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Le Dom Juan de Molière : un personnage entre deux mondes.
Étude de littérature.

Mise en ligne le 7 juillet 2003, revue et corrigée le 4 septembre 2003.
© : Pierre Campion.

Cette étude se réfère aux analyses développées antérieurement dans Pierre Campion, La Littérature à la recherche de la vérité, Seuil, coll. Poétique, 1996, chap. « Le caractère symbolique de la scène théâtrale dans le Dom Juan de Molière », pp. 301-321.

En annexes, deux études de texte : le discours de Dom Juan à Sganarelle, acte I, sc. II (9 juillet 2003) et la scène d'affrontement entre les frères d'Elvire et Dom Juan, acte III, sc. IV (6 septembre 2003).
Lire aussi une note sur mesure et démesure dans Pascal.


MESURE ET DÉMESURE

Le Dom Juan de Molière : un personnage entre deux mondes

Les courses de Dom Juan

Dom Juan est à l'étroit dans son monde. Celui-ci n'est pas à la mesure de ses désirs, de son énergie, de ses pensées. C'est ce que montrait à sa manière la belle dramatique adaptée de Molière par Bluwal pour la télévision[1].

D'où ces courses, pour échapper à ce monde, et qui tournent à vide : « Je cours, donc je suis. » Puis bientôt : « Tant que je cours, je suis. » Et enfin : « Je ne sais plus où aller, je meurs[2]. »

Il a toujours quelqu'un à ses trousses, qui le rattrape toujours. Ou bien il poursuit quelqu'un ou quelque chose, qu'il n'atteint pas ou qu'il perd aussitôt : mais chaque course tend à produire une scène arrêtée de son monde, une manière nouvelle de le mesurer et de s'en échapper, une facette brillante de son impatience et de son inquiétude, une espèce de tableau vivant organisé autour d'un geste ou d'un mot du héros et susceptible d'une légende : « Dom Juan et Elvire », « La Profession de foi », « Dom Juan tire l'épée », « la Mort de Dom Juan », etc.

D'où vient l'énergie ainsi déployée à la recherche d'autres mondes ? Est-ce exactement ou simplement une question de désir sexuel ? Oui, selon ce qu'il en dit lui-même, dans un discours célèbre (voir, en annexe, une étude détaillée de ce passage) :

[…] Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et, comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses (acte I, sc. II).

Apparemment nous y voilà : c'est l'érotisme. Mais dès qu'il en parle, il renvoie le désir sexuel à la métaphore bien connue de la guerre et celle-ci à celles aussi habituelles, aussi usées, de la prédation, du pouvoir et de l'avoir. Et les images du pouvoir et de l'avoir renverront, nous le savons d'avance, à la question et au moment de l'être : elles y renvoient toujours. Dom Juan n'échappe donc ni aux images de la rhétorique ancienne ni aux questions qui retentissent sur le théâtre occidental quasiment depuis toujours, même s'il imprime aux unes et aux autres un chatoiement incomparable[3]. En un mot, autant avec le Don Giovanni de Mozart la sexualité est au principe du caractère du héros, de l'action et de la musique, autant ici le désir amoureux nous renvoie au sujet lui-même et à ses empêchements, de quelque nature qu'ils soient, qu'ils lui viennent d'ailleurs, ou de lui-même. « Tout le plaisir de l'amour est dans le changement » : pas vraiment de sensualité dans Dom Juan, mais un goût du pur mouvement, comme celui qui met le héros en quête d'une jeune mariée ou qui le fait s'adresser alternativement, tel une espèce de toton, à Charlotte et à Mathurine. Le désir sexuel n'est, entre autres et diverses énergies, que ce qui met du mouvement dans l'existence sans cela immobile et mortifère de Dom Juan[4].

Il ne s'agit pas non plus ou pas exactement de trouver de l'air. Dom Juan n'étouffe pas en ce monde. Il n'arrête pas de courir, mais il ne mourra pas non plus à bout de souffle. Il mourra à bout d'espaces.

Ce monde-ci, celui des raisons infiniment complexes et raffinées qu'on appelle appartenances, allégeances, accointances, hommages et suzerainetés, fidélités, libertés (mais non pas la liberté !), ce monde aristocratique, le sien, n'est plus à la mesure de ce « grand seigneur ». Mais quelle serait donc sa mesure, à lui ? Elle s'exprime par une proposition négative et elle se développe dans l'exigence d'une autre mesure, absente : c'est un homme qui vit dans l'ordre mesuré des nœuds et obligations et qui ne veut pas être lié, qui veut inventer une nouvelle mesure des choses, des êtres et des événements : la liberté justement, l'égalité de chacun devant le raisonnement, la fraternité des enfants de la même et unique raison. Une mesure entre les humains et entre ceux-ci et l'univers, qui n'est pas encore près de se réaliser dans la pensé et dans l'Histoire.

« L'engagement ne compatit point avec mon humeur » (acte III, sc. V), voilà la formule que Dom Juan retient contre tout rapport qui serait de fidélité. À la loi de ce monde qui est pourtant le sien, il oppose juste l'incompatibilité de son humeur, autant dire l'organisation physique de sa propre nature — qu'il appelle celle de « la nature » (acte I, sc. II) — et le fait pur et simple de sa vie. Tant qu'il bouge, il vit, et tant qu'il vit, il prouve qu'il y a une autre mesure des choses que les raisons multiples de l'obligation.

Qu'est-ce donc que son espace vital ? C'est celui justement que définissent ses courses et le déploiement de ses impulsions, à chaque fois qu'il tente de s'arracher à quelque lien. Épuiser la liste et l'ordre entier des créances à rejeter, voilà la formule tout intellectuelle qui définit le problème de Dom Juan. Quand il les aura toutes parcourues et à grande vitesse (c'est là son élégance : il va plus vite que tout autre à résoudre le problème qui fut lancé à plusieurs), il donnera la main au dernier des créanciers et il mourra.

Dom Juan et la mesure familiale et sociale

1 — Dom Juan veut ne rien devoir à personne, mais pas au sens habituel et simple de cette formule. Dans l'acte IV des revenants, la scène avec Monsieur Dimanche dit bien comment il entend payer ses dettes. Non pas par le règlement en bonnes espèces ni même en monnaie de singe, ni en les renégociant, ni même par la négation simple : mais au contraire en les reconnaissant, par une reconnaissance qui vaut dénégation, c'est-à-dire par le moyen de l'ironie. Et, à ce niveau où l'on peut encore payer et se payer de mots, ce moyen marche, en somme. Par la volubilité de l'acquiescement à la dette, pousser hors de son lieu à lui son créancier, s'instituer en ce lieu par la force centrifuge du tournis qu'il inflige à l'importun. Mais, replié sur son appartement, désormais Dom Juan est assiégé, et un deuxième créancier s'apprête à entrer, qu'il sera plus difficile d'expulser. C'est son père.

2 — Dom Juan veut ne pas être un fils (acte IV, sc. IV). Il est quelqu'un qui voudrait ne pas être né. Plus exactement, mais c'est pareil, il voudrait ne pas être né dans la société de l'honneur, c'est-à-dire dans le monde où la mesure de chaque être et sa raison d'être s'exprime et s'épuise dans son rapport à la lignée par son père. On dit que c'est pareil, parce que, dans ce monde précisément et dans sa langue, être né est le mot même de l'obligation à la lignée. Y aurait-il donc un monde dans lequel on puisse exister sans « être né[5] » ?

3 — Dom Juan veut ne pas être un époux. C'est pour cela qu'il a voulu éprouver réellement (en termes plus abstraits : concrétiser) le trajet, bref et aussitôt révoqué, du mariage avec Elvire. Enlever une personne consacrée à la clôture de son couvent, l'épouser, l'abandonner, tels sont les trois temps d'une dialectique qui se veut opérante et qui se révèle être verbale et vide : briser un lien religieux, conclure un deuxième lien qui bafoue religieusement le précédent, fuir ce deuxième lien, c'est-à-dire le traiter humainement, trop humainement, par l'oubli, qui est un travail désespéré sur soi-même. Car le lien qu'on a contracté une fois en esprit et en vérité vous rattrape toujours, même si — et parce que — cette vérité et cet esprit étaient ceux d'un sacrilège. Elvire lui revient, obsédante, par deux fois : une fois à l'extérieur, une fois dans son propre lieu (actes I et IV).

4 — Dom Juan voudrait ne pas être un maître. Or il a un serviteur, dont il a essentiellement besoin : pour se faire accompagner dans ses déplacements et être assuré qu'il a bougé ; pour parler et se faire écouter ; pour avoir un témoin selon lequel, devenu hypocrite, il est pourtant toujours lui-même (acte V, sc.II) ; pour se faire offrir à tout instant l'image complaisante et vivante de ses supériorités ; pour laisser de lui-même, après la catastrophe, une espèce de lui-même qui atteste qu'il est mort en effet, mais sans satisfaire au moins l'un de ses créanciers, le moindre de tous en un sens (son domestique) mais le plus important dans un autre sens (son double)[6]. Pour avoir un alter ego dans lequel il puisse se fuir à tout instant, sans se perdre ; pour se survivre, fût-ce sous cette défroque insatisfaite et trépignante de Sganarelle. Mais il rencontre, dans le fait de cet alter ego difforme et burlesque, les apories vivantes de toute maîtrise qui ne se contente pas de liens fonctionnels et de services triviaux, et celles de son ego.

La religion

Étymologiquement, la religion est ce qui oblige les humains entre eux par un lien qui, dans le cas de la religion chrétienne — ici la seule en cause —, les lie tous ensemble à la transcendance du Ciel. Fils de Dieu.

C'est ce lien du sacré que Dom Juan cherche à remplacer dans la scène du Pauvre (acte III, sc. II), en substituant, à l'intercession de prière que celui-ci lui propose en échange de son aumône, un don abstrait, purement monétaire, libre et gratuit, « pour l'amour de l'humanité ». La communauté humaine des échanges marchands substituée à la Communauté des saints instituée par et dans la prière. Mais ce contrat délibéré et négocié, qui serait fondateur d'un monde vraiment nouveau, ne marche pas. À son grand dépit, le héraut de l'humanité constate que les humains ne se laissent pas si facilement arracher à leur aliénation supposée ; encore, heureusement, ne lui vient-il pas à l'esprit de brutaliser ou de tuer ce malheureux pour faire son bonheur… Et puis, la proposition était entachée d'une manœuvre dolosive, celle qui consiste à imposer à autrui, à la faveur de son besoin, l'amour en principe inconditionné de l'humanité. Ce qui correspond, mutatis mutandis et de l'autre bord, au marché gagnant que décrit et recommande Bossuet en toute innocence, ou en tout cynisme, dans son Sermon sur l'éminente dignité des pauvres dans l'Église (1659) et qui consiste, pour les riches, à monnayer leur salut éternel contre les sommes nécessairement finies de leurs aumônes.

Juste avant cette scène, Dom Juan avait affirmé sa foi, et l'ordre de cette foi :

sganarelle. — […] Encore faut-il croire quelque chose dans le monde : qu'est-ce que vous croyez ?

dom juan. — Ce que je crois ?

sganarelle. — Oui.

dom juan. — Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit (acte III, sc. I).

Si, comme le soutient Sganarelle, « il faut croire quelque chose », en disant par là que l'ordre de la foi est l'ordre même de l'humanité, alors Dom Juan recherche un ordre de la croyance qui ne relèverait pas de la foi (fides), c'est-à-dire de l'une des formes fondamentales de la fidélité. D'où cette formule, empruntée d'ailleurs à la tradition libertine, et qui, au moins en apparence, affirme la seule certitude que la raison puisse poser en vraie connaissance de cause à propos d'elle-même, de ses pouvoirs et de ses limites, puis étendre à l'infini par ses seuls moyens : celle de la rationalité des nombres. Fonder une axiologie sur une axiomatique. J'y reviendrai.

Qu'est-ce que l'hypocrisie ?

« L'hypocrisie est un vice à la mode » (acte V, sc. II). C'est une manière négative de vivre dans la morale et dans les lois de la société ancienne, une manière de vivre qui est, pour ainsi dire, consubstantielle à cette société, sa faiblesse d'origine désormais dévoilée par les conduites du temps où elle se liquéfie. Car c'est l'exacte inversion de son principe d'honneur et de fidélité : au vu et au su de chacun, sous le masque transparent et par la seule force d'intimidation que les hypocrites empruntent insolemment à ce principe, ceux-ci peuvent travailler en bandes à leurs fins de profit, de pouvoir ou de jouissance.

Ainsi, en dernier lieu, Dom Juan pense-t-il pouvoir arrêter son mouvement de fuite en se réfugiant à l'abri de la deuxième dimension de la société aristocratique, que cette société elle-même tolère et développe, pour y poursuivre la réalisation de ses intérêts personnels, sinon même pour aviver le principe de décomposition de la féodalité et peut-être achever à lui seul de la détruire.

Pourquoi donc courir à la recherche d'un ailleurs introuvable puisque l'on peut se nicher et vivre en repos dans le double fond de cette société, au cœur de la raison paradoxale de la foi ? Passer au-delà du miroir. Ce serait la solution, s'il ne se présentait deux obstacles, ou plutôt, dans la pensée et l'être de Dom Juan, deux inconséquences mortelles.

La première tient à certaine exigence qui l'anime : de ne pas manquer à lui-même — autant dire d'être fidèle à ce qu'il est ! Et il a si peu d'assurance sur ce point qu'il éprouve le besoin de s'en ouvrir à son alter ego : « Non, non, je ne suis point changé, et mes sentiments sont toujours les mêmes. […] et je suis bien aise d'avoir un témoin du fond de mon âme et des véritables motifs qui m'obligent à faire les choses » (acte V, sc. II). La deuxième inconséquence tient au fonctionnement même de l'hypocrisie. Car le retournement qu'elle fait subir au principe de la foi ne se conçoit pas sans le maintien de ce principe, non seulement dans ceux qui le pratiquent sincèrement mais aussi dans ceux qui le parasitent. En un mot, ce libertin-ci n'est pas véritablement un incroyant : ironisé, moqué et détourné, mais non pas oublié, le Ciel est toujours là. Il le sait si bien que rien de ce qui vient de ce côté-là ne saurait vraiment l'ébranler (acte IV, sc. VII et VIII).

Ces deux obstacles sont intérieurs à Dom Juan et ils relèvent de la même force et de la même mécanique, qui est celle de l'inertie. L'un lui intime de rester fidèle à lui-même dans le temps même qu'il se renie et d'interpréter ce reniement comme une forme raffinée de la fidélité ; l'autre l'avertit qu'on ne lève pas si facilement en soi-même les réalités déposées par les générations qui vous ont formé. Dom Juan est quelqu'un qui ne peut penser et dire sa critique de la raison ancienne que dans les termes de cette raison ancienne.

La crise d'une pensée et d'un univers

Dom Juan est « un grand seigneur méchant homme » (acte I, sc. I), un principe négatif enkysté dans le règne du bien. Par là, il est « une terrible chose », un objet de terreur et de scandale et, pour la pensée — même et singulièrement pour la sienne — une monstruosité en effet impensable.

En un sens pourtant, il a de la chance, dans la mesure où les savants de son époque, Pascal par exemple, ont appris à décrire un univers fait de mondes en nombre infini et ont résolu de démesurer l'homme, de le disproportionner absolument à l'égard de tout ce qui existe. Mais justement ce modèle-là n'intéresserait pas Dom Juan, à supposer qu'il le connût. D'abord parce qu'un Pascal — malin, trop malin ? — ne le construit qu'en vue de reconduire à la foi chrétienne l'homme rationnel de son temps. Mais surtout parce que, la contradiction étant dans l'esprit et dans l'être mêmes de Dom Juan, celui-ci ne l'aurait pas compris.

Deux gestes encore qui démontrent cette contradiction sur la scène : se déclarer à ses ennemis, donner la main au Commandeur. Quand, ayant porté secours de manière chevaleresque à « un homme attaqué par trois autres », Dom Juan est d'abord amené à se porter garant pour lui-même (« Je suis si attaché à Dom Juan, qu'il ne saurait se battre que je ne me batte aussi », acte III, sc. III) puis à découvrir son nom en « mettant fièrement la main sur la garde de son épée » (acte III, sc. IV), on voit manifestement que le héros ne saurait sortir des réflexes de son ordre tels qu'ils gouvernent intimement le sens de son identité (voir, en annexe, une étude détaillée de ce passage). Et puis, à la fin :

la statue. — Arrêtez, Dom Juan : vous m'avez hier donné parole de venir manger avec moi.

dom juan. — Oui. Où faut-il aller ?

la statue. — Donnez-moi la main.

dom juan. — La voilà (acte V, sc. VI).

Tenir sa parole et donner la main à la statue, c'est acquiescer à l'ordre ancien des corps et de la pensée dont on n'était jamais sorti et dont on ne pouvait pas sortir. Tellement le mouvement de la négation ne peut ici s'exprimer que dans la pensée de ce qui est dénié. Tant que l'Histoire n'a pas fait le travail, chacun ne pense, dirait sans doute Marx, que selon la pensée de sa classe.

Mais déjà, dans la lettre et dans l'esprit de la déclaration de Dom Juan, la formule célèbre « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit » n'était pas sans doute — ou pas seulement — un axiome de la raison mais une profession de foi selon laquelle les nombres eux-mêmes entretiennent entre eux une relation de fidélité, à l'infini. Et Dom Juan nous fait l'effet, scéniquement, de ces enfants émerveillés que, par n moyens apparemment si différents les uns des autres, l'arithmétique, l'algèbre et la géométrie de la classe de cinquième, selon tous les raisonnements possibles, les aient conduits au même résultat, et de manière si péremptoire. (Entre l'effet du cosmos partout lié en lui-même et celui d'un infini partout égal à lui-même, entre « le bon sens » universellement partagé de la raison et le pacte de fidélité passé à l'égard de lui-même par l'esprit humain, il y a bien des interprétations de la rigueur obligée ou nécessaire des mathématiques.)

Le drame se passe donc dans une pensée et il est insoluble. Dom Juan ne peut penser le monde, soi-même et sa revendication d'humanité que dans les termes de l'honneur et selon les raisons seulement de la fidélité. À peu près au même moment, La Rochefoucauld, autre grand seigneur mais lui réel, et que pas mal de ses lecteurs prenaient lui aussi pour un méchant homme, s'efforçait, à raison de quelques lignes à la fois, de penser la dissolution en imposture de la pensée féodale et de ses valeurs : vaillance des hommes, chasteté des femmes, amour et amitié, et toutes anciennes vertus confinant à la bonne foi. Sur le moment, les Maximes furent un jeu de la société, où l'on riait jaune. Bien plus tard, on s'aperçut que le duc et pair avait donné, en quelques centaines de formules, des vues sur le sujet moderne et sur ses apories futures, dans le moment même où, se dégageant de l'ancien système, cet homme moderne triomphait de l'homme féodal[7].

Le théâtre de Dom Juan

Dans quel espace théâtral se meut Dom Juan ? Sur une scène si adéquate au personnage qu'elle n'est en somme que l'image de lui-même et de ses propres représentations. Une scène qu'il occupe constamment, soit en personne, soit par son alter ego, soit par quelque conflit où il est encore et toujours question de lui, une scène où se succèdent à grande vitesse les vues des fantasmes de Dom Juan lui-même.

Sur cette scène que j'ai appelée ailleurs scène symbolique[8], l'ordre des lieux est : à l'ouverture « un palais » occupé d'abord par l'alter ego de Dom Juan, puis « la campagne, au bord de la mer, et non loin de la ville », puis « une forêt, proche de la mer, et dans le voisinage de la ville », puis « l'appartement de Dom Juan », et enfin « la campagne aux portes de la ville », lieu occupé en dernier par l'alter ego de Dom Juan. Vivre, c'est tourner entre l'intérieur et l'extérieur dans l'espace restreint entre l'appartement en ville et certains lieux arbitraires proches de la ville, changeants à vue et caractérisés comme des décors convenus des théâtres. Et mourir, c'est tomber dans le trente-sixième dessous des pièces à machines.

Il serait donc vain de rechercher ici les marques de l'ordre dramatique, c'est-à-dire de cette espèce de mesure et rationalité que décrit Aristote à travers les catégories de totalité dynamique (un début, une continuation et une fin), de caractère, de péripétie et reconnaissance, d'effets moraux spécifiques (la catharsis), de présence supposée et abstraite de la divinité[9]. Dans Dom Juan chaque scène est un monde d'action clos, informé par un problème intime et permanent de la mesure de soi à soi, par les manifestations brèves, labiles et violentes en général de ce problème. Et la progression, loin de suivre la logique du drame, évoque le mouvement répétitif de l'obsession.

Conclusion

Même dans le Tartuffe, pensé, écrit et joué au même moment (et avec quelles difficultés !), même dans cette pièce, elle dramatique et « moderne », Molière peine à comprendre et à dénouer l'hypocrisie. Tant celle-ci rencontre d'adhésion et de consentement au pire jusque dans les âmes pures et même quand celles-ci n'en sont pas dupes, tant il y a à penser d'obscurité et de démesure dans ce genre du mal qui consiste à singer ouvertement le bien, à le reconnaître par un hommage pervers du vice à la vertu, à l'utiliser comme un moyen de persuasion et de force.

Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,

Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,

Et que ne peut tromper tout l'art des imposteurs.

D'un fin discernement sa grande âme pourvue

Sur les choses toujours jette une droite vue ;

Chez elle jamais rien ne surprend trop d'accès,

Et sa ferme raison ne tombe en nul excès (Tartuffe, acte V, sc. dernière).

Il faut que le Roi, comme le Commandeur mais cette fois par l'effet de l'excellence en lui de la Raison, perce à jour les manigances de l'imposture et les châtie, comme par miracle, d'une justice pourtant humaine : égale et tranquille.

Molière s'intéresse à toutes les formes de la déraison et à la pauvreté comique des mesures trop humaines que les humains tentent de poser en présence de cette déraison qui ravage les âmes et les corps, les familles et la société : dans la folie des grandeurs (Le Bourgeois gentilhomme) et jusque dans celles de la maladie (Le Malade imaginaire), dans l'avoir (L'Avare), dans le désir sexuel (L'École des femmes et Le Misanthrope), dans le système de la mode (Les Précieuses ridicules) et dans le savoir (Les Femmes savantes), en somme dans les rencontres fascinantes de la déraison et de la raison (Le Misanthrope encore).

Pierre Campion

 


 

NOTES

[1] Dom Juan ou le Festin de pierre, avec Michel Piccoli, Claude Brasseur et Anouk Ferjac, réalisé par Marcel Bluwal, 1965.

[2] L'une des dernières paroles de Dom Juan, à la Statue : « Où faut-il aller ? » Elle et lui le savent : là où il n'y a plus de mouvement.

[3] Faire la guerre, posséder, maîtriser… Chaque fois que reviennent ces expressions, le plaisir qui serait spécifique à la sexualité passe à l'arrière-plan, soit qu'on l'élude, soit qu'on le transpose en un autre.

[4] Malgré les malentendus qui font une partie du succès actuel de Dom Juan, on chercherait en vain à se contenter ici de nos catégories familières d'hédonisme, d'irresponsabilité et de (modeste) transgression.

[5] Quelqu'un pour qui être né c'est être assigné à un Dieu, par sa mère et par son baptême, et qui court le monde avec ses « semelles de vent » à la recherche d'« une raison » : c'est Rimbaud, objet lui aussi de bien des malentendus.

[6] Sganarelle (acte V, sc. VI) : « Voilà par sa mort un chacun satisfait : Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content. Il n'y a que moi seul de malheureux… »

[7] Voir P. Campion, Lectures de La Rochefoucauld, Presses Universitaires de Rennes, 1998.

[8] Dans le livre cité en référence. Je la nomme ainsi par opposition à la scène dramatique qui justement, vers 1665, s'impose définitivement comme la scène moderne selon la poétique que nous appelons la dramaturgie classique. Dom Juan, avant d'être pour nous une pièce contemporaine et dans laquelle nous croyons entrer de plain-pied, fut, à sa création, une pièce en quelque sorte archaïque, d'ailleurs peu jouée jusqu'au milieu du XXe siècle.

[9] Selon Aristote, tout arrive dans la tragédie « hôsper epitèdès, comme à dessein » : comme si c'était par une raison humainement non préméditable mais néanmoins parfaitement admissible par nous a posteriori, moyennant la supposition d'une volonté divine. On ne saurait réduire davantage le divin à une fonction explicative, limitée d'avance. Tandis que la Statue de Dom Juan vient sur la scène expliquer les raisons arbitraires de la grâce divine et punir avec une exactitude foudroyante le refus de cette grâce.

 


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