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Pierre Campion

L'alexandrin à l'épreuve. Étude du poème d'Yves Bonnefoy « À la voix de Kathleen Ferrier »

© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 31 décembre 2005.


L'alexandrin à l'épreuve

Yves Bonnefoy
« À la voix de Kathleen Ferrier[*] »

Dans son recueil de 1958 Hier régnant désert, Yves Bonnefoy pratique le vers libre et toutes sortes de mètres, parmi lesquels les plus classiques, le décasyllabe et l'alexandrin. Dans l'un des plus connus de ses poèmes, nous voudrions ici étudier les inflexions et déplacements, les épreuves que subit l'alexandrin. Nous disons bien l'alexandrin, même si au moins deux de ces vers (v. 2 et 14) apparaissent d'abord comme des décasyllabes.

 

À LA VOIX DE KATHLEEN FERRIER

 

Toute douceur toute ironie se rassemblaient

Pour un adieu de cristal et de brume,

Les coups profonds du fer faisaient presque silence,

La lumière du glaive s'était voilée.

 

Je célèbre la voix mêlée de couleur grise

Qui hésite aux lointains du chant qui s'est perdu

Comme si au delà de toute forme pure

Tremblât un autre chant et le seul absolu.

 

Ô lumière et néant de la lumière, ô larmes

Souriantes plus haut que l'angoisse ou l'espoir,

Ô cygne, lieu réel dans l'irréelle eau sombre,

Ô source, quand ce fut profondément le soir !

 

Il semble que tu connaisses les deux rives,

L'extrême joie et l'extrême douleur.

Là-bas, parmi ces roseaux gris dans la lumière,

Il semble que tu puises de l'éternel.

 

Invocation et évocation en quatre quatrains, le discours du poème progresse en articulant entre elles les trois grandes formes reconnues de la poétique, successivement dominantes : le récit dramatique (premier quatrain : récit d'un souvenir, récit au passé d'une sorte de dénouement sur une scène), l'ouverture d'un épisode épique (deuxième quatrain : chant d'une aventure aux lisières de l'inconnu), l'ode lyrique (troisième et quatrième quatrains). Chacun de ces moments du poème réunit des disparates (douceur et ironie, cristal et brume, sons et silence ; interférences entre deux chants ; lumière et absence de lumière, larmes et sourire, angoisse et espoir, réalité et irréalité, joie et douleur, gris et lumière), et le mouvement entre eux résout les distinctions de l'esthétique : le récit évoque la fin d'une bataille et se prolonge dans l'épopée puis dans la louange qui semble en découler ; le moment lyrique conserve et accomplit au présent ce souvenir en même temps que l'excursion épique aux confins de l'absolu.

Mais surtout, en actualisant le souvenir d'une certaine audition (opéra, concert, ou disque ?), le poème résout des antinomies de deux sortes au moins, celles qui tiennent aux caractéristiques paradoxales de cette voix elle-même et celles qui tiennent au fait qu'elle demeure au-delà de la mort, — des antinomies qui figuraient sous deux formes allusives dès le titre : dans le nom de la cantatrice qui unit les sonorités et le génie de l'anglais et du français ainsi que ceux du féminin et du masculin, et dans le rapport de l'expression exprimée « À la voix de » à l'expression suggérée « À la mémoire de ». Le nom propre disait déjà les paradoxes de cette voix unique, et le rapport d'évocation entre les deux expressions signalait qu'on ne saurait élever de tombeau, sinon mallarméen, à une artiste dont la voix subsiste, matériellement ou mémoriellement, à chaque instant parmi nous[1].

 

L'hésitation troublante de cette voix entre le féminin et le masculin est encore marquée dans la distribution des finales des vers, on ne peut dire des rimes puisque celles-ci sont peu nombreuses.

• Le premier quatrain présente successivement une finale masculine et trois féminines, sans aucune rime.

• Le deuxième fait alterner le féminin et le masculin, fait rimer ses vers 2 et 4 de manière minimale mais suffisante et fait assoner ses vers 2, 3 et 4.

• Le troisième retrouve l'alternance du féminin et du masculin et une rime, encore masculine, entre les vers 2 et 4.

• Le quatrième ignore toute rime et assonance et reprend l'alternance du féminin et du masculin, selon le même dispositif que le deuxième et le troisième.

Il y a donc des strophes, ce dont nous assurent à la fois la typographie et le dispositif des finales. Mais, d'une certaine façon, on pourrait dire que la disposition en strophes s'est épurée : privée d'un véritable système de rimes, réduite à exposer la logique d'un déplacement dans la poétique entre les voix narrative, épique et lyrique, confiée à l'espèce de solidité précaire des alexandrins eux-mêmes, elle tient presque dans la simple mise en page, dans la seule désignation par laquelle, en effet, nous reconnaissons ici le quatrain d'alexandrins de la poésie traditionnelle française, et l'une des plus grandes figures de notre poétique.

 

Mais justement qu'en est-il de ces alexandrins ?

Dans les deux quatrains intermédiaires, les alexandrins se laissent aisément reconnaître, et dans la pureté classique de leur structure 6//6. Cela bien sûr si l'on accepte que l'accent de l'hémistiche tombe au vers 7 sur la syllabe finale de « au delà », au vers 9 sur celle de « néant », au vers 12 sur le verbe monosyllabique « fut », tous mots qui certes ne porteraient pas l'accent principal dans la prose. Mais cette condition-là n'est pas très difficile à admettre.

Le premier et le dernier quatrain présentent plus de difficultés. Si le vers 1 et le vers 3 laissent voir chacun un alexandrin, le premier ternaire, le deuxième binaire, le vers 2 est d'emblée un décasyllabe de structure 4//6 et le vers 4 présente 11 syllabes. Pour un peu, la difficulté de ce dernier vers passerait presque inaperçue, parce qu'il commence comme un alexandrin binaire et qu'il se laisserait bien lire, finalement, comme un décasyllabe scandé 6//4. Il y a donc un moment de ce vers 4, à la sixième syllabe, où le mètre hésite. Il pourrait se réaliser en décasyllabe, si la voyelle finale de « glaive » était muette, et elle serait muette au prix d'une licence poétique (« La lumière du glaiv(e) s'était voilée ») ou si le vers était écrit « La lumière du glaive était voilée ». Or, dans ce poème, nulle licence par ailleurs, nulle familiarité dans la prononciation : le ton, le thème, la hauteur du propos et des enjeux, tout interdit ici une telle diction. Quant à l'autre phrase possible, bien entendu elle était parfaitement recevable, dans le ton, dans la grammaire et dans la métrique, en elle-même et dans le système ébauché de la strophe, puisqu'on avait déjà un décasyllabe au vers 2. Prise isolément elle était recevable aussi du point de vue du sens, mais elle ne l'est plus dans la logique des images et du discours de la strophe : alors que, dans notre formulation hypothétique, le chant serait parvenu à voiler la menace du glaive, dans le poème, et conformément à l'action du fer au vers précédent, c'est la lumière du glaive qui s'est d'elle-même voilée. Dans le suivi des images, le chant ne remplit son office d'apaisement que par l'action qu'il produit, pour ainsi dire dans leur intérieur et dans leur nature, sur les objets agressifs. Décidément, le vers 4 ne parvient pas à se former en un décasyllabe. Mais ce même vers pourrait-il se réaliser en alexandrin, et pourquoi ne le fait-il pas ? Nous essaierons de répondre en deux temps.

D'abord en revenant sur le prétendu décasyllabe du vers 2 « Pour un adieu// de cristal et de brume ». En effet, dans le mouvement qui porte de l'alexandrin ternaire du vers 1 à ce vers 2, ce dernier commence bien lui aussi comme un alexandrin ternaire (« Pour un adieu// »). Mais il se poursuit de telle manière (« de cristal et// ») qu'il achoppe sur une deuxième image possible pour désigner le timbre de cette voix. Tant qu'il s'agissait des qualités pour ainsi dire morales de la voix (la douceur, l'ironie), leur paradoxe se laissait encore maîtriser par l'ordre de la métrique, moyennant la distorsion, légère quand même et bien autorisée depuis Hugo, de l'alexandrin binaire en vers ternaire[2]. Mais ici il s'agit de la voix elle-même, de son paradoxe à elle, physique et par là bien plus perturbant : le mot de « cristal », et l'image avec lui, venaient évidemment de l'usage dans la langue (« une voix cristalline »), attesté par tout dictionnaire, mais justement il passe mal, il ne remplit pas les quatre syllabes, il exige un autre mot, à la fois opposé à lui-même pour décrire le paradoxe de cette voix et moins convenu si possible. Ce mot survient, celui de « brume » qui contredit celui de « cristal », mais de manière assez adéquate seulement : l'image des degrés de la transparence à la lumière est cohérente, mais elle provient d'un remaniement de l'expression convenue en tant que celle-ci désormais retient plutôt la transparence du cristal que ses sonorités. Cette hésitation et le temps même de l'hésitation sur le mot de « brume » se notent par l'accent de la séquence métrique (« de cristal et// »). C'est pour cela que nous préférons ne pas considérer ce vers 2 comme un décasyllabe mais comme un alexandrin non réalisé. Ou encore, le décasyllabe ne serait ici qu'une modulation faible de l'alexandrin, par une mise en défaut de la structure du grand vers classique français, c'est-à-dire ici par son incapacité ici à réaliser le troisième membre d'un alexandrin ternaire. Retournons maintenant au problème du vers 4.

Désormais nous pourrions dire que ce n'est pas un décasyllabe qui se manque en ce vers mais sans doute un alexandrin. Le premier membre, « La lumière du glaive », qui serait en 6 syllabes si sa voyelle finale était muette, est bien le premier hémistiche d'un alexandrin, mais celui-ci ne peut se réaliser. La mesure se dérègle avec la consonne initiale du mot « s'était voilée », qui, rendant le verbe pronominal et l'action du voilement à l'objet mortifère suivant la logique que nous avons dite, fait prononcer le [e] final de « glaive »  : il ne peut plus y avoir d'alexandrin classique dès lors que la sixième syllabe n'est plus muette, cela parce que la coupe, dans le vers régulier, ne saurait enjamber de cette façon. D'autre part, l'exactitude même de l'image, dont la logique est engagée dès le choix de « La lumière », détermine l'idée du voile : tout autre mot, choisi pour remplir la mesure de l'hémistiche (« s'était dispersée », « s'était atténuée »…) faisait cheville.

En somme, en ce début de poème, l'alexandrin s'imposait, comme le vers des grandes occasions : les deux avènements de cette voix, celui de son audition ancienne et celui qui assure de sa pérennité, exigeaient bien le grand vers de la célébration. Celui-ci tente de s'établir, non sans difficultés, parce que ces deux événements sont chacun troublants et que, par un trouble encore plus grand et plus mystérieux, par un trouble qui s'introduit dans la vie de la cantatrice et dans l'écoute, le chant qui célébrait l'adieu (v. 2) s'est révélé comme ayant été un chant d'adieu et un chant du cygne (v. 11)[3]. Comment alors l'alexandrin peut-il retrouver son statut et sa parfaite harmonie dans les deux quatrains suivants ?

 

D'abord par l'apparition explicite et assurée de ce sujet que troublent cette voix, ce souvenir et les difficultés de son propre chant. Établi dans la force et l'assurance que lui procure la référence virgilienne (arma virumque cano), c'est-à-dire conforté par et dans une poésie qui ne lui doit rien et à qui il doit tout, il peut désormais assumer le statut d'un Je impersonnel — sujet épique, sujet lyrique —, qui prononce sans faiblir le grand vers national. L'entrée dans l'épopée marque donc l'entrée dans le moment présent qui n'est en fait que le présent de l'éternité. Cela d'autant mieux que la référence de Mallarmé paraît bien relayer celle de Virgile, par la présence de l'absolu, de la dialectique de la lumière et du néant de la lumière, du réel et de l'irréel, par l'allusion au cygne et à son chant.

Encore ce moment du vers 5 pourrait-il bien revêtir deux sens, celui d'un recommencement par une brusque sortie hors du simple narratif (de l'anecdote) ou bien celui d'une déclaration et d'une constatation, qui délivrent le chant et l'établissent : je révèle et je me révèle, à moi-même, l'objet de ce poème, une voix, ce que rien dans le poème, sauf le titre prononcé comme dédicace, ne permettait jusqu'ici d'assurer.

Désormais, en tout cas, et jusqu'à la fin du poème, à défaut que la rime s'établisse complètement, du moins l'alternance entre le féminin et le masculin sera-t-elle respectée et même il se formera au moins deux rimes, masculines, aux deuxième et troisième quatrains. Les évocations, presque parfaitement dominées, se perdront alors à nouveau dans le récit du souvenir, de cette occasion ancienne et unique, « quand ce fut profondément le soir ».

 

Mais le trouble que cette présence suscite dans le présent ne se laisse pas si facilement oublier et il revient dans le dernier quatrain. Aucun alexandrin binaire, mais successivement :

• un vers de 11 syllabes, comme précédemment au vers 4 ;

• un décasyllabe, dont nous pourrions mettre en doute la vraie nature, comme au vers 2 ;

• un alexandrin ternaire, comme au vers 1 ;

• un vers à nouveau de 11 syllabes, mais d'une autre constitution.

Les deux vers de 11 syllabes, qui ouvrent et ferment le quatrain, énoncent une incertitude, sous la même forme grammaticale « Il semble que tu […] ». C'est bien la première fois que le sujet posé au vers 5 tutoie la voix et/ou la cantatrice elle-même, mais cette proximité toute nouvelle ne s'accomplit qu'au prix d'un passage à l'implicite de ce sujet lui-même. En effet, dans les deux vers, il y aurait une formule possible, qui réaliserait deux alexandrins binaires et qui ne se réalise pas, celle-ci : « Il me semble que tu// ». Si elle s'était réalisée, elle aurait entraîné des effets métriques de sens, différents dans chacun des deux vers. Le vers 13 se serait ainsi énoncé : « Il me semble que tu// connaisses les deux rives » ou même comme ceci « Il me semble// que tu connais//ses les deux rives ». Dans les deux cas, on avait un alexandrin, binaire ou même ternaire, ce dernier au prix d'une coupe lyrique à la quatrième syllabe, ce qui était parfaitement autorisé. La première de ces deux formules supposées accentuait la présence de la personne et de la voix (de la personne dans sa voix) et réunissait heureusement le je et le tu. Quant à la deuxième formule, ternaire, elle déplaçait d'abord un accent, de manière lyrique, et elle prononçait ensuite en indicatif, l'instant d'une très brève suspension, le subjonctif à venir du doute. Enfin la présence l'une dans l'autre des deux formules, binaire et ternaire, pour la première fois dans le poème, aurait réalisé la réconciliation des deux formes de l'alexandrin. Mais précisément ces solutions heureuses sont refusées : trop heureuses justement, trop harmonieuses, et par là impossibles. Cependant, si, dans la première de ses deux occurrences, le vers échoue dès son premier membre (« Il semble que tu// »), son deuxième hémistiche retrouve l'harmonie des 6 syllabes (« puises de l'éternel »), cela juste au moment où le mythe ancien et mallarméen d'un Styx franchissable parvient enfin, apparemment, à s'établir.

Le décasyllabe du vers 14 (« L'extrême joie et l'extrême douleur ») s'analyse suivant le schéma 4//6. Mais il présente plusieurs particularités. D'une part, il révèle un hiatus à la césure. D'autre part, l'explicitation qu'il propose des deux rives comme « L'extrême joie et l'extrême douleur » ne répond plus vraiment au mythe du fleuve infernal, qui ne s'est jamais défini comme la frontière où ces deux affects humains trouvent chacun son acmè. Comme le vers de 11 syllabes qui le précède, il s'achève en alexandrin, ce qui, joint au raisonnement que nous avons mené plus haut pour le vers 2, nous pousse à nous demander ce qui ferait que manque, en ce vers 14, le premier hémistiche d'un alexandrin. La différence entre les deux hémistiches, le deuxième réalisé et l'autre non, tient à ceci : non seulement le mot de « joie » crée un hiatus mais encore il fournit une seule syllabe où il en faudrait trois (en quatre syllabes, l'expression entière divise parfaitement un décasyllabe, mais non un alexandrin). Au contraire, le mot de la « douleur » remplit les 6 syllabes. Ou encore le mot « et » produit l'hiatus et empêche l'alexandrin, faute d'une syllabe à le suivre (« L'extrême joie et// »). Tout se passe comme si le fait de lier explicitement les deux faits de la douleur et de la joie, joint au fait que, en français, les deux termes n'ont pas même valeur métrique, faisait échouer ici l'alexandrin. Dans ce cas, c'est la poésie tout simplement qui échouerait à réaliser ce que la voix de la cantatrice, elle, réalise, par sa présence même et par sa propre constitution : la totalisation du féminin (la joie, syllabe féminine) et du masculin (la douleur, syllabe masculine), celle des deux affects (l'un plein et indivisible, l'autre étendu et progressif), celle de la mort et de la vie.

Cependant, surmonté cette espèce de défaillance, le vers 15 s'établit en alexandrin, certes ternaire : « Là-bas, parmi// ces roseaux gris// dans la lumière// ». L'effort qu'il y faut se lit dans l'énergie qui, contre l'accent qui devrait marquer la deuxième syllabe, contre la marque syntaxique de la virgule et contre l'autre marque habituelle de la syntaxe qui refuse l'accent de groupe aux purs instruments grammaticaux comme « parmi », dans cette énergie qui fait passer la voix de la mention de l'éloignement (où tout se passe) à la description de ce paysage et de ce qui s'y passe. C'est à ce prix que se forme une rime intérieure (en [i]) et que le mot de « la lumière » peut apparaître, mot féminin pour la grammaire comme pour la rime, à la différence du mot « douleur », mot qui cherche son autre équivalent dans le vers suivant et qui le trouvera dans la locution « l'éternel », au prix que nous allons voir.

 

En effet, ce dernier vers, et 11-syllabes, peut s'analyser ainsi, suivant les deux façons qu'il a de manquer l'alexandrin, 6//5 ou 4//4//3, :

Il semble que tu pui//ses de l'éternel

Il semble que// tu puises de// l'éternel.

Comme on l'a déjà vu, c'est en son début qu'il le manque, de toutes façons, car il se présentait une solution qui aurait réalisé ensemble les deux possibilités en 4//4//4 et en 6//6 :

*Il me semble que tu// puises de l'éternel

*Il me semble// que tu puises// de l'éternel.

Certes cela se serait effectué au prix, métriquement parlant, de quelques audaces. Mais rien, encore une fois, qui aurait choqué après Mallarmé et même après Hugo. Même, cette solution apportait des suggestions séduisantes : l'union du moi et de la voix par l'exaltation du « tu » dans le premier hémistiche de la première construction, la réalisation de deux coupes lyriques dans l'autre, l'ampleur du finale du vers dans les deux.

Car justement, c'est aussi en sa fin que le vers défaille, et sur ce mot de « l'éternel » : ce n'est pas que le mot en français manque d'une syllabe (selon la circonstance, il lui en manquera toujours, ou il en aura trop), c'est que le vers ne peut se mesurer à l'éternel.

Ou plutôt, car il ne manque jamais de ressource à qui accepterait de cheviller, le poète ne le veut pas. L'intention du poème et la logique de ses images, comme celles de tout son discours, consistent à éprouver le vers et la poésie aux défis distincts de la mort et du chant, à reconnaître l'inadéquation du poétique, à reconnaître, poétiquement, la justesse de cette voix par l'inadéquation de la poétique. Ainsi le mot d'éternité fournissait-il sans doute des possibilités dans d'autres configurations, mais ce mot n'allait ni comme le mot masculin recherché des deux façons par le mot de « douleur », ni comme celui que suggère le discours de l'image. Au fleuve qui forme la limite où se porte ce chant on ne saurait puiser que « de l'éternel » sans rien distraire évidemment de l'éternité : car l'éternel, ce nom au neutre, représente la qualité abstraite et assimilable, indéfiniment et tout entière disponible en chaque quantité prélevée, la substance appropriable et néanmoins inaltérable qui fait l'éternité. Ici le neutre n'est pas le genre de l'indétermination : il suggère comment la voix de la cantatrice et la musique transcendent les déterminations du féminin et du masculin et, ainsi humainement, les impossibilités décisives de la vie humaine.

Il en va de même de la présence narcissique du moi dans les solutions que nous venons d'envisager : incongrue, impensable, impossible. Le poète et la poétique devaient s'effacer, d'abord comme être et poésie décidément trop personnels puis comme être en général et comme lyrisme, pour essayer de faire reconnaître pleinement cette voix. Mais il appartenait à un poète et à sa poétique de le déclarer et de le faire.

Pierre Campion



* Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve suivi de Hier régnant désert, Poésie/Gallimard, 1970, p. 171.

[1] On sait que Kathleen Ferrier, née en 1912, mourut en 1953 après une brève et brillante carrière de contralto.

[2] Il y a distorsion parce que, par la suite, les vers binaires abondent dans le poème et s'imposent comme naturellement, quand on passe au chant épique et à l'invocation lyrique. Le vers ternaire cédera la place au vers binaire, avant de revenir, une fois, à l'avant-dernière ligne du poème, dans une zone à nouveau perturbée.

[3] La logique du poème nous dispense de devoir rechercher s'il évoque vraiment l'enregistrement connu du Chant de la terre de Mahler, dans lequel Kathleen Ferrier chante le fameux “Abschied”, sous la direction de Bruno Walter. Vérification impossible et surtout inutile. Il suffit de savoir que la cantatrice est morte, comme le suggère le titre et comme le rappelle la mémoire partagée du poète et du lecteur.

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