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MESURE ET DÉMESURE

Note sur Pascal

Note du 6 octobre 2011 : Voir par ailleurs, sur ce site, l'étude : Pascal. Rendre justice : à qui, pour quel préjudice et comment ?


Disproportion de l'homme. — Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.
Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ses humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver ?
Qui se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.
Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.
Que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L'auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire.
Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s'ils avaient quelque proportion avec elle. C'est une chose étrange qu'ils ont voulu comprendre les principes des choses, et de là arriver jusqu'à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu'on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la nature. […]

[Les trois ordres]

La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité car elle est surnaturelle.
Tout l'éclat des grandeurs n'a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l'esprit.
La grandeur des gens d'esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair.
La grandeur de la sagesse, qui n'est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d'esprit. Ce sont trois ordres différant de genre.
Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire, leur lustre et n'ont nul besoin de grandeurs charnelles, où elles n'ont pas de rapport. Ils sont vus non des yeux, mais des esprits, c'est assez.
Les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre et n'ont nul besoin de grandeurs charnelles ou spirituelles, où elles n'ont nul rapport, car elles n'y ajoutent ni ôtent. Ils sont vus de Dieu et des anges, et non des corps ni des esprits curieux : Dieu leur suffit.
Archimède, sans éclat, serait en même vénération. Il n'a pas donné de batailles pour les yeux, mais il a fourni à tous les esprits ses inventions. Oh ! qu'il a éclaté aux esprits !
Jésus-Christ, sans biens et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n'a point donné d'invention, il n'a point régné ; mais il a été humble, patient, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Oh ! qu'il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence, aux yeux du cœur, qui voient la sagesse !
Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu'il le fût.
Il eût été inutile à Notre Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi ; mais il y est bien venu dans l'éclat de son ordre !
Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre, duquel est la grandeur qu'il venait faire paraître. Qu'on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l'élection des siens, dans leur abandonnement, dans sa secrète résurrection, et dans le reste, on la verra si grande, qu'on n'aura pas sujet de se scandaliser d'une bassesse qui n'y est pas.
Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s'il n'y en avait pas de spirituelles ; et d'autres qui n'admirent que les spirituelles, comme s'il n'y en avait pas d'infiniment plus hautes dans la sagesse.
Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et soi ; et les corps, rien.
Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d'un ordre infiniment plus élevé.
De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d'un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, d'un autre ordre, surnaturel.

   Pascal, Pensées, n° 72 et n° 793 dans l'éd. Brunschvicg.


Voilà deux textes de Pascal, des plus célèbres, surtout le premier, connu sous le nom des « Deux infinis ». Deux textes qui manifestent au mieux sa pensée de la disproportion.

D'où lui vient cette notion, sinon de ses travaux de mathématiques, dans lesquelles il brillait lui-même à l'égal de ses pairs et contemporains, les Desargues, Fermat, Huygens, Roberval(1)…

Pour qui écrit-il ? Pour ses pairs et pour ceux qui les lisent, les suivent, vivent dans leur air intellectuel, et qui, s'enorgueuillissant d'appartenir à la république des Lettres, se flattent de la liberté de leur pensée, de leur libertinage. Il écrit pour ceux qui méprisent les plus petits et les plus grands des pouvoirs comme n'atteignant en rien les moindres des pensées de leurs esprits. Il écrit pour des hommes qui comprennent la notion mathématique de la discontinuité, et qui la manient pour fonder et pour conforter la prévalence qu'ils accordent dans le monde à leur pensée, à leurs distinctions et prétentions, et à leurs fantaisies.

Il écrit pour soutenir, selon leurs concepts, dans leur langue, et dans le ton de leurs aveuglements, la réalité et la valeur éminente d'un monde spirituel dont ils n'ont pas plus l'idée que le plus grand des rois n'a l'idée – pensent-ils ! – de leur souveraineté à eux. La république des Lettres a ses grands seigneurs et ses vilains, dont le plus modeste se place tout à fait au-dessus des juges et des parlements, du roi et de ses ministres, et de leurs trognes armées.

  Pascal est le penseur intéressé de la démesure : l'homme n'est pas à la mesure des univers qu'il vient de découvrir dans la lunette de Galilée ou dans les microscopes des Jansen et de van Leeuwenhoek ; et, sans le secours de la grâce, les hommes ne sont pas à la mesure du troisième monde, celui dans lequel ne jouent aucunement la force de la ruse ou des armes ni celle de l'analyse rationnelle mais celle de la charité, entendons la force de l'amour que les hommes entretiennent au sein de la Sagesse, entre eux au nom de l'amour de Dieu.
  Deux notions physiques et cosmologiques, deux notions de la mathématique, deux épistémologies se rencontrent ici et se composent entre elles, de manière assez différente selon l'un et l'autre texte : la pensée de la totalité et celle de l'incommensurabilité. D'une part, l'homme ne saurait connaître le tout du monde, puisqu'il n'entretient avec ce tout aucune commune mesure. D'autre part, l'univers est fragmenté entre des totalités hiérarchiques de compréhension descendante, chacune comprenant celle qui est au-dessous d'elle selon un modèle qui, en dernière analyse, s'exprimerait ainsi : l'ordre de la sagesse chrétienne connaît chacun des deux autres, et soi ; l'ordre de l'esprit connaît celui des corps, et lui-même ; et l'ordre des corps ne se connaît ni comme ordre ni comme corps.

   Cependant il y a là une sorte de drame, qui se joue dans la pensée de Pascal lui-même, entre l'homme de la science nouvelle et le théologien de la grâce divine. Car, finalement, faire servir cette science aux fins de cette apologie-là, c'est :
  – se comporter comme les libertins qui utilisent leur science aux fins de leur passion de savoir, de domination, de plaisir ;
  – penser la science de Galilée et la philosophie de Descartes dans la catégorie ancienne des ordres ;
  – s'enfermer intellectuellement dans des apories conceptuelles qui ne doivent pas à la difficulté propre des choses mais à la confusion dans le même esprit, quoi qu'il en ait, entre l'ordre de la pensée et celui de la foi. Et ce n'est pas pour rien sans doute que certaines découvertes que Pascal aurait pu faire étaient réservées à Leibniz(2).

  De même que le Dom Juan de Molière ne pouvait penser la liberté de la raison autrement que dans les termes de l'honneur féodal(3), Pascal ne peut penser les distinctions de la raison que dans les termes de sa foi. La pensée de Pascal n'est pas dénuée de force, bien au contraire ; mais il y a des décisions stratégiques de la raison et des coups de force du style que la raison ne connaît pas.

Pierre Campion
7 octobre 2003 et 11 juillet 2007


(1) Sur Pascal et le monde intellectuel de son époque, sur ses travaux de sciences et sur l'implication de la science et de la foi dans sa pensée, lire le remarquable dossier de la revue Pour la Science : « Pascal. Le calcul et la théologie », dans la collection Les Génies de la Science, n° 16, dirigé par D. Descotes, août-novembre 2003.

(2) Lire, dans le dossier de Pour la Science, l'article « Le Vertige de l'infini », pp. 32-51.

(3) Voir, sur ce site même, une étude sur Dom Juan.


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