RETOUR : Coups de cœur

Pierre Campion : Compte rendu du livre de Pierre Bergounioux, La Toussaint.
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 20 avril 2018.

Voir sur ce site : L'écriture du survivant, sur les quatre volumes de Carnets de notes de Pierre Bergounioux (2006, 2007, 2012, 2016).

La Toussaint  Pierre Bergounioux, La Toussaint, Gallimard, 1994.


Quand les morts saisissent le vif

Père et fils, une partie de pêche : le lieu commun des souvenirs heureux. Fils et père dans leur barque, que le fils a demandé à mener au milieu de la rivière, là où se jouent les poissons. Plein succès, le père regarde ailleurs :

Ceux qui sont en nous, dans le même temps qu'ils réclament, dedans, d'être exaucés, ne peuvent que s'opposer, dehors, tant qu'ils y sont, à ce que nous le fassions. Ils ne sauraient souffrir de voir aboutir ce que nous avons entrepris pour eux de leur vivant parce que c'est de leur vivant. Et que cela revient à leur jeter à la figure qu'ile auraient dû le faire. Ils pouvaient. Ils avaient le temps. Et alors ils sont obligés de prendre un air d'ennui, de faire comme s'ils n'avaient jamais voulu. Ils parlent de rentrer. Ce n'est pas, jamais, en leur présence, que nous les délivrerons quand ils nous font pourtant un devoir de nous charger de cette part de leur vie qui leur fut dérobée. Après, quand il semble qu'un mur horizontal les sépare de nous alors qu'ils sont à l'endroit où ils ne nous vient pas à l'esprit de les chercher parce que c'est là que nous nous croyons et que c'est pour ça que c'est là, en vérité, qu'ils sont, après seulement, quand tout paraît fini, on peut commencer. Ils peuvent accepter. Ce n'est plus un reproche, la preuve qu'ils n'ont pas voulu assez, agi suffisamment, qu'ils n'étaient pas à la hauteur. Nul ne saurait faire grief à personne de n'avoir pas ce qui leur manque, maintenant, et c'est le temps.

La langue française, en les opérations de sa syntaxe. La ponctuation, les subordinations, le jeu des temps, le style indirect et son ironie propre : petits instruments brillants, précis, précieux — écartant, tirant, pinçant, tranchant, brûlant, cousant… Compter les échardes dans la chair, sinon dans l'espoir de les ôter, du moins pour les repérer, dénombrer, distinguer, dégager — à vif. Quel est le vif ? Le survivant, celui qui parle, celui qui écrit — et son lecteur.

Ils sont en nous, vivants d'abord, où ils nous gênent, au sens ancien du verbe, puis morts. Ils ne sont pas dans telle tombe où nous pourrions les visiter à la Toussaint, sans plus. Ils sont là où il faut aller les chercher, les distinguer entre eux, traquer leurs insatisfactions et tracer les mouvements de leurs batailles : en nous. Nous sommes le champ de leurs manigances et de leurs hostilités, de leurs malheurs.

Il y a donc un père, et son père à lui, qu'il n'a pas connu ; et aussi l'autre grand-père, côté maternel, de haute stature, que son petit-fils a connu comme le messager et le porteur d'une région ensoleillée et heureuse. Le père, lui, est du coin de l'enclavement millénaire, des atrabilaires, des « petits noirauds vindicatifs, aux traits tombants qu'un sort ingrat, peu inventif, avait imprimés à chaque exemplaire de la lignée ». Dans l'enfant, deux pays, deux portaits, infiniment compliqués chacun de parentèles obscures et de photos, de maisons, de climats, d'histoires, de structures géologiques.

Qui les sauvera ? Il y a des femmes, par exemple l'épouse du père, qui détourna celui-ci du suicide — avoua-t-il une fois —, quand il perdit sa mère. Il y a aussi une certaine princesse mandchoue qui sauvera le fils, mais c'est une autre histoire, celle que raconte le récit de Miette, la même année 1994 que La Toussaint et son pendant heureux, caché au cœur de la haute et noire Corrèze. (Sur tout cela, au jour le jour, les Carnets de notes nous en diront aussi, desquels la rédaction est commencée depuis 1980 et la publication commencera en 2006[1].)

En attendant la princesse Catherine, l'adolescent se perd dans les bois impossibles des environs de Brive, en proie à son tour aux idées de suicide, esquissant par terre des bâtonnets d'écriture, et s'abandonnant à l'envahissement des taillis et des mousses, des eaux, de la roche gréseuse — ce qui nous vaut des pages d'une rêverie dont la tonalité de malheur s'oppose exactement à celles du promeneur solitaire. Par un égard inattendu aux autres et à son père, le fils survit.

Il reste aussi parce qu'il a contracté l'habitude et l'amour des livres, qui ne le quittera plus. Ils lui apprennent qu'il y a un monde tiers, un monde extérieur, qui ouvre sur les choses de façon à les faire apparaître justement comme des choses, séparées et disponibles à l'usage d'un autre sens que celui de la mémoire, au mouvement de l'imagination et de la connaissance.

Le récit marche donc du tombeau familial et des jours sombres de la Toussaint à un tout autre cimetière, dans un tout autre pays, en un jour de printemps : à Berlin, après la chute du Mur, devant la tombe d'un écrivain allusivement désigné, juste par les dates de sa vie inscrites sur la pierre : 1770-1831. Quelques pages plus haut, parlant des deux « étrangers[2] » qui l'aidèrent à « passer la porte, à gagner l'heure qu'il est », Pierre Bergounioux évoque, sans les nommer, « le premier, dans sa chambre assiégée par l'hiver, par la guerre, lorsque, libre des passions dont il était battu, de l'atrabile qui parfois, comme à nous, lui offusquait la cervelle, il découvrit ce qu'il portait en lui, que nous portons en nous mais qui l'attendait, lui, pour en prendre acte », Descartes forcément, et puis Hegel :

Il y en a un autre dont j'ai lu, transporté partout avec moi, dans des sacs en peau de vache, les ouvrages où il avait enfermé la vision qu'il avait eue quand il vivait, au bon endroit. J'ai pu voir, à mon tour, si nettement, les choses contraires, le déchirement et le devenir qui en résultent qu'il m'a semblé, quand j'étais pourtant immobile, le livre entre les mains, dans mon coin, que le vent des plaines s'était levé, qu'il soufflait tout autour.

Ainsi annoncée de biais, par les instruments justes de notre syntaxe, c'est bien la tombe de Hegel qui est à la fin évoquée, dans un cimetière allemand paisible. Ce qui n'est pas dit, c'est que le philosophe, sans croix, y côtoie sa femme sous sa croix. Ce qui n'est pas dit non plus, c'est qu'il suffit de se retourner pour voir, à quelques pas, la tombe commune de Brecht et Helen Weigel, ensevelis sous un parterre de fleurs bleues, quand nous y passâmes. Non plus que ce cimetière-ci en jouxte un autre, par un petit passage : celui des huguenots français que la Prusse recueillit, en ses plaines ouvertes, à la révocation de l'Édit de Nantes.

Négligeant la formule de Marx toujours inscrite au grand escalier de l'université Humboldt et selon laquelle « jusqu'ici les philosophes n'ont fait que contempler le monde, maintenant il s'agit de le transformer », l'Histoire n'entre ici, après 1989, que sous la forme abstraite de la raison dialectique, concrétisée en esprit dans la vie déchirée d'un fils.

Pierre Campion



[1] Voir Pierre Bergounioux, Carnet de notes 1991-2000, éd. Verdier, 2007, p. 384 et 385. Fin janvier 1994, pendant qu'il travaille à Miette, l'auteur signe les exemplaires de presse de La Toussaint. Ë l'égard de La Toussaint, il éprouve alors un vif déplaisir : « Ce livre, conçu en l'espace d'une matinée, en août 1992, s'est comme altéré sous mes yeux, par suite d'une insuffisance que je n'y avais pas décelée et qui a fait, en secret, son affreux office. »

[2] Deux « étrangers », entendons : deux écrivains, qui échappent à l'univers enfermé du fils, par le fait même d'écrire, par la volonté de penser les choses et par leur vie dans l'ailleurs, Paris, Amsterdam et Stockholm, Berlin et Iéna. Deux pères, par décision, selon l'esprit.

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