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ÉTUDE DE TEXTE DANS MOLIÈRE

« Le plus grand coureur du monde »

[…]
SGANARELLE.- Moi, je crois sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en tête.
DOM JUAN.- Tu le crois ?
SGANARELLE.- Oui.
DOM JUAN.- Ma foi, tu ne te trompes pas, et je dois t'avouer qu'un autre objet a chassé Elvire de ma pensée.
SGANARELLE.- Eh, mon Dieu, je sais mon Dom Juan, sur le bout du doigt, et connais votre cœur pour le plus grand coureur du monde, il se plaît à se promener de liens en liens, et n'aime guère à demeurer en place.
DOM JUAN.- Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j'ai raison d'en user de la sorte?
SGANARELLE.- Eh, Monsieur.
DOM JUAN.- Quoi, parle ?
SGANARELLE.- Assurément que vous avez raison, si vous le voulez, on ne peut pas aller là contre ; mais si vous ne le vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire.
DOM JUAN.- Eh bien, je te donne la liberté de parler, et de me dire tes sentiments.
SGANARELLE.- En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n'approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d'aimer de tous côtés comme vous faites.
DOM JUAN.- Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse, à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux: non, non, la constance n'est bonne que pour des ridicules, toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première, ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout, où je la trouve ; et je cède facilement à cette douce violence, dont elle nous entraîne ; j'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle, n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages, et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable, et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait ; à combattre par des transports, par des larmes, et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme, qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules, dont elle se fait un honneur, et la mener doucement, où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire, ni rien à souhaiter, tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour; si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin, il n'est rien de si doux, que de triompher de la résistance d'une belle personne ; et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs, je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
SGANARELLE.- Vertu de ma vie, comme vous débitez; il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre.
DOM JUAN.- Qu'as-tu à dire là-dessus ?
SGANARELLE.- Ma foi ! j'ai à dire… je ne sais que dire […].

   Molière, Dom Juan, I, II.


  Dom Juan parle comme on parle parfois dans les rêves : d'abondance et sans empêchement, et en s'écoutant parler. Il parle comme il court, vite et beaucoup. Il aime à parler comme il aime. Dom Juan s'émerveille de lui-même : de ses paroles mais aussi de l'air qu'il se chante ici.
  Il parle comme un livre, notamment parce qu'il enfile et file une certaine métaphore de la rhétorique, vieille comme les poètes qu'il a lus et appris par cœur, celle de l'amour comme étant la guerre. Ou plutôt, s'il n'en retrouve pas tout de suite le chemin, dès qu'il l'a engagée (« On goûte une douceur extrême à réduire le cœur d'une jeune beauté […] »), alors il l'exploite, il dévide le fil d'une pente langagière assimilée depuis longtemps, et, quand il s'arrête, ce n'est pas parce qu'il l'a dévalée mais parce qu'il a trouvé une clausule, dont il attend l'effet.
  Cependant, si Sganarelle est bien, dans ce rêve, son double présumé admiratif, alors l'effet n'est pas si magnifique : Dom Juan ne s'enchante pas de lui-même autant qu'il le voudrait et sa parole n'est pas vraiment la torche qu'il brûle de porter partout.

  Mais le véritable motif, c'est celui de la liberté, ou plutôt de la libération.
  Dom Juan ne veut plus être obligé. Ici nous entendons défiler tous les mots qu'il déteste : « borner », « qu'on se lie à demeurer », « engagé », « la tranquillité », « la constance », « s'ensevelir pour toujours » ; et tous les mots, au contraire, qui le portent : ceux de l'attrait et du ravissement, de l'éveil, de l'entraînement, du changement, de l'expansion, des commencements… Et le discours avance par le refus réitéré des uns et sous l'appel d'air que produisent les autres : secouer les uns à la semelle de ses souliers, se complaire aux autres.

  Les commencements* ! Voilà exactement la prédilection de Dom Juan.
  Leur beauté (« tout le beau de la passion » consiste à approcher en vol les attraits d'une jeune beauté et à se les approprier, le temps d'une fugace métonymie) ; le paradoxe de la « douceur extrême » que la force trouve dans ce genre de violence ; et l'autre paradoxe, d'une durée qui tient à la multiplicité des gestes à effectuer et à l'extension du moment premier ainsi divisé et distendu en autant d'instants qu'il se peut. Aviver la vie, par les efforts produits singulièrement en présence de chaque résistance et tant que la dernière n'aura pas cédé. C'est une physique des corps, moderne.

  Les moments de la vie contre le moment de la mort. Car il y a, derrière tout cela, une certaine hantise de la fin. Ne jamais s'endormir. Depuis toujours, le sommeil est une image de la mort, et le moment de l'endormissement est crucial : on ne le voit pas venir et, quand il est là, il est déjà trop tard. Donc : non pas exactement veiller pour n'être pas surpris (car on s'endort à veiller), mais renouveler sans cesse l'état de vigilance et d'initiative des attaques : de femmes, d'adversaires, de discours. Car, suivant l'Apôtre et selon cet autre texte répété à satiété du haut de toutes les chaires et connu lui aussi par cœur, « vous le savez parfaitement vous-mêmes, le jour du Seigneur vient comme un voleur dans la nuit** ». (Et en effet, Dom Juan sera parfaitement éveillé quand la Statue viendra.)

 L'argument, si c'en est un ? La Nature, telle qu'elle parle dans ma nature (« L'engagement ne compatit point avec mon humeur », acte III, sc. V), et dans cette inquiétude que ma nature imprime à mon être : une physiologie cette fois. Telle qu'elle parle en moi contre mon statut social de grand seigneur. Car, comme le soutient Sganarelle à juste titre, « il est fort vilain d'aimer de tous côtés comme vous faites », et tout ce vitalisme entend dénier les valeurs du monde féodal à travers le refus d'un mot de la fidélité non encore ici prononcé, celui de l'honneur des nobles, qui consiste uniment à faire la guerre aux hommes et à servir la chasteté des femmes.
 La suite nous apprendra que le chef de guerre ne devient pas si facilement un vilain, que ce vitalisme reste intimement lié aux valeurs anciennes, et que Dom Juan ne parviendra pas vraiment à dépouiller son statut aristocratique.

  Ici Dom Juan s'enchante dans le noir comme pour se donner du courage.

Pierre Campion
9 juillet 2003


* Et les recommencements… Dom Juan à Sganarelle, après la deuxième visite d'Elvire (acte IV, sc. VII) : « Sais-tu que j'ai encore senti quelque peu d'émotion pour elle, que j'ai trouvé de l'agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d'un feu éteint ? »
** Saint Paul, première Épître aux Thessaloniciens, 5, 2.

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