RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion

Compte rendu du livre d'Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d'un inconnu (1798-1876).
Texte mis en ligne le 7 mai 2003.
© : Pierre Campion.

 Corbin
Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d'un inconnu (1798-1876), Flammarion, 1998, rééd. coll. Champs.

Sous la direction conjointe d'Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, parution des deux premiers tomes de l'Histoire du corps aux Éditions du Seuil. Le tome 2 De la Révolution à la Grande Guerre est dirigé par Alain Corbin. Le tome 3 paraîtra à l'automne. (Note du 21 janvier 2005.)

Sur le site de Fabula, voir l'information en date du 30 mai 2008 : Parution d'une nouvelle revue, Écrire l'histoire, les deux premiers numéros.

Sur ce site même, lire l'entretien donné en 1990 par Alain Corbin à la revue La Mètis et repris en octobre 2008 : Écrire l'histoire


UNE ÉCRITURE DE L'HISTOIRE AU DÉFI DE SES LIMITES

Alain Corbin à la recherche d'un monde perdu

C'est un ouvrage d'historien, qui doit faire réfléchir le « littéraire ». S'en aller, dit-il, aux archives de l'Orne, saisir les yeux fermés (au sens propre) l'un des volumes de l'inventaire des archives municipales, l'ouvrir au hasard, trouver la commune d'Origny-le-Butin, un trou perdu, « un territoire sans qualités ». Puis…

J'ai ouvert les tables décennales de l'état civil datées de l'extrême fin du XVIIIe siècle et j'ai laissé faire, par deux fois, le hasard. Il m'a fourni deux noms ; par ordre alphabétique : Jean Courapied et Louis-François Pinagot. Ici, j'interviens : Jean Courapied est mort jeune ; le choisir priverait le jeu de tout intérêt. Reste Louis-François Pinagot. C'est donc lui. Je songe à l'apostrophe que Ernst Jünger, au cours de l'une de ses chasses subtiles, adresse à un insecte pour sanctionner leur rencontre fortuite : « Ainsi, te voilà ! » (pp. 11-12)

Voilà donc, distingué entre tous les êtres historiques par la décision d'un historien et par le choix du hasard, et paré ainsi des prestiges inattendus qui tiennent au jeu de la contingence et de la volonté de quelqu'un qui ne lui est rien, Louis-François Pinagot (2 messidor an VI[1]-31 janvier 1876), sabotier et fils de voiturier, qui a vécu toute sa vie sans faire parler de lui, à la lisière sud de la forêt de Bellême.

Pas de malentendu !

C'est un inconnu, mais bordé de tellement de données d'archives. C'est un jeu, mais savant, c'est un défi, mais calculé. C'est une écriture, mais d'historien.

C'est fou ce que, au bout de deux jours, un historien rôdé à la recherche par « quarante années de pratique des archives départementales » (p. 12) sait déjà de quelqu'un dont on ne sait rien. Et, en un peu plus de temps, les archives, les articles des érudits locaux, les recherches pointues des historiens de métier, tout cela livre bien une espèce de biographie de Louis-François Pinagot, analphabète et indigent, obscur habitant du village de la Basse-Frêne en Origny-le-Butin : les dates de sa naissance, de son mariage et de sa mort, celles de la naissance et du baptême de ses enfants et petits-enfants, leur degré d'éducation presque à chacun, leurs mariages et leurs lieux successifs d'habitation, l'enchevêtrement de sa nombreuse parentèle, sa profession et celle de son père et celle de son beau-père, un ordre plausible de leurs maigres et variables ressources et conditions de vie[2], et même le bon numéro qui l'a dispensé du service et lui a permis de se marier très jeune ; le cadre des lieux et des temps ; les outils et pratiques des métiers imbriqués de la forêt et de la campagne ; les sociabilités compliquées, les arrangements en argent et surtout en nature, les démêlés et délits (menus) de son milieu ; la misère, à telles époques effroyable.

Les périodes de cette misère (1828-1832, 1839, 1846-1850) et les angoisses printanières de la soudure scandent tous les chapitres, non sans que l'historien ne voie bien et ne regrette à un moment certaine inflexion que son récit en prend :

Le hasard nous a imposé le choix d'un pauvre sabotier qui a vécu, toute sa vie, dans la région la plus misérable d'un des départements les plus déshérités de France. […] Je déplore vivement ce hasard, car je n'ai cessé de dénoncer les risques que fait peser le dolorisme sur l'histoire du XIXe siècle. Le mal-être se dit ; il laisse des traces ; ce qui n'est pas le cas du bien-être. Les constructeurs de sources, les édiles et administrateurs de tout poil […] ont l'œil rivé sur une misère qu'ils s'efforcent de surveiller et de soulager (pp. 225-226).

Mais justement : pas de misère, encore moins de traces… Voilà bien le paradoxe de ce choix, de sa difficulté et de sa ressource. Sans compter l'ambiguïté que Corbin ne signale pas et qui concerne surtout ses lecteurs, nous-mêmes, habitants d'un pays maintenant sur-développé, fascinés par « les misérables » d'un passé somme toute récent et trop complaisants à nous laisser dire, à propos de nos malheurs, que « rien n'a changé depuis Zola », ou depuis les discours de Victor Hugo[3].

En fait Alain Corbin, à travers le monument dressé à l'intention de cet inconnu, entend bien faire le tableau d'une époque et d'un lieu du peuple français, époque et lieu restreints et cependant représentatifs d'un pays que les grands événements et les crises affectèrent dans ses profondeurs pendant ce siècle-là : la Révolution, les régimes politiques et leur succession, les mouvements de l'économie, les deux invasions de 1815 et 1870-71. Car sinon, pourquoi avoir choisi, cette fois délibérément, « les tables décennales de l'état civil datées de l'extrême fin du XVIIIe siècle » et avoir écarté d'emblée la trop courte vie de Jean Courapied ? Pourquoi se donner comme objet un humain obscur, mais qui vécut, à peu d'années près, même si ce fut bien différemment, la même durée et la même Histoire que, par exemple, Victor Hugo ?

Le tombeau de l'inconnu

Bien entendu, Corbin n'entend nullement dresser à Louis-François Pinagot quelque arc de triomphe même modeste, ni faire de lui le Jean Valjean de ce canton de l'Orne[4]. Mais il n'entend pas non plus écrire une énième monographie d'époque et de pays : son livre est bien une sorte de tombeau, au sens des poètes et musiciens, mais dédié à la figure personnelle de l'un de ces inconnus dont l'histoire contemporaine parle volontiers mais qu'elle ensevelit chacun sous les dénombrements et sous les personnages collectifs.

Sur la signification de cette figure, il s'explique clairement :

Louis-François Pinagot sera pour nous le centre inaccessible, le point aveugle du tableau que je dois constituer en fonction de lui – fût-ce en son absence –, en postulant son regard. Il en va ainsi au cinéma lorsque le spectateur perçoit la scène par les yeux d'un personnage qui demeure invisible. Il faudra tout faire pour reconstituer son horizon spatial et temporel, son cadre familial, amical, communautaire ; les valeurs et les croyances auxquelles il était probablement attaché ; pour imaginer ses joies, ses douleurs, son inquiétude, ses colères et ses rêves ; il nous faudra pratiquer une histoire en creux, de ce qui est révélé par le silence même (pp. 12-13).

Car le tableau de cette réalité, certes abondamment documentée mais en elle-même obscure, ne peut se construire que si l'historien se porte au propre point de vue individuel et personnel qu'elle pourrait avoir sur elle-même et que si ce point de vue hypothétique est lui-même obscur. Autrement dit, par une sorte d'intuition hugolienne, Corbin entretient la conviction que cette matière historique, en tant que réalité finalement impénétrable, doit être renvoyée à un individu immergé en elle-même et encore plus obscur qu'elle, que cette matière noire a à éclairer cette figure perdue parce qu'elle en sera en retour éclairée : ainsi le sens apparaîtra-t-il par les raisons que l'on peut et que l'on doit tracer entre ces deux pôles inégalement mystérieux de la réalité. Ce temps perdu est bien celui de Jean-François Pinagot, et s'il peut être retrouvé, ce sera par lui.

D'où, dans ce passage, cette présence de l'image visuelle et des arts de la vue : peinture et cinéma, l'une et l'autre certes couramment évoqués par les historiens et presque usés comme métaphores, la première reprise ici pour sa manière construite et plastique de porter le sens (de porter le spectateur au sens), le second pour sa restitution incomparable du mouvement : des choses, de l'histoire, de la vie.

D'où cette ambiguïté de l'image du « point aveugle », de ce point de la vue où le sens d'une société historique se concentre sans pourtant se constituer positivement et explicitement. Louis-François est d'abord quelqu'un qui ne pouvait pas se voir, que l'on ne saurait voir et dont on ne saurait voir exactement ce qu'il voyait, et par lequel cependant on peut et on doit tout voir.

Mais il y a l'autre image, de la mutité, finalement plus importante, plus significative, et plus prégnante dans tout le livre. Louis-François est quelqu'un qui n'a laissé aucune parole, qui n'a pas fait parler de lui dans les archives (à la différence de son père) ; il est muet sur lui-même et peut-être sourd : à son temps, à l'histoire, au sens de sa vie.

D'où le travail de l'historien, de faire entendre ce que, au moins, Louis-François pouvait entendre : le son des sabots, lui qui les fabriquait, sur les différentes qualités de sol (sec ou boueux, chemin poudreux ou sentier de terre…), les bruits des travailleurs de la forêt et des attelages au défrichage, les roulements des charrois au près et au loin, les entrechoquements de sabots (encore !) et d'outils meurtriers dans les bagarres et désordres frumentaires, le son des paroles échangées dans les chemins ou par-dessus les haies, sur les chantiers de la forêt et dans les veillées… Selon l'histoire des sensations qu'il a inaugurée et illustrée (du miasme et de la jonquille, des cloches et de leurs sonneries…), Alain Corbin postule que l'on connaît la pensée plus ou moins sauvage des mentalités par le biais des corps, par leurs inclinations et répulsions, par leurs habitudes contractées dans les gestes du travail et des relations sociales, par les nécessités plus ou moins immédiates qui s'imposaient à eux. Toutes données que l'on peut au moins approcher, avec précision, sinon entièrement connaître et décrire :

Il devait savoir manier une gamme étendue d'outils tranchants, perçants, raclants ; aux formes multiples, droits, effilés, recourbés. Compte tenu du risque permanent de coupure, probablement avait-il pris l'habitude, dès sa jeunesse, de s'endurcir et de supporter cette douleur. Son métier lui avait appris la maîtrise d'une série de gestes qui, sans doute, gouvernaient ses manières d'être dans la vie quotidienne. Il lui avait fait acquérir la force du poignet, la précision des coups et la justesse du regard. […] L'essentiel, sans doute, pour qui désire comprendre Louis-François Pinagot, relève de la saisie intuitive, qui devait être la sienne, des rapports établis entre le sabot et la civilisation rurale ; ou, si l'on préfère, de la perception de l'existence paysanne telle qu'elle est signifiée par le port des sabots (p. 118-119).

Suivent presque dix pages d'une analyse superbe développant une sorte d'anthropologie de cette existence paysanne, telle que la définit l'usage, la fabrication, la commercialisation et l'économie du sabot.

Le discours du muet

Louis-François Pinagot n'est ni le Pierre Rivière de Foucault, ni le meunier Menocchio de Carlo Ginzburg, ni Jean-Marie Déguignet, qui s'écrivit tout seul[5]. Nous n'avons pas de discours sur lui, ni de lui-même ni par un autre.

Le défi est là : quand manque tout discours – quand on a choisi que manque tout discours – comment connaître les événements intimes d'une pensée, c'est-à-dire ceux qui révéleraient le sens que prirent, dans telle conscience choisie délibérément comme quelconque, non seulement les quelques faits que nous connaissons de cet individu mais aussi ceux qui survinrent à son moment à lui dans un moment de l'histoire de la France ?

Comment faire ? Comment mener cette « chasse subtile[6] » ? Traquer d'abord tous les discours officiels qui s'exercent sur ces Percherons et sur les événements qui les concernent. Beaucoup de gens en écrivent, notamment les autorités chargées d'administrer, de deviner et de surveiller ces populations à la fois amorphes et imprévisibles, insaisissables, dangereuses. Corbin traite avec une certaine distance mais sans ironie cette « science politique balbutiante », ces savoirs « soudés par un néo-hippocratisme latent, associé à une vague théorie des tempéraments » (p. 248). Car, parmi ces observateurs, « il en est, parmi les plus lucides, qui, déjà, partagent notre sentiment d'impuissance ; qui avouent se trouver face à l'impénétrable et qui confient en haut lieu leur regret de ne pas disposer de véritables instruments d'information et de mesure » (p. 249). Et puis ce savoir est d'époque, il est en lui-même déjà révélateur des populations et des perplexités qu'elles suscitent.

Il y a aussi des écrits personnels, comme celui de la jeune aristocrate Marie de Semallé, qui note au jour le jour les événements de l'automne et de l'hiver 1870-71 tels qu'ils se déroulent dans le Haut-Perche, à quelque dix kilomètres d'Origny-le-Butin. Bien sûr le regard qu'elle porte sur les engagements sporadiques, les passages des jeunes mobiles ou des régiments prussiens, les incidents plus ou moins graves de l'occupation étrangère, le retour de la paix, ce regard ne saurait être celui de Louis-François et de son milieu. Et pourtant…

Ce journal, dense et continu, relate une foule de micro-événements. Il indique mille choses vues, mille « bruits » recueillis. Il informe même sur le paysage sonore. Il permet d'imaginer ce qu'a pu percevoir, sinon ressentir, Louis-François Pinagot et d'estimer le contenu des conversations qu'il a pu saisir, au fil des rencontres ou des réunions (p. 211).

Estimer, conjecturer, imaginer, tout est là. Sans cesse, l'historien en appelle à son lecteur, sans cesse il le nourrit d'éléments destinés à soutenir son imagination, mais aussi à l'exciter, comme si lui, l'historien, cherchait à provoquer des équivalences et des passages entre les effets que produisit tel ou tel événement dans la conscience de son obscur héros et ceux que son récit peut nous déterminer à produire à son tour en esprit (et en vérité). « Nous pouvons, tout au plus, essayer d'entendre, en imagination, les échanges verbaux dans lesquels il baignait » (p. 100). Il faut donc entrer dans « le langage de l'analphabète », nous faire une idée du parler de la région : du lexique, de la prononciation, des unités de mesure, des représentations diverses, méprisantes ou mythifiantes, que s'en faisaient les érudits locaux…

Alors bien sûr, quand l'historien a la chance de recueillir « les rares paroles d'un membre, certes éloigné de la famille Pinagot qui aient été retranscrites », il ne manque pas de nous les donner à entendre dans la version elle-même pittoresque et rapportée qu'en ont procurée les gardes forestiers, et avec le moins d'aménagements possibles de sa part :

Des mauvais gats nous on coupé un beau hêtre dont en voilà la coupelle [tête de l'arbre], assure-t-elle ; c'est mon deuxième tour que je fais [,] j'en ay emporté les bourrées, et maintenant j'emporte les sicots ; si vous voulez, je vay vous montrer le pied aussi (nous avons accepté avec plaisir) […] (p. 148).

Et alors nous entendons à nouveau notre français de l'Ouest, tel qu'il se parle uniment de Saint-Brieuc à Nogent-le-Rotrou ou à Saumur, dans lequel on ne saurait écrire « gars » puisqu'on entend « gâs », qui connote les expressions de « bon et mauvais gâs » de bien et de mauvaise pensance[7], de toutes sortes d'harmoniques morales et politiques, et qui désigne avec précision les divers produits de l'arbre selon l'utilité des pauvres qui s'en sont saisis sur le domaine du gouvernement : les fagots pour allumer et faire flamber le feu, les branches et les éclats pour l'entretenir, le tronc pour en débiter des planches ou tailler des sabots. Et la coupelle, grande ressource en tous formats du bois, encore là, non exploitée (« esplétée ») et désormais perdue pour tout le monde !

Appelons cela une écriture du retentissement et notons les effets d'empathie qu'elle entend développer. « J'ai choisi, dit l'auteur, les archives de l'Orne, mon pays natal […] » (p. 11). Mais bien sûr il n'est pas nécessaire ici que tout lecteur soit né dans le département de l'Orne, ni qu'il ait entendu et parlé le français de l'Ouest ! Ces effets-là, tout particuliers qu'ils soient et parce que particuliers, convient tout lecteur à imaginer : il les perçoit et les distingue, et il s'institue ainsi, de proche en proche, dans une communauté fictionnelle de représentations. Ils participent ainsi à mettre en œuvre ce que nous pourrions appeler un système d'entraînement ou, dans le langage de la poétique, une écriture de l'embrayage généralisé. Les appels à la mobilisation de la pensée[8] ; les noms propres et les prénoms – parmi lesquels évidemment ceux de Jean-François – ; les allusions à la littérature – Jünger, Hugo, Balzac, Céline, Proust… – souvent placées en des passages et moments stratégiques du texte ; l'usage du pronom « nous », qui passe par toutes les couleurs de ses références possibles – du sujet auctorial à la communauté des humains – ; tout cela désigne au regard mental le petit peuple obscur de la lisière et, en son sein, la figure encore plus silencieuse et fermée de Louis-François Pinagot. Jusqu'à ce qu'un « je », très isolé, intervienne au moment de raconter les invasions de 1815 et 1870 dans le Perche et de suggérer comment ces événements ont pu donner à parler et à penser au peuple de la région :

J'ai pu, à l'aube des années 1940, après que deux nouvelles guerres eurent opposé la France à l'Allemagne, écouter à maintes reprises de très vieilles femmes de la région évoquer entre elles – à proximité des troupes d'occupation – l'irruption des Prussiens dans leur ferme, soixante-dix ans auparavant. C'est dire avec quelle profondeur l'événement avait pu marquer leur mémoire (p. 204).

On ne saurait mieux tracer une continuité d'histoire, la dérouler dans le fond d'une province qui ne vit aucune des campagnes de France mais qui vécut toutes les débâcles, la développer sur les deux siècles exactement qui courent de 1798 à la publication de ce livre, la garantir par la personne de l'auteur et par le fait même de son livre, c'est-à-dire par la seule prégnance de la chaîne du souvenir que la littérature, appuyée certes sur les solides apports de l'histoire, puisse constituer en nous comme s'il s'agissait de notre propre mémoire.

Cependant, retracer cette continuité pour y assigner sa place, sa parole et sa propre mémoire à Louis-François, ce n'est pas postuler une sorte de logique rétrospective à caractère explicatif. Car « il convient de se méfier de tous les concepts qui dérivent de la lecture d'un cours de l'histoire et d'analyses rétrospectives menées en fonction d'un futur advenu » (p. 122). Au contraire, il faut reconnaître à l'inconnu son statut de singularité et lui maintenir jusqu'au bout le privilège d'avoir été par lui-même, ce privilège que justement lui conférait la décision initiale de le distinguer au hasard. En un mot, on ne cherche pas ici des événements déterminants mais des faits significatifs. Et ces faits, finalement plus nombreux qu'on n'aurait pu le penser, ne sont pas là pour eux-mêmes ni pour le portrait objectif d'un inconnu mais comme les indices d'une pensée : du degré dernier et irréductible de la pensée telle qu'on peut la supposer dans un individu sans qualités et sans conséquence.

Le discours de l'historien

Concevoir dans cet esprit cette recherche du temps perdu, c'est en définir un mouvement qui ne saurait être dramatique. Manque de pouvoir donner à son personnage les prestiges fatals et trompeurs d'un destin (heureux manque, et voulu !) et de vouloir lui ménager après coup une fonction dans le devenir d'une histoire téléologique, l'historien parcourra plusieurs fois et en tous sens les massifs impénétrables de cette forêt, ou plutôt il s'arrangera pour lui donner de l'épaisseur, et du volume, et du silence, à mesure qu'il la quadrillera. Cela justement sans jamais attenter à son obscurité, en suivant implicitement le principe tout hugolien selon lequel il serait absurde de liquider l'obscurité des choses dans le mouvement même où l'on cherche à en rendre compte.

Quels sont ces chemins qui, sans nous faire sortir de la forêt, doivent pourtant mener quelque part, c'est-à-dire aux abords immédiats du for intérieur de notre personnage ?

Ceux de dix chapitres qui, successivement, arpentent : l'espace géographique de cette vie ; le milieu de vie de Jean-François Pinagot, que définit essentiellement le besoin ; les affinités qui furent les siennes ; la langue de sa parole ; les métiers dans lesquels se forment les expériences du corps et de la pensée ; le réseau complexe des échanges ; les représentations du temps ; les événements décisifs que représentent les deux invasions qu'il connut ; les troubles que suscite nécessairement le besoin dans lequel vit cette petite région ; et enfin le conflit que produit dans la pensée de ses habitants le double statut de paroissien et de citoyen. Cadastrage et balisages en autant de cantons que nécessaire ou que possible, marches et contremarches dans les pas, un moment, de tels gardes domaniaux, puis de tel sous-préfet ou de tel érudit local, de tel confrère : l'auteur n'avance ni suivant l'ordonnancement d'une dramaturgie (car son personnage n'a pas de destin et ce n'est même pas un personnage), ni tout droit comme Descartes (car il n'est pas perdu, et il n'entend pas sortir de cette forêt-là), mais comme un chasseur méthodique attentif à toute trace.

Arrêtons-nous un instant sur deux de ces chapitres, le septième (« Le passé décomposé ») et le dernier (« Le paroissien, le garde et l'électeur »).

Après avoir parcouru les structures et avant d'évoquer les événements, l'historien pose une question d'historien. Cette question paraîtrait presque provocatrice, dans la mesure où elle traiterait presque en historien notre personnage : « Comment imaginer la manière dont Louis-François Pinagot a pu se construire une représentation du passé ? » (p. 179). Mais c'est une question cruciale ici, puisqu'il s'agit, à travers le cas de Louis-François Pinagot, du processus de la naissance de tout individu français à la temporalité politique et sociale dont notre personnage est l'exact contemporain, c'est-à-dire à la temporalité consciente et réfléchie d'un citoyen qui s'inscrive désormais dans une histoire.

Le dernier chapitre achève le livre sur une opposition entre, d'une part, le paroissien et, d'autre part, le garde et le citoyen. Sous la monarchie de Juillet, la création d'une garde nationale dans toutes les communes de France incorpore Louis-François dans une institution démocratique et lui procure les premières occasions d'entrer dans un processus électif, en l'occurrence dans le vote pour les officiers de cette nouvelle institution. Puis, entre les années 1830 et les années 1850, l'instauration progressive du suffrage politique l'amène à voter, pour le conseil municipal, pour le conseil général, pour les élections nationales, cela selon les variations de la loi électorale et le sens plus ou moins grand qu'il a de son implication. Ainsi, peu à peu, en même temps qu'il acquiert sa modeste maison à deux ouvertures, l'habitant de la Basse-Frêne entre dans les débats de son pays. Et, sur une pétition consignée en mairie, à la date du 5 mai 1872, l'historien trouve une croix à son nom :

Il a inscrit sur le registre la seule trace manuscrite et même la seule trace individuelle que nous possédions de lui : il s'agit d'une croix simple et malhabile, qui ne ressemble pas exactement aux autres ; ce qui prouve que chacun des analphabètes pétitionnaires a dessiné la sienne. On se doute de l'émotion que j'ai pu ressentir quand, après des mois d'enquête et d'intimité avec la personnalité insaisissable de Louis-François, j'ai découvert cette trace et tenté de reconstituer le geste qui l'avait inscrite sur la papier ; trace manuscrite d'un homme de soixante-quatorze ans qui, peut-être était amené pour la première fois à saisir le porte-plume (p. 287).

Le voilà donc enfin, Louis-François Pinagot, dans le geste minimal de son style ! Mais, entre-temps, le 7 mai 1871, son fils Louis-François, son homonyme, était entré au conseil municipal d'Origny-le-Butin, où il allait se montrer un conseiller très actif. Malheureusement, le 19 août 1874, « Louis-François Pinagot a la douleur de perdre ce fils qui, sans doute, faisait sa fierté. Il ne lui survit que deux ans » (p. 288).

Ainsi s'achève, non cette biographie impossible,mais cette évocation de Louis-François Pinagot qui était, à ce jour, englouti, sans chance aucune de laisser trace dans le souvenir des hommes. Qu'il me pardonne cette évanescente résurrection et la multiplicité des figures de ce qu'il fut, telles qu'elles vont se dessiner dans l'esprit des lecteurs. Qu'aurait-il pensé de ce livre, que, de toute manière, il n'aurait pu lire ? (p. 289).

Malgré tout, on est donc bien allé d'une naissance à une mort, et à une sorte d'accomplissement, fût-ce par la procuration accordée à un fils, dans une parenthèse presque finale et trop vite refermée. Dans cette vie immobile où domine plutôt la tristesse, on a quand même avancé : on a changé de statut et même de monde.

Le sens de cette histoire

Que signifient, en fin de compte, cette sollicitude et ce défi au hasard, la dépense de cette chasse subtile, et cette émotion qui marque, dans l'historien et son lecteur, la rencontre enfin de cet inconnu en la seule trace écrite qu'il ait jamais laissée ? Et puis pourquoi et comment cette surdétermination mutuelle d'une vie si effacée et des raisons de l'historien ?

Le chemin choisi dans le parcours d'un Français rigoureusement quelconque – pourvu qu'il soit né vers l'extrême fin du XVIIIe siècle –, c'est celui qui le conduit (celui qui, à travers lui, nous conduit en imagination) d'un mode d'appartenance à un autre : de l'état de chrétien dans sa paroisse à celui de citoyen dans sa commune et dans la nation, d'un mode de vie misérable à ce qui commence à passer pour une modeste aisance, de l'Ancien Régime à la modernité[9].

En plongeant dans la personne aveugle et muette de Louis-François Pinagot, l'historien entend mettre en abîme, au sein de la conscience du moindre possible des Français, un moment essentiel de l'histoire de France. Car l'œuvre de la Révolution n'a de sens, historique et moral, que si tous et chacun, essentiellement, participent à l'exercice réfléchi et voulu de la liberté et de l'égalité, et que si cette participation est vérifiable : si le lien civique existe, alors il imprime sa trace en tout individu.

Or ce passage décisif, Alain Corbin le raconte au moment où la Révolution a peut-être (si l'on en croit François Furet) fini de produire ses effets pour la France[10], et surtout au moment où celle-ci se prépare à exister sous d'autres formes et d'autres espèces. Notre relation à la nation allemande, qui fut la grande affaire de ces deux siècles, dix-neuvième et vingtième – quatre guerres en cent trente ans[11], et quatre invasions dont trois parvinrent jusque dans le Perche et au-delà ; puis cette réconciliation qui va maintenant à l'union organique ! –, cette relation aussi est au cœur du récit d'Alain Corbin. Petits mobiles de l'Ouest serrés dans leurs gourbis (ou pourrissant au camp de Conlie) et Prussiens malodorants et dangereux, que Marie de Semallé et sans doute Louis-François Pinagot voyaient passer et repasser, tous ont gagné vingt centimètres en un peu plus d'un siècle et ils s'avancent ensemble, en paix.

Ainsi, non seulement le fait de n'avoir rien laissé dans l'histoire n'invalide nullement Louis-François Pinagot aux yeux de l'historien, mais c'est justement cette vie cachée d'un homme sans qualités qui, au contraire, lui confère l'existence et la dignité d'un sujet historique.

Pierre Campion

 


 

NOTES

[1] Autrement dit, le 20 juin 1798.

[2] On saura même que, en 1839, le ménage de Louis-François, pourtant classé comme indigent, possède une vache : « Cette vache énigmatique brouille quelque peu la position du ménage » (p. 240).

[3] « La Misère », Assemblée législative, 9 juillet 1849, dans Victor Hugo, Actes et paroles tome I, Laffont, coll. Bouquins, pp. 199-206. Ou encore « Les Caves de Lille », février-mars 1851, dans Victor Hugo, Écrits politiques, anthologie établie et annotée par F. Laurent, Le Livre de Poche, coll. Références, 2001, pp. 159-171.

[4] Encore que… « Il nous faut prendre appui sur le vide et le silence afin d'approcher un Jean Valjean qui n'aurait jamais volé de pain » (p. 9). La référence aux Misérables est explicite plusieurs fois, notamment par le titre du chapitre II, « L'infini d'en-bas ».

[5] Michel Foucault (éd.), Moi Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère. Un cas de parricide au XIXe siècle, Gallimard-Julliard, 1973 ; Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers. L'univers d'un meunier du XVIe siècle, Flammarion 1980 ; Jean-Marie Déguignet, Histoire de ma vie. L'intégrale des mémoires d'un paysan bas-breton, An Here, 2001 (une édition non complète était parue en 1999). Corbin réfère aux deux premiers textes et il ne pouvait sans doute connaître le troisième au moment de son livre.

[6] Par deux fois au moins Corbin évoque le titre de Jünger.

[7] La belle-sœur de la tante Drouin (entendez et dites : Derouin) se désolidarise avec empressement de ces « mauvais gats », alors que bien sûr il s'agit de son mari, de ses fils et des voisins. Du côté de Vitré, « Untel est un bon gâs » signifie, entre autres, qu'il vote bien.

[8] « Gageons que… Entendre en imagination… À nous d'imaginer… Comment imaginer ?… Se prêter à une écoute attentive… » Les formules de ce genre reviennent constamment sous la plume de l'historien.

[9] Notons quand même, pour le regretter, que cette existence de paroissien, à propos de laquelle Corbin montre l'attachement des habitants du Bellêmois à leurs églises, ne révèle rien ici de la religion de Louis-François. Car la laïcisation de l'existence et sa désacralisation font partie du processus général dans lequel s'inscrit la vie de notre personnage.

[10] François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, coll. Folio Histoire, 1978. Vingt ans plus tard, cette fois la Révolution française est sans doute bel et bien achevée.

[11] Sur ces quatre guerres, la première fut européenne et les deux dernières mondiales.


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