RETOUR : Entretiens de La Mètis

Entretien avec Alain Corbin.

Cet entretien entre Alain Corbin et Véronique Nahoum-Grappe a été publié primitivement dans la revue La Mètis, que dirigeait alors Maryline Desbiolles (nº 1 « Le Littoral », janvier 1990).

Nous remercions vivement Alain Corbin, Véronique Nahoum-Grappe et Maryline Desbiolles de nous avoir autorisé à reprendre cet entretien sur ce site.

Mis en ligne le 28 octobre 2008.

© Alain Corbin, Véronique Nahoum-Grappe et Maryline Desbiolles.

Sur ce site, lire le compte rendu du livre d'Alain Corbin par Pierre Campion, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d'un inconnu (1798-1876).


Écrire l'histoire

Entretien d'Alain Corbin avec Véronique Nahoum-Grappe

Octobre 89… Entretien avec Alain Corbin, auteur, entre autres ouvrages, d'un magnifique dernier livre, Le Territoire du vide. L'Occident et le désir de rivage 1750-1840 (Paris, Aubier, 1988)

La promenade

« À partir des années 1810, l'édification ou l'aménagement d'une jetée-promenade s'impose à toute station quelque peu ambitieuse. Aux marins, elle procure l'illusion du pont du navire ; les touristes spectateurs des régates, habitués du yachting et de l'excursion en mer, y trouvent le rappel de délicieux émois. Spontanément, les vieilles jetées portuaires, dans leur massivité de pierre défensive, invitent à prolonger la promenade de la plage. Il en fut ainsi, très tôt, du Cobb, la jetée de Lyme Regis, arpentée par la famille EIliot dans Persuasion de Jane Austen. C'est au cours de cette promenade que la brise marine rend à la tendre Ann l'éclat de sa jeunesse pour un temps effacé. Et nous savons que la jetée de Douglas constituait, en 1789, le but préféré des promenades de Richard Townley. »
Alain Corbin, op. cit., p. 299.

Véronique Nahoum-Grappe : Qu'est-ce qu'une promenade ? Qu'est-ce que la solitude au bord de la mer ? Jusqu'où le promeneur est-il seul ?

Alain Corbin : La sensibilité au paysage ? On ne peut la connaître, sans l'émergence d'une pratique rhétorique qui la décrit. À un certain moment, on voit dans la littérature apparaître le goût de la promenade, du bord de mer. En amont, on ne peut rien dire : le goût de faire n'est pas le goût de dire. Tout au plus peut-on repérer dans les sources une pratique sociale, à tel moment, à tel endroit, — Ia conversation au bord de la mer, par exemple. Détecter qu'à telle date la plage est devenue un lieu favorable à la conversation.

Voir

Le paysage n'existe pas en lui-même. Il résulte d'une lecture comme tout système d'appréciation. Mais le véritable problème se situe entre l'éprouvé et le dit. La littérature dira l'inhabituel. Les chroniqueurs médiévaux parlent peu du plaisir de la chasse. Mais certaines de leurs descriptions nous mettent sur le chemin d'un réel plaisir de chasser, par induction. Lucien Febvre parlait de « système d'émotions ». Comment le repérer, le déduire ? Comment faire « l'histoire des émotions » ? Les modèles, les normes et les codes nous donnent tout au plus un système d'appréciations.

V. N.-G. : Quel est le statut « épistémologique » de l'enfance, cette période critique où se noueraient les possibilités d'émotions du futur adulte ?

A. C. : Nous n'avons pas de sources sur les expériences enfantines. La génération des enfants des romantiques, par exemple, qui ont été amenés petits au bord de la mer a-t-elle aidé à la « naturalisation » du rivage comme espace privilégié ? Tout au plus on peut le supposer, à en croire le témoignage des adultes.

Il n'y a pas une seule modalité de « plaisir », d'émotion : le bain de mer était sans doute apprécié dès l'aube des Temps Modernes par les couches populaires ; mais que savons-nous de leurs manières de ressentir ? Comment faire l'histoire de ceux qui ne s'expriment pas ? Les bains dans les rivières l'été, les bains de « rafraîchissement » existaient depuis longtemps. Mais que sait-on des regards populaires sur l'océan ? Il s'effectue une éducation du regard par la peinture, par l'« art ». La perception de la nature résulte d'une combinaison d'influences culturelles hétérogènes. Quelle est de ce fait l'autonomie du regard ? La part d'autonomie serait-elle dans les combinaisons ? La véritable question ce sont les choses neuves, le « big bang » de la nouveauté, de la réorganisation créatrice.

La bascule

[Fin XVIIe, début XVIIIe siècle, en Angleterre…] « Vertigineux basculement. La tempête ne paraît plus manifestation de la colère de Dieu, elle se fait mouvement impénétrable de l'inconnu. L'indifférence de la nature culmine dans l'évocation du paysage arctique. La peinture des mers prises par les glaces, retentissantes de sinistres craquements, celle des rivages désolés du grand Nord vont bientôt s'accorder à la mode grandissante des récits de voyage en Laponie. Elle conforte l'image d'une nature impitoyable. Le déchaînement de l'océan met fin à la complicité de l'homme et d'une terre ordonnée par le doigt divin. La position du spectateur s'en trouve bouleversée. Jusqu'alors, le pieux observateur des rivages avait l'œil fixé sur la limite, sur la rassurante borne divine. Désormais son regard va se porter sur l'horizon et tenter de prendre la mesure de l'incommensurable. Un modèle d'appréciation s'inaugure qui constitue un fait historique. L'évolution est entamée qui conduira au modèle romantique de contemplation. »
Op. cit., p. 146.

A. C. : II y a le moment où tout bascule. Pourquoi ? Nous aimons la mer. Comment en sommes-nous arrivés là ? De la crainte à l'appréciation… Peut-être ne mesure-t-on qu'une rhétorique ? Le savoir historien est conjectural. Au même moment apparaissent la mer, la montagne, la campagne, comme valeurs positives. Le « pittoresque », les descriptions de la nature surgissent à divers niveaux, dans des strates hétérogènes de descriptions. La diffusion d'un style, d'une nouvelle manière de percevoir, de ressentir pose moins de questions que son apparition. Le grand problème pour l'historien : la création, l'innovation, le moment de l'émergence. Comment expliquer le moment où le regard bascule ? Le moment où se cristallise une nouvelle manière de « voir » ? Pourquoi la préférence historique pour un teint bronzé au XXe siècle après une longue durée de privilège du « blanc », par exemple ? L'histoire adopte une démarche régressive ; elle note dans diverses sources hétérogènes l'émergence d'événements constitutifs d'un système d'émotions, de perceptions. Un exemple de renversement qui me fascine : le cri de volupté, inaudible, impudique au XIXe siècle et sans doute auparavant, et qui devient actuellement quasiment un devoir, un signe d'accomplissement, un râle glorieux ; en revanche le cri de douleur physique est devenu obscène dans les hôpitaux, les femmes ne doivent plus crier en couches, les malades n'ont plus le droit de se laisser aller à crier, ils choquent, gênent et dérangent. Avant, le cri de douleur était magnifié, le cri de volupté interdit. Comment se renverse actuellement cette écoute sociale du cri ? Pourquoi le cri de douleur devient-il obscène ? Il faudrait réfléchir à cela : l'expression du cri a une histoire, les seuils de pudeurs bougent. Les aristocrates sous l'Ancien Régime, se rendaient à Dieppe pour manger du poisson, causer, voir la mer. Puis la plage a été inventée dans les îles britanniques. Pourquoi ce rôle majeur des Anglais ? Pourquoi en cette seconde moitié du XVllle siècle ? Plusieurs dangers guettent l'historien des sensibilités : celui-ci ne doit pas obliger les événements à se conformer à un système d'interprétation ; c'est ce qui m'inquiète à propos des analyses tout à fait passionnantes de Norbert Elias par exemple : le sens de ce qui se passe est donné à l'avance. Il faut se retenir de percevoir un cours trop significatif, un processus trop structuré : après l'on ne peut s'empêcher de faire coller les faits à la grille d'interprétation. Autre danger majeur : l'anachronisme historique, penser comme éternelles ou allant de soi des sensibilités qui ont en fait une histoire.

L'écriture

« Vers le milieu du XVllle siècle, le rivage n'apparaît pas seulement comme un recours, comme un remède dont on espère l'apaisement de l'inquiétude. Renouant avec une antique fonction, il se fait à nouveau lieu privilégié des énigmes du monde. On vient l'interroger sur le passé de la terre et sur les origines de la vie. »
Op. cit., p. 115.

V. N.-G. : L'historien doit-il « écrire » ?

A. C. : C'est une question de politesse à l'égard du lecteur : un texte lissé, propre, lisible. La recherche historienne est une plongée aléatoire dans le plausible. Encore une fois c'est un savoir conjectural. Le statut de la « preuve » est donc difficile à définir. Le souci de l'écriture ne signifie pas la « non-scientificité ». Bien au contraire, la scientificité historienne passe au bout du compte par le récit. L'écriture en histoire fait partie de la construction de l'objet.

L'histoire apparemment la plus « scientifique » l'est-elle vraiment ? Les travaux risqués, originaux, « écrits », peuvent se révéler tout aussi « sérieux » que les autres. En plus ils sont lus…

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