L'alexandrin à l'épreuve
Yves Bonnefoy
« À la voix de Kathleen
Ferrier »
Dans son recueil de 1958 Hier régnant désert, Yves Bonnefoy pratique le vers libre et toutes
sortes de mètres, parmi lesquels les plus classiques, le décasyllabe et
l'alexandrin. Dans l'un des plus connus de ses poèmes, nous voudrions ici
étudier les inflexions et déplacements, les épreuves que subit l'alexandrin.
Nous disons bien l'alexandrin, même si au moins deux de ces vers (v. 2 et
14) apparaissent d'abord comme des décasyllabes.
À LA VOIX DE KATHLEEN
FERRIER
Toute douceur toute ironie se
rassemblaient
Pour un adieu de cristal et de
brume,
Les coups profonds du fer
faisaient presque silence,
La lumière du glaive s'était
voilée.
Je célèbre la voix mêlée de
couleur grise
Qui hésite aux lointains du
chant qui s'est perdu
Comme si au delà de toute
forme pure
Tremblât un autre chant et le
seul absolu.
Ô lumière et néant de la
lumière, ô larmes
Souriantes plus haut que
l'angoisse ou l'espoir,
Ô cygne, lieu réel dans
l'irréelle eau sombre,
Ô source, quand ce fut
profondément le soir !
Il semble que tu connaisses
les deux rives,
L'extrême joie et l'extrême
douleur.
Là-bas, parmi ces roseaux gris
dans la lumière,
Il semble que tu puises de
l'éternel.
Invocation et évocation en quatre quatrains, le discours du
poème progresse en articulant entre elles les trois grandes formes reconnues de
la poétique, successivement dominantes : le récit dramatique (premier
quatrain : récit d'un souvenir, récit au passé d'une sorte de dénouement
sur une scène), l'ouverture d'un épisode épique (deuxième quatrain : chant
d'une aventure aux lisières de l'inconnu), l'ode lyrique (troisième et
quatrième quatrains). Chacun de ces moments du poème réunit des disparates (douceur
et ironie, cristal et brume, sons et silence ; interférences entre deux
chants ; lumière et absence de lumière, larmes et sourire, angoisse et
espoir, réalité et irréalité, joie et douleur, gris et lumière), et le
mouvement entre eux résout les distinctions de l'esthétique : le récit évoque
la fin d'une bataille et se prolonge dans l'épopée puis dans la louange qui
semble en découler ; le moment lyrique conserve et accomplit au présent ce
souvenir en même temps que l'excursion épique aux confins de l'absolu.
Mais surtout, en actualisant le souvenir d'une certaine audition
(opéra, concert, ou disque ?), le poème résout des antinomies de deux
sortes au moins, celles qui tiennent aux caractéristiques paradoxales de cette
voix elle-même et celles qui tiennent au fait qu'elle demeure au-delà de la
mort, — des antinomies qui figuraient sous deux formes allusives dès
le titre : dans le nom de la cantatrice qui unit les sonorités et le génie
de l'anglais et du français ainsi que ceux du féminin et du masculin, et dans
le rapport de l'expression exprimée « À la voix de » à l'expression
suggérée « À la mémoire de ». Le nom propre disait déjà les paradoxes
de cette voix unique, et le rapport d'évocation entre les deux expressions
signalait qu'on ne saurait élever de tombeau, sinon mallarméen, à une artiste
dont la voix subsiste, matériellement ou mémoriellement, à chaque instant parmi
nous.
L'hésitation troublante de cette voix entre le féminin et le
masculin est encore marquée dans la distribution des finales des vers, on ne
peut dire des rimes puisque celles-ci sont peu nombreuses.
• Le premier quatrain présente successivement une finale
masculine et trois féminines, sans aucune rime.
• Le deuxième fait alterner le féminin et le masculin, fait
rimer ses vers 2 et 4 de manière minimale mais suffisante et fait assoner ses
vers 2, 3 et 4.
• Le troisième retrouve l'alternance du féminin et du masculin
et une rime, encore masculine, entre les vers 2 et 4.
• Le quatrième ignore toute rime et assonance et reprend
l'alternance du féminin et du masculin, selon le même dispositif que le
deuxième et le troisième.
Il y a donc des strophes, ce dont nous assurent à la fois la
typographie et le dispositif des finales. Mais, d'une certaine façon, on
pourrait dire que la disposition en strophes s'est épurée : privée d'un
véritable système de rimes, réduite à exposer la logique d'un déplacement dans
la poétique entre les voix narrative, épique et lyrique, confiée à l'espèce de
solidité précaire des alexandrins eux-mêmes, elle tient presque dans la simple
mise en page, dans la seule désignation par laquelle, en effet, nous reconnaissons
ici le quatrain d'alexandrins de la poésie traditionnelle française, et l'une
des plus grandes figures de notre poétique.
Mais justement qu'en est-il de ces alexandrins ?
Dans les deux quatrains intermédiaires, les alexandrins se
laissent aisément reconnaître, et dans la pureté classique de leur structure
6//6. Cela bien sûr si l'on accepte que l'accent de l'hémistiche tombe au vers
7 sur la syllabe finale de « au delà », au vers 9 sur celle de
« néant », au vers 12 sur le verbe monosyllabique « fut »,
tous mots qui certes ne porteraient pas l'accent principal dans la prose. Mais
cette condition-là n'est pas très difficile à admettre.
Le premier et le dernier quatrain présentent plus de difficultés.
Si le vers 1 et le vers 3 laissent voir chacun un alexandrin, le premier
ternaire, le deuxième binaire, le vers 2 est d'emblée un décasyllabe de
structure 4//6 et le vers 4 présente 11 syllabes. Pour un peu, la difficulté de
ce dernier vers passerait presque inaperçue, parce qu'il commence comme un
alexandrin binaire et qu'il se laisserait bien lire, finalement, comme un
décasyllabe scandé 6//4. Il y a donc un moment de ce vers 4, à la sixième
syllabe, où le mètre hésite. Il pourrait se réaliser en décasyllabe, si la
voyelle finale de « glaive » était muette, et elle serait muette au
prix d'une licence poétique (« La lumière du glaiv(e) s'était voilée ») ou si
le vers était écrit « La lumière du glaive était voilée ». Or, dans
ce poème, nulle licence par ailleurs, nulle familiarité dans la
prononciation : le ton, le thème, la hauteur du propos et des enjeux, tout
interdit ici une telle diction. Quant à l'autre phrase possible, bien entendu
elle était parfaitement recevable, dans le ton, dans la grammaire et dans la
métrique, en elle-même et dans le système ébauché de la strophe, puisqu'on
avait déjà un décasyllabe au vers 2. Prise isolément elle était recevable aussi
du point de vue du sens, mais elle ne l'est plus dans la logique des images et
du discours de la strophe : alors que, dans notre formulation
hypothétique, le chant serait parvenu à voiler la menace du glaive, dans le
poème, et conformément à l'action du fer au vers précédent, c'est la lumière du
glaive qui s'est d'elle-même voilée. Dans le suivi des images, le chant ne
remplit son office d'apaisement que par l'action qu'il produit, pour ainsi dire
dans leur intérieur et dans leur nature, sur les objets agressifs. Décidément,
le vers 4 ne parvient pas à se former en un décasyllabe. Mais ce même vers
pourrait-il se réaliser en alexandrin, et pourquoi ne le fait-il pas ?
Nous essaierons de répondre en deux temps.
D'abord en revenant sur le prétendu décasyllabe du vers 2
« Pour un adieu// de cristal et de brume ». En effet, dans le
mouvement qui porte de l'alexandrin ternaire du vers 1 à ce vers 2, ce dernier
commence bien lui aussi comme un alexandrin ternaire (« Pour un
adieu// »). Mais il se poursuit de telle manière (« de cristal
et// ») qu'il achoppe sur une deuxième image possible pour désigner le timbre
de cette voix. Tant qu'il s'agissait des qualités pour ainsi dire morales de la
voix (la douceur, l'ironie), leur paradoxe se laissait encore maîtriser par
l'ordre de la métrique, moyennant la distorsion, légère quand même et bien
autorisée depuis Hugo, de l'alexandrin binaire en vers ternaire.
Mais ici il s'agit de la voix elle-même, de son paradoxe à elle, physique et
par là bien plus perturbant : le mot de « cristal », et l'image
avec lui, venaient évidemment de l'usage dans la langue (« une voix
cristalline »), attesté par tout dictionnaire, mais justement il passe
mal, il ne remplit pas les quatre syllabes, il exige un autre mot, à la fois
opposé à lui-même pour décrire le paradoxe de cette voix et moins convenu si
possible. Ce mot survient, celui de « brume » qui contredit celui de
« cristal », mais de manière assez adéquate seulement : l'image
des degrés de la transparence à la lumière est cohérente, mais elle provient
d'un remaniement de l'expression convenue en tant que celle-ci désormais retient
plutôt la transparence du cristal que ses sonorités. Cette hésitation et le
temps même de l'hésitation sur le mot de « brume » se notent par
l'accent de la séquence métrique (« de cristal et// »). C'est pour
cela que nous préférons ne pas considérer ce vers 2 comme un décasyllabe mais
comme un alexandrin non réalisé. Ou encore, le décasyllabe ne serait ici qu'une
modulation faible de l'alexandrin, par une mise en défaut de la structure du
grand vers classique français, c'est-à-dire ici par son incapacité ici à
réaliser le troisième membre d'un alexandrin ternaire. Retournons maintenant au
problème du vers 4.
Désormais nous pourrions dire que ce n'est pas un décasyllabe
qui se manque en ce vers mais sans doute un alexandrin. Le premier membre,
« La lumière du glaive », qui serait en 6 syllabes si sa voyelle
finale était muette, est bien le premier hémistiche d'un alexandrin, mais
celui-ci ne peut se réaliser. La mesure se dérègle avec la consonne initiale du
mot « s'était voilée », qui, rendant le verbe pronominal et l'action
du voilement à l'objet mortifère suivant la logique que nous avons dite, fait
prononcer le [e] final de « glaive » : il ne peut plus y avoir
d'alexandrin classique dès lors que la sixième syllabe n'est plus muette, cela
parce que la coupe, dans le vers régulier, ne saurait enjamber de cette façon.
D'autre part, l'exactitude même de l'image, dont la logique est engagée dès le
choix de « La lumière », détermine l'idée du voile : tout autre
mot, choisi pour remplir la mesure de l'hémistiche (« s'était
dispersée », « s'était atténuée »…) faisait cheville.
En somme, en ce début de poème, l'alexandrin s'imposait, comme
le vers des grandes occasions : les deux avènements de cette voix, celui
de son audition ancienne et celui qui assure de sa pérennité, exigeaient bien
le grand vers de la célébration. Celui-ci tente de s'établir, non sans
difficultés, parce que ces deux événements sont chacun troublants et que, par
un trouble encore plus grand et plus mystérieux, par un trouble qui s'introduit
dans la vie de la cantatrice et dans l'écoute, le chant qui célébrait l'adieu
(v. 2) s'est révélé comme ayant été un chant d'adieu et un chant du cygne
(v. 11). Comment
alors l'alexandrin peut-il retrouver son statut et sa parfaite harmonie dans
les deux quatrains suivants ?
D'abord par l'apparition explicite et assurée de ce sujet que
troublent cette voix, ce souvenir et les difficultés de son propre chant.
Établi dans la force et l'assurance que lui procure la référence virgilienne (arma
virumque cano), c'est-à-dire conforté par
et dans une poésie qui ne lui doit rien et à qui il doit tout, il peut
désormais assumer le statut d'un Je impersonnel — sujet épique,
sujet lyrique —, qui prononce sans faiblir le grand vers national.
L'entrée dans l'épopée marque donc l'entrée dans le moment présent qui n'est en
fait que le présent de l'éternité. Cela d'autant mieux que la référence de
Mallarmé paraît bien relayer celle de Virgile, par la présence de l'absolu, de
la dialectique de la lumière et du néant de la lumière, du réel et de l'irréel,
par l'allusion au cygne et à son chant.
Encore ce moment du vers 5 pourrait-il bien revêtir deux sens,
celui d'un recommencement par une brusque sortie hors du simple narratif (de
l'anecdote) ou bien celui d'une déclaration et d'une constatation, qui
délivrent le chant et l'établissent : je révèle et je me révèle, à
moi-même, l'objet de ce poème, une voix, ce que rien dans le poème, sauf le titre
prononcé comme dédicace, ne permettait jusqu'ici d'assurer.
Désormais, en tout cas, et jusqu'à la fin du poème, à défaut que
la rime s'établisse complètement, du moins l'alternance entre le féminin et le
masculin sera-t-elle respectée et même il se formera au moins deux rimes,
masculines, aux deuxième et troisième quatrains. Les évocations, presque
parfaitement dominées, se perdront alors à nouveau dans le récit du souvenir,
de cette occasion ancienne et unique, « quand ce fut profondément le
soir ».
Mais le trouble que cette présence suscite dans le présent ne se
laisse pas si facilement oublier et il revient dans le dernier quatrain. Aucun
alexandrin binaire, mais successivement :
• un vers de 11 syllabes, comme précédemment au vers 4 ;
• un décasyllabe, dont nous pourrions mettre en doute la vraie
nature, comme au vers 2 ;
• un alexandrin ternaire, comme au vers 1 ;
• un vers à nouveau de 11 syllabes, mais d'une autre
constitution.
Les deux vers de 11 syllabes, qui ouvrent et ferment le
quatrain, énoncent une incertitude, sous la même forme grammaticale « Il
semble que tu […] ». C'est bien la première fois que le sujet posé au vers
5 tutoie la voix et/ou la cantatrice elle-même, mais cette proximité toute
nouvelle ne s'accomplit qu'au prix d'un passage à l'implicite de ce sujet
lui-même. En effet, dans les deux vers, il y aurait une formule possible, qui
réaliserait deux alexandrins binaires et qui ne se réalise pas, celle-ci :
« Il me semble que tu// ». Si elle s'était réalisée, elle aurait
entraîné des effets métriques de sens, différents dans chacun des deux vers. Le
vers 13 se serait ainsi énoncé : « Il me semble que tu// connaisses les deux rives » ou
même comme ceci « Il me
semble// que tu connais//ses les deux rives ». Dans les deux cas, on avait
un alexandrin, binaire ou même ternaire, ce dernier au prix d'une coupe lyrique
à la quatrième syllabe, ce qui était parfaitement autorisé. La première de ces
deux formules supposées accentuait la présence de la personne et de la voix (de
la personne dans sa voix) et réunissait heureusement le je et le tu. Quant à la
deuxième formule, ternaire, elle déplaçait d'abord un accent, de manière
lyrique, et elle prononçait ensuite en indicatif, l'instant d'une très brève
suspension, le subjonctif à venir du doute. Enfin la présence l'une dans
l'autre des deux formules, binaire et ternaire, pour la première fois dans le
poème, aurait réalisé la réconciliation des deux formes de l'alexandrin. Mais
précisément ces solutions heureuses sont refusées : trop heureuses
justement, trop harmonieuses, et par là impossibles. Cependant, si, dans la
première de ses deux occurrences, le vers échoue dès son premier membre
(« Il semble que tu// »), son deuxième hémistiche retrouve l'harmonie
des 6 syllabes (« puises de l'éternel »), cela juste au moment où le
mythe ancien et mallarméen d'un Styx franchissable parvient enfin, apparemment,
à s'établir.
Le décasyllabe du vers 14 (« L'extrême joie et l'extrême
douleur ») s'analyse suivant le schéma 4//6. Mais il présente plusieurs
particularités. D'une part, il révèle un hiatus à la césure. D'autre part,
l'explicitation qu'il propose des deux rives comme « L'extrême joie et
l'extrême douleur » ne répond plus vraiment au mythe du fleuve infernal,
qui ne s'est jamais défini comme la frontière où ces deux affects humains
trouvent chacun son acmè. Comme le vers
de 11 syllabes qui le précède, il s'achève en alexandrin, ce qui, joint au
raisonnement que nous avons mené plus haut pour le vers 2, nous pousse à nous
demander ce qui ferait que manque, en ce vers 14, le premier hémistiche d'un
alexandrin. La différence entre les deux hémistiches, le deuxième réalisé et
l'autre non, tient à ceci : non seulement le mot de « joie »
crée un hiatus mais encore il fournit une seule syllabe où il en faudrait trois
(en quatre syllabes, l'expression entière divise parfaitement un décasyllabe, mais
non un alexandrin). Au contraire, le mot de la « douleur » remplit
les 6 syllabes. Ou encore le mot « et » produit l'hiatus et empêche
l'alexandrin, faute d'une syllabe à le suivre (« L'extrême joie
et// »). Tout se passe comme si le fait de lier explicitement les deux
faits de la douleur et de la joie, joint au fait que, en français, les deux
termes n'ont pas même valeur métrique, faisait échouer ici l'alexandrin. Dans
ce cas, c'est la poésie tout simplement qui échouerait à réaliser ce que la
voix de la cantatrice, elle, réalise, par sa présence même et par sa propre
constitution : la totalisation du féminin (la joie, syllabe féminine) et
du masculin (la douleur, syllabe masculine), celle des deux affects (l'un plein
et indivisible, l'autre étendu et progressif), celle de la mort et de la vie.
Cependant, surmonté cette espèce de défaillance, le vers 15
s'établit en alexandrin, certes ternaire : « Là-bas, parmi// ces
roseaux gris// dans la lumière// ». L'effort qu'il y faut se lit dans
l'énergie qui, contre l'accent qui devrait marquer la deuxième syllabe, contre
la marque syntaxique de la virgule et contre l'autre marque habituelle de la
syntaxe qui refuse l'accent de groupe aux purs instruments grammaticaux comme
« parmi », dans cette énergie qui fait passer la voix de la mention
de l'éloignement (où tout se passe) à la description de ce paysage et de ce qui
s'y passe. C'est à ce prix que se forme une rime intérieure (en [i]) et que le
mot de « la lumière » peut apparaître, mot féminin pour la grammaire
comme pour la rime, à la différence du mot « douleur », mot qui
cherche son autre équivalent dans le vers suivant et qui le trouvera dans la
locution « l'éternel », au prix que nous allons voir.
En effet, ce dernier vers, et 11-syllabes, peut s'analyser ainsi,
suivant les deux façons qu'il a de manquer l'alexandrin, 6//5 ou
4//4//3, :
Il semble que tu pui//ses de l'éternel
Il semble que// tu puises de// l'éternel.
Comme on l'a déjà vu, c'est en son début qu'il le manque, de
toutes façons, car il se présentait une solution qui aurait réalisé ensemble
les deux possibilités en 4//4//4 et en 6//6 :
*Il me semble que tu// puises de l'éternel
*Il me semble// que tu puises// de l'éternel.
Certes cela se serait effectué au prix, métriquement parlant, de
quelques audaces. Mais rien, encore une fois, qui aurait choqué après Mallarmé
et même après Hugo. Même, cette solution apportait des suggestions
séduisantes : l'union du moi et de la voix par l'exaltation du
« tu » dans le premier hémistiche de la première construction, la
réalisation de deux coupes lyriques dans l'autre, l'ampleur du finale du vers
dans les deux.
Car justement, c'est aussi en sa fin que le vers défaille, et
sur ce mot de « l'éternel » : ce n'est pas que le mot en
français manque d'une syllabe (selon la circonstance, il lui en manquera toujours, ou il en aura
trop), c'est que le vers ne peut se mesurer à l'éternel.
Ou plutôt, car il ne manque jamais de ressource à qui
accepterait de cheviller, le poète ne le veut pas. L'intention du poème et la
logique de ses images, comme celles de tout son discours, consistent à éprouver
le vers et la poésie aux défis distincts de la mort et du chant, à reconnaître l'inadéquation du poétique,
à reconnaître, poétiquement, la justesse de cette voix par l'inadéquation de
la poétique. Ainsi le mot d'éternité fournissait-il sans doute des possibilités
dans d'autres configurations, mais ce mot n'allait ni comme le mot masculin
recherché des deux façons par le mot de « douleur », ni comme celui
que suggère le discours de l'image. Au fleuve qui forme la limite où se porte
ce chant on ne saurait puiser que « de l'éternel » sans rien
distraire évidemment de l'éternité : car l'éternel, ce nom au neutre,
représente la qualité abstraite et assimilable, indéfiniment et tout entière
disponible en chaque quantité prélevée, la substance appropriable et néanmoins
inaltérable qui fait l'éternité. Ici le neutre n'est pas le genre de
l'indétermination : il suggère comment la voix de la cantatrice et la
musique transcendent les déterminations du féminin et du masculin et, ainsi
humainement, les impossibilités décisives de la vie humaine.
Il en va de même de la présence narcissique du moi dans les solutions que
nous venons d'envisager : incongrue, impensable, impossible. Le poète et
la poétique devaient s'effacer, d'abord comme être et poésie décidément trop
personnels puis comme être en général et comme lyrisme, pour essayer de faire
reconnaître pleinement cette voix. Mais il appartenait à un poète et à sa
poétique de le déclarer et de le faire.
Pierre Campion