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Pierre Campion : Un classique de l'historien, le commentaire de documents.
© : Pierre Campion.

Mise en ligne le 7 juin 2023.

PUR Jean-François Condette, Arnaud-Dominique Houte, Jean Le Bihan, Aurélien Lignereux, dir., Former, encadrer, surveiller. Documents d'histoire sociale de la France contemporaine (XIXe-XXIe siècles), Presses universitaires de Rennes, coll. Didact Histoire, 2023, 360 p., 25 €.


Un classique de l'historien, le commentaire de documents

Dans la collection Didact Histoire des Presses universitaires de Rennes, à l'usage des professeurs d'Histoire et de leurs élèves et étudiants mais aussi du grand public amateur de l'Histoire et de ses méthodes, voici un volume très riche et très divers, consacré à l'un des exercices académiques de la discipline histoire : le commentaire de documents.

Sur les deux derniers siècles de l'histoire de la France, et sur un thème à la fois vaste et bien identifié, 33 contributions, qui vont de « Honneur et fortune : les dessous de la réussite sociale d'un officier de gendarmerie (Italie napoléonienne) » (par Aurélien Lignereux) à « La polémique sur le “lycée light”, ou comment Claude Allègre a livré le lycée à ses adversaires » (par Yann Forestier).

En non-historien mais amateur de l'écriture historique, j'aimerais ici examiner le point que fait ce livre sur cet exercice très particulier qu'est l'étude de document, un exercice pratiqué par les professeurs d'Histoire dès le collège et jusqu'au sommet des concours de recrutement. Ajoutons que ces exercices-là font l'objet des contrôles menés dans les classes du second degré par l'Inspection générale de l'Éducation nationale.

Le thème choisi

« Former, encadrer, surveiller ». Cette formule d'époque évoque une problématique bien connue mais ici rarement citée, ce me semble, dans les bibliographies de chacune des contributions, la problématique de Michel Foucault, problématique plus vaste certes qui comprend l'histoire de l'hôpital et de la prison et le volet punir.

Mais il y a bien ici réunies, dès la photo de la couverture (Fixin, Côte-d'Or, début du XXe siècle), deux institutions françaises, l'école et la gendarmerie. L'école concerne directement le thème former, la gendarmerie celui de surveiller ; mais l'une et l'autre, respectivement, répondent moins directement à chacun des deux autres thèmes…

La meilleure preuve que cette association ne va pas de soi, c'est l'introduction même du volume, rédigée par Jean Le Bihan et Aurélien Lignereux> : « L'État éducateur, l'État surveillant : Actualité de deux chantiers historiens ».

Au centre du volume, il y a donc l'édification et le fonctionnement de l'État en France, traité dans la problématique de deux de ses institutions cardinales :

Un rapport d'activité de gendarmerie, le palmarès des élèves d'une école parisienne, une circulaire ministérielle, les plans d'une salle d'asile, des extraits de manuels de savoir-vivre […], qu'ils émanent des directions ministérielles ou des agents de tout rang sur le terrain, de la presse professionnelle ou d'un simple instituteur, les 33 pièces d'archives qui composent ce recueil ont ceci de commun qu'elles saisissent sur le vif les pratiques de agents de tout rang d'un État affirmant sa présence et ses prérogatives de l'époque napoléonienne à nos jours. (p. 7)

Cependant la finalité pédagogique de ce recueil est moins de construire l'histoire et la notion de l'État en France que de proposer aux étudiants en histoire un recueil d'exercices, une sorte de modèles de travaux, certes centrés sur la question de l'État et sur celle du fonctionnement de deux de ses institutions.

Le présent ouvrage tient donc d'un guide pratique pour mieux maîtriser toute une gamme de sources et observer, de l'intérieur, l'État contemporain à l'œuvre en particulier en faisant découvrir aux étudiants de tous niveaux, la richesse d'un champ de recherche en pleine expansion. (p. 7)

N'empêche. Le livre mêle au moins trois finalités, de manière complexe : réunir des modèles pédagogiques de commentaires de textes historiques, initier des étudiants avancés à la recherche historique, travailler un thème de recherche jugé important, l'édification de l'État en France… Cela mesure la richesse de ses points de vue et l'étendue de ses exigences, à l'égard d'un public lui aussi divers, qui devra démêler et assimiler ces niveaux de pensée pour en retirer toute l'utilité et tout le sens.

Ainsi ne faut-il pas considérer l'histoire de ces deux secteurs [l'école et la gendarmerie] sous un jour trop particulariste, ce serait, justement, répéter la compartimentation […] d'une histoire administrative encline au corporatisme. Au contraire, le pari de cet ouvrage est qu'il s'agit là d'une singularité ouverte, c'est-à-dire un observatoire d'où peut s'apprécier avec profit un processus d'ensemble, celui de la construction de l'État contemporain. (p. 8)

Quand on aura précisé que, récemment, les recherches sur l'État et ses organismes ont beaucoup progressé — et, de ce point de vue, le volume fera office aussi de mise à jour des connaissances —, et que l'école et la gendarmerie ouvrent chacune des perspectives différentes et complémentaires, alors on pourra découvrir le programme des commentaires de documents.

L'ordre du livre

Six parties disposées suivant des périodisations dont deux au moins se superposent :

1.     Surveiller au temps des révolutions du XIXe siècle (1800-1848)

2.     Écoles, élèves, normes et société (milieu XIXe siècle-milieu XXe siècle)

3.     Les mondes enseignants, leur identité, leur contrôle (milieu XIXe siècle-milieu XXe siècle)

4.     Les nouveaux enjeux de la sécurité publique au XXe siècle

5.     Encadrer les jeunesses difficiles au XXe siècle

6.     L'éducation en débats : massification scolaire et tensions à la fin du XXe siècle

Cependant, au fil de ces commentaires-modèles, le lecteur qui n'est ni historien ni étudiant ni spécialiste de la théorie de l'État découvrira maintes histoires humaines, souvent touchantes.

Ainsi, p. 289-297 (commentaire d'Antoine Rivière), dans la requête timide qu'un ancien pupille, le 10 octobre 1946, envoie au directeur de l'Assistance publique à Paris. Il a maintenant trente ans. Resté dans le Morvan où il fut placé à sa naissance, il travaille à la SNCF et il vient de se marier. Pour donner un sens à ce nouveau départ dans la vie, il demande à l'institution quelque précision sur sa filiation. Ce quasi contemporain de Jean Genet (1910-1986) n'aura connu ni la malveillance bornée de ses tuteurs paysans, ni la colonie pénitentiaire de Mettray, ni la prison, ni la petite notoriété des publications poétiques, ni la bienveillance encombrante de Sartre… Deux destins tellement opposés, à partir d'un abandon à Paris au moment d'être nés.

Trois exemples de commentaires pris parmi d'autres

1 – « Honneur et fortune : les dessous de la réussite sociale d'un officier de gendarmerie (Italie napoléonienne, 1813) » Commentaire d'Aurélien Lignereux, p. 33-41.

De Rome, en présence d'une dénonciation anonyme en malversations, le colonel de gendarmerie Le Crosnier écrit à son supérieur hiérarchique, le ministre de la Police générale Savary, à Paris, pour détailler l'histoire de son patrimoine.

Le commentaire évoque immédiatement les héros de Balzac, et les dépasse. Car on a retrouvé depuis dans les archives, entre autres découvertes, l'histoire courte, précise et chiffrée d'un patrimoine d'officier supérieur de la gendarmerie, histoire très instructive sur la question des ressources réelles des officiers de ce corps, placés parfois dans des situations très particulières.

L'historien suit pas à pas l'histoire d'un petit patrimoine familial qui, de poste en poste de l'officier, grossit jusqu'à l'achat de deux fermes en Toscane, à l'occasion d'une responsabilité exercée… à Florence.

Dans ce contexte de dénonciation, l'historien évoque le témoignage défavorable du responsable de Florence et celui, favorable, du responsable de Gênes, ainsi que les liens personnels de Savary et du colonel, évoqués dans la lettre de ce dernier. Finalement, il n'arrivera rien au colonel et, après la chute de l'Empire, il achèvera sa carrière sous la Restauration, non sans perdre beaucoup dans son investissement de Toscane, négocié en pleine retraite de l'Italie en 1814.

Cependant, à cette occasion, le lecteur non spécialiste et un peu rêveur se rappelle l'époque que décrit La Chartreuse de Parme : l'entrée des troupes françaises à Milan, Fabrice del Dongo à Waterloo, mais aussi l'entrée des troupes impériales dans les États pontificaux en 1808 et la quasi déportation du Pape… Pour lui, c'est surtout l'occasion de se remémorer ou de reconstituer un moment de la gendarmerie française quand elle gérait, sous le premier Empire, les conquêtes hors de France, en Italie notamment.

Ainsi le colonel Le Crosnier aura passé une partie de sa carrière à Gênes (département de Gênes, chef-lieu Gênes), de Rome (département des Bouches-du-Tibre, chef-lieu Rome). En Allemagne et dans la République cisalpine puis dans l'Italie centrale, la République française applique l'administration des départements modèle 1790, dans laquelle la surveillance du territoire (la situation politique intérieure, les brigandages, etc.) est dévolue à l'arme de la gendarmerie. Cela jusqu'au moment, à partir de 1814 justement, où, au-delà des frontières nationales, ce système abracadabrant s'effondre.

Ce premier commentaire, à cette place dans le livre et au-delà du cas évoqué, rappelle donc un moment essentiel de la gendarmerie, et une histoire de cette arme exposée parfois hors du territoire national et à toutes les tentations qui s'y présentent.

2 – « Gendarmer le costume et la taille des barbes pour affirmer la dignité enseignante. La circulaire relative à la tenue extérieure des membres du corps enseignant (20 mars 1852) » Commentaire de Jean-François Condette, p. 171-179.

Dans cette lettre du ministre Fortoul aux Recteurs d'Académie, l'historien n'a pas de peine à montrer à l'œuvre « le contexte politique et éducatif de la réaffirmation de l'ordre conservateur après les événements de 1848 » et ajoutons-le, de 1851, ainsi que « la défense du magistère enseignant et des prérogatives de l'Université : la tenue vestimentaire et la question de la barbe ». Cela avec la part de l'humour nécessaire en la matière.

Mais il note aussi « l'application partielle et différenciée d'une circulaire devenue symbolique », car en matière de circulaires il est nécessaire de considérer la fin.

3 – « Un débat décisif, l'examen du projet de décret sur les bourses par le Conseil supérieur de l'Instruction publique, le 14 janvier 1881 » Commentaire de Jean Le Bihan, p. 89-97.

Dans la législation française, il y a la loi et il y a les décrets. Ce n'est ni le même niveau de création, ni le même destin, ni la même histoire à en faire. Et, ici, pour une fois, le décret de janvier 1881 ne suit pas les lois sur l'école de 1881 et 1882, il les précède et, politiquement, il les prépare.

L'historien pénètre dans la zone des réglementations où il y a probablement des archives officielles encore vierges et non interrogées, mais pourtant d'une grande signification en matière d'histoire sociale.

Ce document est le procès-verbal d'une séance du Conseil supérieur de l'Instruction publique, dont l'historien prend le temps de rappeler brièvement l'histoire depuis Napoléon, et la composition en 1881, tous les membres du Conseil étant désormais des enseignants, « dont la grande majorité sont élus ».

Présidée par le ministre de l'Instruction publique (Jules Ferry), président de droit du Conseil, la discussion porte ici sur un projet de décret, lequel, en ce début de 1881, engage toute la politique des républicains à l'égard de l'école.

L'objet de ce projet ? Changer les critères d'attribution des bourses d'études en lycées et collèges, lesquelles existaient depuis le premier et le second Empire. L'historien : « Au tournant des années 1880, la volonté des républicains de liquider l'ordre réglementaire hérité de l'Empire a refait surface. » Le thème politique idéal, dans le lieu le mieux indiqué.

L'article 1er du décret n'a pas soulevé de discussion : il consacre le critère déjà en usage de « l'insuffisance de fortune ». Avec l'article 2, la considération de l'aptitude de l'élève a eu à s'imposer par rapport à la prise en considération des « services rendus au pays » par la famille de l'élève (services d'enseignement ou militaires), si bien que, au résultat, cet article 2 « est une disposition de compromis en ce sens que les services familiaux conservent, malgré tout, une grande importance ».

Finalement, « le poids de services paternels demeure, lui, considérable : 50 % des boursiers nommés entre 1884 et 1890 sont fils de fonctionnaires, dont un tiers sont des fils d'enseignants et un peu plus d'un quart des fils de militaires ».

Conclusion de l'historien :

[…] lors même qu'ils travaillent à mieux récompenser le mérite scolaire du boursier, les nouveaux maîtres du pays continuent, de fait, à se satisfaire d'un système scolaire très fortement ségrégué au sein duquel moins de 4 % d'une classe d'âge accède à l'enseignement secondaire. Minorité dans la minorité, les boursiers, eux, ne sont que 2 400, en tout et pour tout, dans les lycées publics en 1881, et si la mythologie républicaine s'empresse de les intégrer à son panthéon, c'est, on peut l'imaginer, parce qu'ils remplissent la fonction clé, dans l'imaginaire collectif, de masquer ou, à tout le moins, de relativiser la force de cette ségrégation. Là est, d'une certaine façon tout le non-dit du texte. (p. 96)

 

Dans ce compte rendu, forcément limité, on ne peut pas aller au-delà de ces brèves observations, mais déjà on peut suggérer le puissant intérêt que revêt pour un large public ce livre d'historiens.

Pierre Campion

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