pas d'événement est une construction de l'imagination humaine. En effet, chez Aristote, les divisions du temps sont des déterminations humaines imposées à l'ordre réel de la durée ou du mouvement. Rien non plus n'est appris autrement que par le moyen purement humain d'une habile construction poétique. Cette mathesis elle-même, en tant qu'elle relève d'un acte théâtral, appartient à son tour à la sphère des actions humaines, et donc à l'ordre des événements non prédictibles : la pièce plaît, ou elle tombe.

Les dieux

On voit la portée du fait dont il était question au début de ce travail. La théorie aristotélicienne de la tragédie tend bien à éliminer la référence au divin et au sacré en général, au type de merveilleux et au type de problèmes éthiques et métaphysiques qui nous paraît lié, dès l'origine, au genre tragique. Pour avancer dans la compréhension de ce paradoxe et, par là, dans la réflexion sur la perspective aristotélicienne, nous privilégierons plus explicitement la question des dieux.

Pour cela, il faut revenir sur le passage de la statue de Mitys (1452 a), et le citer en entier :

[…] la représentation a pour objet non seulement une action qui va à son terme, mais des événements qui inspirent la frayeur et la pitié, émotions particulièrement fortes lorsqu'un enchaînement causal d'événements se produit contre l'attente; la surprise (to thaumaston) sera alors plus forte que s'ils s'étaient produits d'eux-mêmes (apo tou automatou) et par hasard (apo tès tuchès), puisque nous trouvons les coups du hasard particulièrement surprenants (thaumasiotata dokei) lorsqu'ils semblent pour ainsi dire arrivés à dessein (hôsper epitèdès). Ainsi lorsque la statue de Mitys à Argos tua l'homme qui avait causé la mort de Mitys (ton aition tou thanatou Mitui), en tombant sur lui pendant un spectacle (theôrounti empesôn) : car de tels faits ne semblent pas survenir à l'aventure (eoike ouk eikè genesthai). Aussi les histoires de ce genre sont-elles nécessairement les plus belles.

On pourrait s'étonner d'un fait : l'effet de surprise causé par l'enchaînement tragique ne réside pas dans une incongruité entre la cause et l'effet, dans un arbitraire, mais, bien au contraire, dans la cohérence parfaite de cette relation, dans une sorte d'excès de logique. Que la statue de Mitys tombe sur le meurtrier de Mitys, voilà qui comble la raison, et la trouble. La phrase d'Aristote s'attache à souligner cela, par le mot d'aitios qui joint sémantiquement les idées de responsabilité et de culpabilité à celle de la cause (aitia) et par la succession immédiate des deux datifs, celui qui désigne la victime et celui qui désigne le coupable : « ho avdrias ho tou Mituos apekteinen ton aition tou thanatou Mitui theôrounti empesôn » (littéralement : la statue de Mitys tua le coupable de la mort pour Mitys, sur lui qui regardait, en tombant). Que regardait donc le meurtrier ? Aristote ne le précise pas. Cet homme regardait tout à fait autre chose (un spectacle ?), et il a été surpris, ou bien il regardait la statue, et il a été encore plus surpris, comme Dom Juan devant la statue du Commandeur[16]. Toujours est-il que le spectateur d'une tragédie de Mitys serait frappé par un fait imprévisible à force de cohérence : le meurtrier pouvait mourir de mille manières, mais il meurt du fait de sa victime, de la seule manière que sa victime avait de le tuer, et pas autrement. Aux yeux des spectateurs, cela ne se suffit pas à soi-même ; tant de rigueur suppose, ou mieux, fait supposer « une sorte de dessein » (hôsper épitèdès). Il existe, en effet, pour Aristote, deux types de rencontre, deux modes du rapport de la cause à l'effet, qui ne remplissent pas également l'obligation de la rigueur tragique, où l'effet de la cause doit survenir logiquement et contre l'attente (car il y a des histoires « plus belles » que d'autres). La rencontre peut se produire comme l'effet d'une liaison mécanique entre les événements et intrinsèque à eux (apo tou automatou), et ce cas est lié dans le texte (kai) à l'effet de la fortune, au hasard (apo tès tuchès : en vertu de ce qui se trouve comme cela, de manière contingente). Mais il n'y aurait là rien qui puisse surprendre, ou plutôt la surprise n'aurait pas l'intensité ni, surtout, la signification que requiert une tragédie exactement conforme à sa propre nature. La surprise tragique a lieu quand la rigueur de l'agencement de l'histoire (du muthos, œuvre du poète, fruit de son invention propre) force le spectateur à une supposition (il lui semble, il formule un « comme si » : hôs), celle d'une volonté identifiable, qui agit « comme à dessein » (notons qu'Aristote ne va pas ici jusqu'au mot de dieu, il s'en garde). Car alors il y a une logique, et dans ce cas seulement, puisqu'il y a une intention dans la liaison de la cause et de l'effet, un sujet du sens. Il n'y a de sens que s'il y a logos, et de logos que d'un sujet. Encore faut-il que ce sujet, dans le cas de la tragédie, soit celui d'une plus haute raison, puisqu'il est capable d'élaborer cet excès de rigueur qui surprend la raison du spectateur : ce sujet ne peut être qu'un dieu. Mais, précisément, ceci est une supposition du spectateur, produite dans la perspective de la scène tragique, et non un fait objectif et l'effet d'une manifestation. Autrement dit, la présence des dieux, ou plutôt le genre de leur présence, est, à la fois, une condition et un effet de l'illusion théâtrale, que le poète a à créer, par ses moyens propres. Dans cette perspective, le divin ne forme que le minimum d'instance transcendante, et encore à supposer, pour que le spectacle fonctionne. Le merveilleux au théâtre peut donc faire l'économie de la présence réelle des dieux, et, s'il le peut, c'est qu'il le doit, en vertu du principe d'élégance de l'art qui veut que les effets requis, et ceux-là seulement, soient produits, pour ainsi dire, aux moindres frais, et donc que la loi de la tragédie soit remplie, purement et simplement. D'où les statues, certes, les devins, les miracles divers, mais, mieux encore, rien de tout cela, sinon l'affirmation du chœur ou du héros. Mais une affirmation suffisamment forte et « machinée », poétique, pour que le spectateur soit persuadé (c'est le pithanon, qui résulte de l'agencement des faits et des effets de langage dans le schème élaboré par le poète) : « C'est Vénus tout entière à sa proie attachée », mais c'est Phèdre qui le dit, et nous le croyons, par le jeu de l'actrice et sur la scène racinienne. Ici, pas besoin d'une vidéo…

On peut donc soutenir que, chez Aristote, les dieux représentent l'instance symbolique de transcendance Ń symbolique dans tous les sens du terme Ń, telle qu'elle doit être supposée, dans et par le fonctionnement du théâtre, pour que la surprise se réalise et que, par là, la loi des événements soit représentée, et comprise, au sein des affects propres de douleur et de plaisir que procure la tragédie. La raison divine ainsi supposée, capable de comprendre à la fois les prévisions humaines et ce qui les dément, sans cesser d'être rationnelle, cette raison bannit nécessairement toute connotation d'arbitraire, de bon plaisir, de méchanceté, mais elle est forcément ironique, puisqu'elle tient un discours à double entente.

L'interprétation aristotélicienne de la tragédie comporte donc une critique réductrice, puisqu'il n'y aurait de divin dans la tragédie que ce qu'il faut en supposer pour que le spectacle s'effectue pleinement, et, en ce sens, la formule de Marcel Lamy se confirme : il n'y a pas ici d'arrière-scène. Est-ce à dire qu'Aristote aurait une vision purement réductrice de la tragédie et que son interprétation éluderait les problèmes ontologiques que nous mettons au premier plan avec notre notion de tragique, cela en focalisant toute l'analyse sur une question purement technique de fonctionnement du théâtre ? Nous ne le pensons pas, car la perspective de La Poétique nous paraît avoir pour horizon, constamment, le problème philosophique de la praxis. Toute sa réflexion sur la tragédie nous paraît traiter la question suivante : comment penser le problème spécifiquement humain de l'action, en tant que l'acte est ce qui échappe à l'intention et à la volonté de celui qui agit ? Le fait, constituant, que l'acte produit des effets dans le temps, et que ces effets sont imprévisibles, ce fait n'implique pas que ces effets relèvent d'une volonté, d'une rationalité et d'une intelligence autres qu'humaines. L'idée d'Aristote consiste à produire une théorie de la praxis qui rétablisse pleinement celle-ci dans la sphère de l'humanité, sans manquer au genre particulier de sa rationalité. Cette théorie consiste en une poétique de la tragédie, qui analyse comment les hommes, en tant que spectateurs, peuvent comprendre leur statut d'êtres agissants (prattontes), certes au prix d'une illusion, celle suivant laquelle il y aurait du sens parce qu'il y aurait un sujet transcendant du sens. Mais cette illusion se réalise, comme on l'a vu, sous la forme minimale, et surtout sa nature la fait échapper à toute espèce d'hallucination, car elle est connue comme une illusion par celui qui en est la victime. Comme nous l'avons vu plus haut à propos du chapitre 4 de La Poétique, il n'est pas de mimesis s'il n'y a pas la distinction entre l'imitation et l'objet imité, entre les événements et la forme des événements dans laquelle les dieux sont supposés. À propos, en général, de la tragédie grecque, Jean-Pierre. Vernant soulignait le même fait :

Entraîné par l'action, bouleversé par ce qu'il voit, le spectateur n'en reconnaît pas moins qu'il s'agit de faux-semblants, de simulations illusoires, en un mot de « mimétique ». Dans la culture grecque la tragédie ouvre ainsi un nouvel espace, celui de l'imaginaire, senti et compris comme tel, c'est-à-dire comme une œuvre humaine relevant du pur artifice. « La conscience de la fiction, ai-je écrit naguère, est constitutive du spectacle dramatique ; elle apparaît à la fois comme sa condition et comme son produit. » Fiction, faux-semblant, imaginaire ; mais, si l'on en croit Aristote, il y a dans ce jeu d'ombres que l'art illusionniste du poète fait vivre sur la scène plus de sérieux et de vérité pour le philosophe que n'en comportent les récits de l'histoire authentique, quand elle s'attache à rappeler comment les événements se sont effectivement passés dans la réalité[17].

C'est pourquoi, aussitôt, Vernant propose de résoudre le paradoxe que nous évoquions plus haut à sa suite, en interprétant le lien originel de la tragédie avec Dionysos comme le signe de sa nature d'illusion vraie : Dionysos ici serait présent en tant que dieu de l'illusion, symboliquement, et non comme attestant d'un lien historique et objectif de la tragédie avec le monde du sacré :

Si l'un des traits majeurs de Dionysos consiste, comme nous le pensons, à brouiller sans cesse les frontières de l'illusoire et du réel, à faire surgir brusquement l'ailleurs ici-bas, à nous déprendre et nous dépayser de nous-mêmes, c'est bien le visage du dieu qui nous sourit, énigmatique et ambigu, dans ce jeu de l'illusion théâtrale que la tragédie, pour la première fois, instaure sur la scène grecque.

Nous adhérons à cette analyse, sous la seule réserve de préciser que cet ailleurs et ce dépaysement ne doivent pas se comprendre comme réintégrant quelque arrière-scène, quelque altérité du type de celle du sacré. Pour revenir plus immédiatement à la perspective d'Aristote, il faut encore rappeler que l'illusion théâtrale est un produit de l'art, entièrement maîtrisé et machiné en vue des effets que nous avons tenté d'analyser. À ce point de vue encore, la tragédie est en quelque sorte laïcisée : le travail poétique consiste en des tâches précises, pratiques, tout en produisant une connaissance de la nature de la praxis. Enfin, il faut souligner un fait d'importance : tout cela impliquerait qu'Aristote est amené, pour penser lui-même le phénomène de la praxis, et en constituer le propre logos, à supposer un sujet de ce logos. Ce sujet, c'est le spectateur, ou plutôt le public, et derrière ce premier sujet, il en suppose un autre, le poète. Seulement, ces deux sujets de la construction du sens produisent ce sens dans leur situation et leur expérience respectives, à leur manière, symboliquement, et non au sein du discours philosophique. Pourquoi alors ne pas supposer qu'Aristote devait, pour produire une philosophie de la praxis, prendre le biais d'une réflexion sur la tragédie et y inscrire une philosophie qui ne pouvait être qu'implicite ? La compréhension philosophique de la praxis consisterait à lever une aporie du discours conceptuel en pensant l'expérience des représentations de la praxis, comme Ricœur est conduit à reprendre le problème philosophique du temps, à formuler les apories de la pensée devant ce problème et à le traiter par l'analyse des expériences humaines (c'est-à-dire symboliques) du récit.

Ainsi, l'ouvrage d'Aristote nous présente-t-il une poétique de la tragédie, c'est-à-dire une analyse de la pratique théâtrale des grands tragiques de la Grèce, et non un recueil de préceptes à l'usage des hommes de théâtre. Cette poétique fait aux dieux et au sacré une place, pour ainsi dire, purement fonctionnelle. Mais cette poétique prend sa place et son sens dans une perspective philosophique, qui entend traiter les œuvres comme des faits, en leur donnant une signification : La Poétique fait bien partie de l'œuvre d'un philosophe.

 

Telle n'est pas complètement la perspective des grands dramaturges français du XVIIe siècle. Ce sont des hommes de théâtre : s'ils se placent explicitement dans la tradition aristotélicienne, c'est qu'ils reconnaissent à Aristote une profonde intelligence de la pratique du théâtre. L'idée de régularités, et notamment de l'unité de la pièce, l'idée d'imitation, le caractère pragmatique de la création théâtrale et l'esprit de stratégie que ce caractère implique, tout cela leur agrée, et ils s'en réclament constamment dans leurs préfaces (Racine et Molière) ou dans leurs « examens » et « discours » (Corneille), précisément contre l'usage normatif de La Poétique et les critères a priori que « les doctes » y recherchent pour les leur imposer. Sur la question du sacré, du destin ou de la fatalité, ils se placent aussi dans le droit fil de la position aristotélicienne et, sur ce point, ils rejoignent toutes les définitions de la tragédie de leur temps. Dans un livre récent, Jacques Scherer s'emploie, à son tour, à rappeler la conception classique de la tragédie et à récuser l'image que nous en avons, et spécialement du théâtre racinien :

Le mot tragique mérite une recherche attentive dans les dictionnaires, et cette recherche met en lumière le fait que l'essence du tragique telle que nous l'entendons aujourd'hui et qui dénote l'action d'une force dépassant l'homme n'apparaît pas aux époques où le genre tragique était le plus assidûment cultivé et est en tout cas totalement étrangère à Racine comme à ses contemporains. […] Il faut attendre le Dictionnaire de Robert pour qu'apparaisse une prise de position sur le problème métaphysique du tragique. Sa définition est la suivante : « Qui est propre à la tragédie, c'est-à-dire évoque une situation où l'homme prend douloureusement conscience d'un destin ou d'une fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature ou sa condition même. » Elle illustre une conception fort répandue à notre époque, mais qu'on chercherait en vain, du moins sous forme de vérité objective, chez Aristote, Shakespeare, Corneille ou Racine. Destin, fatalité ne sont guère des notions fondamentales dans la pensée du XVIIe siècle[18].

Et il montre notamment que ces termes et ces évocations appartiennent aux discours des personnages, à leurs propres représentations, au sein de la logique du spectacle. C'est Phèdre qui dit, et non Racine : « C'est Vénus tout entière à sa proie attachée. »

La Phèdre de Racine

Mais justement Phèdre pose un problème. Voilà une grande œuvre du théâtre racinien, qui passe à bien des égards pour le modèle idéal de la tragédie classique, et qui, pourtant, n'est pas pour rien dans cette vision contestable que nous nous en faisons. Nous voudrions donc prolonger et achever cette étude par une réflexion sur le problème que cette pièce pose dans la tradition aristotélicienne, en essayant de montrer comment elle éclaire et précise l'esprit de cette tradition grâce à la confrontation qu'elle lui impose avec une autre conception de la tragédie et même du théâtre.

Le sujet de Phèdre est emprunté à un mythe, celui de Thésée et du Minotaure. Jusque là, rien de particulier ne signalerait la pièce par rapport à La Thébaïde ou à Iphigénie, mais notons déjà que Racine a tendance à privilégier, comme sources, des mythes, et que ses deux dernières pièces, certes bien particulières, sont tirées de la Bible. Surtout, il faut remarquer que Racine, avec Phèdre, retient l'esprit même du récit mythique. Dans le mythe, le merveilleux se définit comme la manifestation du sacré, c'est-à-dire comme l'acte dans lequel se signale, au sein de la réalité immédiate, ce qui demeure pourtant autre et caché, tel récit lui-même faisant partie de cette manifestation. Autrement dit, contrairement à la formule de l'idée aristotélicienne que donne Marcel Lamy, la scène théâtrale pourrait être considérée, dans l'esprit du mythe, comme le lieu de la manifestation d'une arrière-scène, d'une arrière-scène qui demeurerait cachée, hors d'atteinte, suggérée par la scène de sa manifestation. Cette conception est celle de certains dramaturges contemporains et, avant de revenir à Phèdre, nous voudrions l'éclairer par une citation de Jean Genet, qui oppose nettement le théâtre dont il se réclame au théâtre « dramatique » :

« Le problème d'un certain désordre, ou mal, venant d'être résolu sur les planches indique qu'il est en effet aboli puisque, selon les conventions de notre époque, la représentation théâtrale ne peut être que représentation d'un fait. Passons donc à autre chose et laissons notre cœur se gonfler d'orgueil du moment que nous avons pris le parti du héros qui tenta (et l'obtint) la solution. » Voilà ce qu'une conscience conciliante ne cesse de souffler aux spectateurs. Or, aucun problème exposé ne devrait être résolu dans l'imaginaire surtout que la solution dramatique s'empresse vers un ordre social achevé. Au contraire, que le mal sur la scène explose, nous montre nus, nous laisse hagards s'il se peut et n'ayant de recours qu'en nous[19].

Opposition de l'acte même à la représentation d'une action, dénonciation du dramatique et du caractère « imaginaire » du processus théâtral, référence à l'existence du mal et image de sa manifestation éruptive sur la scène, on a bien ici les traits d'un autre théâtre. Or, précisément, la scène de Phèdre présente des caractères tout à fait particuliers, que le texte de Racine indique fortement.

Des puissances habitent l'arrière-scène, qui agissent sur le lieu lui-même et sur les êtres qui s'y trouvent : les murs et les voûtes « vont prendre la parole » et sont « prêts à accuser » Phèdre (vers 854-855) ; dans ce « lieu funeste et profané », « la vertu respire un air empoisonné » (v. 1359-1360). Le corps de Phèdre est possédé, comme le montrent toutes les descriptions qu'elle-même, Hippolyte et Œnone en donnent. Sa parole, surtout « s'égare ». L'arbitraire d'une « grâce » toute négative fond sur l'héroïne, et l'ironie d'une intention, active et précise, perverse, détourne toutes ses démarches du but qu'elle leur assignait. Cette arrière-scène, partagée entre les commandements opposés et équivalents du Soleil et de Vénus, présente exactement l'intention ambivalente et irrationnelle que revêt le sacré dans le mythe. On dira, à juste titre, que Phèdre croit à des dieux et à un Mal que rien n'objective sinon sa parole, sa douleur et sa mort, volontaire. Mais, précisément, tel est le statut même du sacré dans le mythe. En prenant le soin minutieux de ne jamais faire apparaître le sacré qu'à travers la vision de Phèdre, ou les précautions, par exemple, de Théramène (« On dit qu'on a vu même […] un dieu […] » v. 1539-1540), Racine est exactement fidèle au mode d'exposition du mythe, à la parole et au régime de la foi. Nous avons déjà noté à deux reprises que c'est Phèdre qui dit : « C'est Vénus […] », mais justement il y aurait manquement à l'esprit du mythe si Racine faisait apparaître la déesse, comme Quinault et Lulli font paraître Cybèle dans Atys. Ce faisant, Racine crée un autre mode du théâtre, car il permet un autre mode de l'imagination du merveilleux : pour reprendre les expressions de Vernant, l'ailleurs suggéré ici n'est plus celui de dieux qui n'existent que dans la fiction théâtrale, mais celui de l'Altérité, telle qu'elle peut recevoir, de la part des humains, seulement des noms, et encore… Allons plus loin : le merveilleux a tout à gagner à rester explicable en termes de psychologie, ou, plus exactement, interprétable. Grâce aux analyses de Ricœur, nous savons que le sacré est ce qui s'offre à l'interprétation réductrice du soupçon, et qui la traverse victorieusement[20]. Précisément, si le divin n'est le divin que parce qu'il ne peut être l'objet que de la croyance, alors la puissance de révélation, dans Phèdre, se nourrit de l'ambiguïté que Racine a rigoureusement instituée dans sa pièce entre le caractère trop humain de son héroïne et de son histoire et la puissance d'évocation des situations, du style, en un mot de la poésie théâtrale de son texte, et du spectacle qui naît de lui.

Dans Phèdre, la dramaturgie aristotélicienne est donc frappée au cœur, mais elle ne s'effondre pas, alors que, dans Dom Juan, la pièce se disperse en séquences autonomes et entre des langages incompatibles : c'est la beauté de la pièce de Molière, et sa puissante modernité, de suggérer que, devant la prégnante inhumanité du Ciel, il n'y a plus d'histoire du héros mais seulement des moments séparés de sa révolte et de son acceptation. Mais pourquoi la dramaturgie classique ne s'effondre-t-elle pas dans la pièce de Racine ? Pourquoi même y connaît-elle une sorte d'apothéose ? Parce que le poète réussit à tenir là cet équilibre entre les deux modes du théâtre que J. Scherer évoque en ces termes :

Racine tient à conserver à la fois le traitement réaliste et le traitement mythique d'un même événement […]. Phèdre, tout en poussant le plus loin possible l'explication rationaliste, est une pièce exceptionnelle en ce qu'elle fait au surnaturel une place authentique[21].

C'est en maintenant rigoureusement le système de l'illusion dramatique, en le sauvant, pour ainsi dire, que Racine fonde dans les procédures tout à fait humaines du théâtre aristotélicien l'autre genre du merveilleux, suivant en cela la même logique que celle qui vient d'être décrite : il n'est de théâtre véritablement métaphysique que dans l'édifice et la dramaturgie du théâtre dramatique, comme il n'est de surgissement du sacré que dans la réalité immédiate. C'est encore le thème de la parole qui permet le mieux de mettre cela en évidence : en tant qu'elle échappe à Phèdre, la dérive de sa parole peut se comprendre comme le fait d'une possession magique ou comme un phénomène psychologique, et les accidents de cette parole magique s'accomplissent exactement dans la formule de la péripétie aristotélicienne, qui est d'être réglée et imprévisible.

On mesure alors comment l'interprétation de ce phénomène théâtral, et donc la signification de la pièce, peuvent basculer aisément : dans la perspective d'Aristote, on dira que le public de Phèdre est conduit, par le stratagème de Racine, à se figurer les dieux et le destin ; et, dans celle de nos contemporains, on pensera plutôt que la pièce évoque l'altérité essentielle qui demeure, ou revient, quel que soit son nom.

Comme une sorte de limite de l'esthétique aristotélicienne, Phèdre pourrait montrer que cette esthétique peut, sans se renier, recevoir encore une tout autre perspective. Cette réflexion sur la tragédie selon Aristote nous conduit donc au sein des débats contemporains concernant la nature du théâtre et suggère que ces débats renouvellent des interrogations anciennes. Car il n'est pas certain que la tragédie grecque avait rompu avec l'esprit du mythe et ne revêtait pas un caractère de manifestation : il est probable qu'Aristote en donne une image fortement rationalisée, et il est possible que Racine renoue encore plus fortement qu'on ne le pense avec l'esprit de la tragédie grecque ancienne, par-dessus La Poétique. Enfin, on constate ainsi que ces débats sur la nature du théâtre revêtent nécessairement une portée philosophique, que l'on propose une philosophie positive du fait théâtral ou que l'on tienne que le théâtre est le lieu d'une expérience de l'Altérité.

Pierre Campion



[1] Jacques Truchet, La Tragédie classique en France, Presses Universitaires de France, 1975, p. 173.

[2] Id., p. 175 : « La montée du fascisme, la guerre d'Espagne, la seconde guerre mondiale, la défaite, la Résistance, la découverte des camps de concentration, la bombe atomique, autant de raisons pressantes de méditer sur ce sujet. De toute part, chez les existentialistes (Sartre), les chrétiens (Gouhier, Ricœur), les marxistes (Goldmann), jaillissaient des interrogations convergentes, teintées souvent de ce qu'on pourrait appeler, sans la moindre nuance péjorative, un néo-romantisme. »

[3] Voir notamment sur ce point les travaux de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet.

[4] Jacqueline de Romilly, La Tragédie grecque, Presses Universitaires de France, 1970, p. 148.

[5] Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne II, Éd. de La Découverte, 1986, p. 17.

[6] Id. p. 19-20.

[7] Marcel Lamy, « Système et stratégie dans la Poétique d'Aristote », dans Moments de philosophie. Lectures, notions, méthode, Presses Universitaires de Rennes, 2019, p. 157-161.

[8] Paul Ricœur, Temps et récit, Seuil, 3 volumes, 1983, 1984, 1985.

[9] Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Seuil, 1980, p. 67. Nous citerons le texte, le plus souvent, dans cette édition.

[10] id., p. 81.

[11] id., p. 259.

[12] Jacqueline de Romilly, ouvr. cité, p. 169.

[13] Poétique, éd. Les Belles Lettres, p. 43.

[14] La Poétique, chap. 6, trad. éd. du Seuil.

[15] Ouvr. cité, p. 164 et 165.

[16] Le verbe grec theôrein, regarder, comporte une valeur d'observation, d'attention, de contemplation, et de réflexion. Le meurtrier de Mitys regardait un spectacle, écrivent R. Dupont-Roc et J. Lallot ou une fête selon J. Hardy, lequel n'écarte pas l'autre sens possible. Selon d'autres traductions, il regardait la statue de Mitys, C'est le choix, par exemple, de Pierre Somville dans le volume récent des Œuvres d'Aristote, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2014, p. 888. La deuxi¸me solution aurait pour elle d'être plus exactement dans la ligne de la pensˇe d'Aristote : au dˇfi du meurtrier rˇpondraient rigoureusement la dénonciation et l'exactitude de Mitys.

[17] Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, ouvr. cité, p. 23 et 24.

[18] Jacques Scherer, Racine et/ou la cérémonie, Presses Universitaires de France, 1982, p. 21-22.

[19] Jean Genet, « Avertissement » du Balcon, Folio, p. 15.

[20] Paul Ricœur, De l'interprétation, Essai sur Freud, Le Seuil, 1965.

[21] Jacques Scherer, ouvr. cité, p. 27 et 26.

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