Pierre Campion : Une voix off. Henri Droguet ou les extérieurs de la vie.
Henri Droguet est né à Cherbourg en 1944. Il vit à Saint-Malo où il a enseigné les lettres de 1972 à 2004. Il a publié des recueils de poèmes aux éditions Gallimard (Le Contre-dit, Le Passé décomposé, Noir sur blanc, La Main au feu, 48°39'N-2°014W (et autres lieux), Avis de passage, Off) et Champ-Vallon (Ventôses), un ouvrage en prose intitulé Albert & Cie, histoire, aux éditions Apogée, et, en collaboration avec des plasticiens (Thierry Le Saëc, Éric Brault, Dominique Penloup, Pierre Alechinsky), quelques ouvrages d'artiste. Texte mis en ligne le 5 mars 2008. Lire sur ce site : © : Pierre Campion. UNE VOIX OFFHenri Droguet ou les extérieurs de la vieHenri Droguet : Avis de passage, poèmes, Gallimard, 2005. Henri Droguet : Off, poèmes, Gallimard, 2007[1]. Chercher/trouver l'île la vraie patrie nourricière de l'ombre et des tourbillons Henri Droguet, Off, « Hideux feuillet », p. 78 Sauf pendant les enfermements quasi carcéraux dont, il est vrai, nos contemporains s'accommodent au travail, chez eux ou dans leurs loisirs, tout le monde malgré tout vit sous le ciel. Ainsi tout un chacun croit-il le connaître et y être sensible, et pouvoir en parler, plusieurs fois par jour : il y a du bleu, du gris, des nuages, froid ou chaud, beau temps ou pluie ; c'est-à-dire à peine plus de choses au-dessus de nos têtes que sur la carte météo des journaux télévisés. De même, chacun a une idée de ce que c'est qu'un jardin, ou la mer, ou la campagne : tiens, du jaune… tiens, une tempête… tiens des roses ! Mais, sauf en quelques moments sensationnels de l'année, personne ne sait qu'il s'y passe sans cesse des événements. Or voici quelqu'un pour qui le monde extérieur existe réellement, comme présence souvent douloureuse, comme variété épuisante, et comme une sorte de prolifération : dans tous leurs états, les ciels, la mer, les champs, les bords de la ville, « la splendeur effrayante et confuse des choses/ absolument vues » (AP, « Toutes affaires cessantes… », 86), au point qu'il ne craint pas de braver le reproche, mortel dit-on en poésie, de ne pas se renouveler… Renouvellerait-on le remuement incessant du monde ? Les extérieurs de la vie Sous le ciel d'Henri Droguet, à toute heure et chaque jour, des phrases naissent et se forment en de brefs poèmes qui sont comme autant d'illuminations (AP, 88)[2]. Ce sont des petits formats à très grand ciel, des caprices, des bambochades, assez souvent habités : de trognes, de caricatures, d'un animal parfois vivant parfois crevé, d'un homme qui pisse le long d'un talus. Qu'est-ce qui se passe par ici ? Quelles nouvelles des météores ? Les métaphores et le jeu des mots, les rythmes brusques et retors explorent les mouvements, les lignes et les couleurs des états de cette matière éruptive, « l'ébouriffé bataclan des néantes foudres/ les explosifs nuages vivement vert bouteille » (O, « Finitions », 45). Ainsi : lait confus bises touffes de cendres melliflues tabac fauve et croûton rouquin flaques et floches de suie brossée dru tombée là de quelque plume à la flâne la trombe oblique la voilure qui détrame et détrempe rien la nuit papier kraft emballage à déjouer la mer au cou dernière et derrière galopées d'outremer tranches de bleu des prusses et des baltiques bleu lessive (on dirait sur les prés à chiendent les frais sillons des draps) rien reste goutte à goutte très bref le sifflet-chuchotis d'un merle réticent. (AP, « Pluie vent nuages », 47) La nuit s'est défaite le ciel à l'est dévale un bain de sang à vapeurs emphase et redondants reflux cataplasmes d'or hyperboles lingots d'émeraude floches fagots de fade gris collines de charogne je n'y vois bientôt que le feu pâle absinthe d'une étoile seule (AP, « Chimère », 120) Le jour s'est fait tout noir dans l'Ouest au tréfonds ça fulmine et mitonne les hommes aux cœurs farouches les chnoques à bocks et schnaps marchent au canon (ah ! quelle mêlée quel mélo on s'y concasse on s'y brise) (O, « Finitions », 45) La galerne ou « l'aquilon détergent » (O, « Répertoire », 76), tous les suroîts, tous les noroîts, partout « branle et chambard orgue/ à gloire hercynien et rabâchant/ mâcheur le vent rous-/caille au cul désidéré/ du ciel […] » (O, « Tierce », 33). Sur la totalité des trois cent soixante degrés d'où ils peuvent sortir à leur gré et sous les vitesses qu'ils peuvent revêtir entre le zéro km/h (l'air circule toujours, il est là, mais il ne saurait se faire oublier) et le maximum qu'affichera telle tempête, mis au pluriel sous les dénominations somme toute peu nombreuses qui les désignent, même dans la langue des marins, Droguet écoute les vents, ainsi « les délicieux mélismes/ d'un vent d'écorche nord-quart-nord-est/force 3 à 4 » (AP, « Églogue », 66) ; il les sent, il les voit, il note vite sur une feuille volante des avis de leur passage, à peine plus longs et quelquefois plus courts que le bulletin marine de la météo, mais eux non prédictifs, effectifs : le nom, l'aspect, les choses à terre auxquelles ils se mesurent, et parfois l'occasion[3]. Le lait noirâtre jaune des orages rinçant dans les suroîts un hypothétique horizon une éclaircie comme un couteau cru dans les tamponnages d'outres d'étoupes et de vapeurs anywhere out the words outremer et rouquines l'armoise et la bryone un mur un mur enfin barbelé d'oiseaux noirs (AP, « Formalités », 103) ciel haché surventes une pluie courte et crue obstinément passe et repasse dans l'estuaire le flot blanchi malmène quelques vaisseaux volages gîtards et rouleurs à l'atterrage à la partance (O, « Effacements », 95) Car vivant par 48° 39' N-2° 01 W et né non loin de là par 49° 38' N-1° 37' W, « la mer hors d'âge occidentale », la mer « beau mur intransitif » le borde de ses marées, tempêtes et grands calmes ; d'où toutes ces marines et, par exemple, un polyptique dédié aux rêves perdus de ceux qui pensèrent une fois, au bord d'une grève, changer l'histoire et abolir, chantaient-ils, « la poèse et la prosie/ tout glose et bavarderie », un ensemble dont voici le premier panneau : La mer c'est dehors un vague plancher bègue la splendeur irritée d'un impossible seuil l'énorme apaisement vorace et c'était la bouche hauturière à décombre le terminal viscère (AP, « Polyptique », 106) « Extérieur nuit » (AP, 74), extérieurs ciel, mer, champs et boulevards périphériques sur lesquels vont bientôt rouler les grands camions bâchés rouge aux initiales de Norbert Dentressangle (en voix off, les propos des routiers cassant la croûte), ou bien le port aux « grands cargos qui portent dans leurs soutes/ bois des grands nords phosphates hydrocarbures » (O, « L'inaperçu (caprice) », 44), tout un cinéma ; mais Droguet ne travaille pas en studio. Et même à l'intérieur, il affronte ces autres extérieurs de soi que sont l'insomnie (celle du matin surtout), les cauchemars et les flashes de l'enfance, « ce passé intérieur ». Off, surtout dans sa partie des « Fatras, grabuges, bergeries », se tiendra aux bordures de l'humanité, à ces états hétéroclites et brutaux que découvrent les demi-sommeils, mais aussi à croquer en apparitions inquiétantes et cruelles des oiseaux charognards, des hameaux plus qu'il se peut perdus, des campagnes incultes et noyées de pluie, des personnages d'idiots et de gnomes mal embouchés, et aussi tel paysage d'époque stigmatisé d'un trait net, ou tels souvenirs lointains repris à nouveau jour. « Un calvaire s'effondre au bord/ d'un fossé encombré de ciguës/ des grappes de noctules frugivores/ muettement s'entassent à l'ossuaire » (O, « Esquisse », 13) ; « […] l'enfin demi-douzaine d'anthracite choucas/ posés sur trois silos d'acier laqué turquoise » (« None », 38) ou « un cyclotouriste à K-Way tango […] » (« Vêpres », 39) ; « des portières claquent/ 125 cm3 un engin/ dans une contre-allée pétarade/ un marmot psychopompe/ ad libitum abonde l'obituaire » (« Brouhahas », 22) ; « sur un banc mouillé près d'un kiosque ardoise/ et pavasse un vieux très vieux très/ chauve à couteau rouillé tranche un gros pain jaune » (« Et tout est accompli », 42). Par où l'on saisit, sur le vif, que, comme le passage des nuages dans Baudelaire, les stridences de l'extérieur et des marges, leurs discordances et incongruités pour Droguet ne sont pas exactement les symboles de l'âme moderne mais les événements qui, se produisant à ses lisières, reflètent et informent désormais sa nature inquiète, ses mouvements erratiques, son étrangeté à elle-même, et le genre nouveau de ses douleurs : notre lisière appartient à notre champ. Ainsi quelque chose aura donc changé sous le soleil et dans la pluie et dans le vent que l'on pouvait croire immuables, ou plutôt, d'avoir changé dans notre vie, nous avons changé le ciel. Un jour Duby se demandait comment les contemporains de Philippe Auguste voyaient le ciel ; eh bien nous, c'est comme ça, quand nous le regardons vraiment. Plus rien de paisible là-haut ni ici-bas, puisque nous sommes en guerre avec nous-mêmes : Ne reste peu ne reste que l'estompe au ciel plus-qu'imparfait parpaing des cavalants nuages l'intempestif fatras clapotis de la mer les fécondités bocagères des arbres rouges et de l'herbe comme s'il en pleuvait dans les effondrements désertés des friches et faubourgs tagués bombés de graffitis attentatoires à la morale et à l'ordre public cinq ou six joggers en collants (safran cyan amarante) filent en foulées courtes et légères le bon dernier prendra fête et cause fera son état des dieux ira rêvant la paix bien chaude et douce d'un cimetière petit (O, « Passé intérieur », 93-94) Nulla dies sine linea… Pas à la lettre bien sûr, mais dans l'esprit, chaque jour on écrit de ces courriers : les messages se succèdent presque toujours dans l'ordre où ils partirent avec, au bas, la date de la poste, qui fait foi[4]. Singulière disposition qui signifie bien sûr le besoin de l'écriture, comme d'un stupéfiant. Mais aussi que ce « piéton/poiéton piètre » (O, « Arrangement », 109) confie d'abord au temps et secondement aux humeurs du corps et de l'âme le soin de composer une œuvre selon leur propre logique. Et encore, par là, malgré tout, chaque moment se distinguera et se chargera de signification, le quotidien se sauvera peut-être de la quotidienneté : ce fut tel jour, ce n'est pas rien. Ce sont cartes postales, souvent ironiques, souvent agressivement laides et parfois d'un franc mauvais goût, que l'on envoie de voyages dérisoires, faits pas loin bien souvent, des marges intimes du sommeil, ou même de tel lieu de villégiature, célèbre chez les bobos[5] : il fait tel temps, on a vu tel monument ou telle paysanne en coiffe, tel quartier typique, on fit tel cauchemar, nous y étions… on est venus il a plu on est mourus a dit la jeunesse Voilà ce qui s'écrivait au bas d'un « Hideux feuillet » (O, 79), ce 5 mai 2005, la date comme le sceau d'un mot envoyé, ce jour-là, d'une saison en enfer. Quand même il en est de plus belles, ornées de quelque ruine antique, comme ce « Souvenir lointain du lointain » (O, 120) qui nous arrive de la province de Magne en Péloponnèse, écrit le 23 juin 2006. Ces cartes, pour qui, pourquoi ? Le voyageur les relira au retour, peut-être même arrivé avant elles. Cependant… On ne peut s'empêcher de penser aux amis, aux lecteurs, au message pour lui-même et pour la communauté qu'il attesterait s'il était reçu, lu, médité. « Avis de passage » : il ne dépend plus de moi que la lettre soit ou non retirée au guichet… Mais, pour créer et soutenir cette improbable rencontre, à l'énergie, chaque mot — pas seulement les démonstratifs et les pronoms, les noms aussi et les adjectifs — sert à se faire déictique, mais pas vraiment ou uniquement de sa chose : au besoin durement césuré, à manifester démonstrativement la seule profusion et le seul désordre du monde, et de la langue, qui appartient au monde. Certes il y a ici des pigeons et des chats, des hirondelles et des fauvettes, des choucas et des corbeaux, mais bien souvent les noms des oiseaux notamment et ceux des plantes mêlent à nos yeux, qui seraient bien en peine de les reconnaître en vrai, la pipistrelle et l'armoise, la houlque et le vulpin, la flouve et le pâturin, pour former avec tous les autres noms de choses, reconnaissables ou non, mauviettes, éteules et ravenelles, le génie indéfiniment luxuriant des réalités[6]. De même, les mots ordinaires, les mots triviaux, les mots recherchés, — les mots forgés imaginaires, les mots du français ancien — forment une sorte de masse hétéroclite et précieuse : « la langue cache-misère […] fait retour/ au chant cosmochaotique » (O, 56). Ainsi qui pourra dire, s'il ne le sait par ailleurs, que le verbe mucher et l'adjectif crabouillé ne sont pas des mot créés comme le sont toquailles, énormalité ou lopinaille et que, comme « la nuit dérompue[7] » ou « le cidre durci », ils viennent du bocage, le dernier par une métaphore paysanne usitée bien avant la naissance d'Henri Droguet ? Le ciel nouveau s'écrit dans toute la langue, actuelle, ancienne et virtuelle. « L'inachèvement est notre territoire » (O, « Lassitude », 114) Les défections de la conscience sous le ciel s'en vont par « la sauvage entropie » nécessairement à « l'enfin/ heureuse infraction du grand vent nature/ qui débonde et démâte » (AP, « Dépote, ré-emploi », 115). À la mort, donc, bien sûr, très présente dans Off en idylles grinçantes : cadavres d'animaux, danses macabres, écorcheries et caricatures. Mais dans ces défaites de l'être, il se forme justement un recours à un Extérieur aussi lié à nos fibres que tous les autres extérieurs (dont il est le dernier mot), et de la même manière : intimement. Bien entendu, la figure énergiquement refusée dans une page datée d'un 24 décembre est celle du dieu dérisoire et trop humain que mêlent à nos yeux la religion traditionnelle et la consommation : Ça chante au sanctuaire l'agneau béni issu de vos entrailles et de l'om- nipotent père idole ubiquiste à faux-cul bretelles et barbichette en ouate floculeuse et neigeasse (on l'y tient) sa dextre à fendre les sidérants espaces les masses duvetées nuageuses son œil unique fulminant dans les vallons son pas maestoso son brame à l'horripilant désert… tout ça… jetez jetez au trou s'il vous plaît ces peintur- lures et leurres en vrac idem son front salopé scalpé clouté qui s'effondre à son giron fendu et dégouline au poteau de supplice techni- colorisé sa main livide et grippue croche du fer battu son pied se dilascère et dérobe pendant qu'un légionnaire qui pue la grolle et le fayot dispute aux dés un haillon rouge (O, « Trônes et dominations », 59) Cependant, il arrive que, acquiesçant au désastre qu'elle subit sous et dans ses extérieurs, et assumant en effet tous les aboutissants de sa nouvelle condition, l'âme s'engage dans la voie d'une sorte de prière, aux accents verlainiens : […] la pluie tamponne le toit et le pignon nord l'anthracite luit doucement dans une cave ombre d'une ombre brève ou quasi-dépotoir désensé quelqu'un sac à cendre à sang se défait se couche avant l'heure et bégaie bredouille voilà toujours au cœur du feu
déjà c'est l'immanquable manque la ténèbre et l'hiver trop
réel la nexistence précède la nessence il rit désonge invente ses images nues et la traçabilité du noir noir et du vent (O, « Suite et fin », 61-62) Prière certes vite décelée, étiquetée et moquée, mais qui rappelle la séquence, dans la partie précédente, des pièces qui formaient les heures liturgiques d'un bréviaire plus ou moins ironique, ou si l'on veut sérieux comme l'est toute ironie : « Mâtines », « Laudes », « Prime », « Tierce », « Sexte », « None », « Vêpres ». Entre « Sexte » et « None », vient s'intercaler la page de « Bref 1 » qui sonne comme un appel à tout lâcher. Et l'heure de complies vient à sa place, la dernière, sous le titre de « Et tout est accompli ». Avant d'aller dormir, burlesque ou non, chacun met de l'ordre autour de lui et en lui, et le passage s'achève ainsi : la nuit se disloque et n'en finit jamais d'ailleurs sie beginnt a écrit Celan mit dem Morgen peu importe un train siffle une fois pour toutes on (toi et moi) s'aime à tous les vents (O, « Et tout est accompli », 41-42) Car l'amour y a à voir… À l'office des complies, on chantait, n'est-ce, pas In manus tuas Domine/ commendo animam meam. Bien sûr ce Dieu ici auquel on confie son âme, ce « Dieu subreptice/ inopiné peu sonore » (AP, « Panorama », 26) a peu à voir avec celui d'autrefois, sinon déjà certaine absence : ce faufilement, plutôt discret, dans les extérieurs, pas si loin que ça, ce pur mouvement de se retirer que des enfants de quatorze ans ont entendu dans les coulisses en ce temps-là, puisqu'ils commençaient à se manquer à eux-mêmes, et qu'ils n'en avaient pas trop peur. Et, depuis, « 24 images par seconde l'abandon/ le désordre impensable de Dieu » (AP, « Pas le sujet », 30) : « omnivore et vorace/ un vent déloge anonyme/ quel souffle s'essouffle sinon/ l'expiration déchirante de Dieu » (O, Journal des marches et des opérations, 129). Ainsi, appelés par une Voix off, transis morfondus le cul rincé et la bourrasque aux chausses aveugles et sourds à l'heureuse entraille arrachés halés hors nos fosses par l'ange extirpateur brassés pétris par les embardées du majuscule innommable souffle aux 720 noms on court […] (O, « De rebus naturae », 118) Sept cent vingt noms ! Deux par degré de la rose des vents ? « Plus absent que déjà mort/ Dieu quelquefois rue se lève/ violemment vivant » (AP, Chimère », 121). Alors on court à aimer les choses de la nature et, à travers elles, la nature des choses. Une sorte de noël bien opposé au précédent, daté deux mois après exactement, confirmera ce genre de présence, qui s'éprouve en toutes expériences vécues dans ces parages : Nuit suspendue transie le vent branchu fourchu bourse à glaces taille l'enclos et des fossés bleuis traverse à la pinède un temple nu béant désert défi- nitivement planté là pour un quelconque dieu si haut qu'inconnaissable un paquet de flocons désaccorde un instant les fûts couleur de vin rosé au loin tinte un grelot d'étain le flûtiau d'un berger s'essouffle et le chant d'un résineux harpeur la bête s'est dressée dans la petite herbe sous le feu fruitier des poudreuses voûtes le vide travaille Tu as encore autant d'éternité devant toi qu'en arrière (et inversement) et l'heureux toujours originel désordre de la chair bouche à boire chimère irréfutable animale et radieuse ça ne finit pas tout est grâce (O, « Éclaircie », 69-70) Plus haut, certes la mort avait été évoquée à travers une définition de l'homme par la dérision : l'animal effarant à casquette et quatre deux puis trois ou pas pattes l'homme qui a vu l'homme qui a vu sa godaille ses forgeries menteries bababils bababels à rabâchis pirouettes cacahouètes miroirs à s'arracher les chairs ses enzymes sous- et sur-mois ses idoles à pompes à neutrons ses hymnes au cul des futailles sur un lac congru glauque il souque il composte son déchet un titre de transport sans retour pour l'ailleurs sa petite âme son bitoniau ça brait ça vocifère dans des éboulements faramineux de neiges (O, « Sur le départ », 51-52) Mais il n'y a pas là vraiment de contradiction. Car, s'il faut que chacun se reconnaisse dans un portrait dérisoire de « mammifère mélancolique et nomenclateur » (O, « Fantaisie », 100), il peut saisir que cela même, cette déréliction, est une grâce, celle que nous font, tel ou tel jour, les splendeurs hasardeuses l'étrange distance du monde insaisissable (AP, « Avis de passage », 59).
À la mort du père, l'étrange enfant crispé crache à l'homme portable et sonore il sait d'un seul coup d'un seul qu'être une caillasse un chien son rêve ou rien ce n'est inépuisablement que ne pas être Dieu-ce-quelqu'un il dit : Tout est en ordre. (O, « Effacements », 96) Pierre Campion [1] Les références dans chacun des deux recueils sont désignées par AP et O. [2] Formats plutôt réduits, chansons idiotes s'intercalant, paysages mouillés encombrés de végétaux, visions brutales et au besoin violentes : on pense à Rimbaud évidemment. [3] On peut lire sur ce site, dans un poème de février 2007 et donc postérieur aux deux recueils dernièrement publiés, un « Classement d'un échantillon lacunaire de nuages observés un jour de grand vent au bord de la mer », page 5 de ce document. [4] Certains de ceux qui sont arrivés depuis la publication de Off se lisent sur ce site, sous le titre de Chants d'à côté. Dans le texte de présentation écrit par Henri Droguet, on lit notamment ceci : « Il y a dans certains coins, dans les ombres de cet état de choses (pourquoi ne pas le dire ?), le formidablement discret sourire, le désordre limpide et déchirant de Dieu. » [5] De Sainte-Marie-de-Ré, le 12 juillet 2004, ce rêve gâcheur de vacances : heureuses îles à passeroses hérons blancs dans les salicornes buis peignés taillis vifs […] la nuit ce brasier plus ancien dévastait dans les banlieues des ondées à la traîne cognaient des pavillons d'octroi on taillait des murs à la hache on fagotait des silences chacun roulait déboulait son roc saignant noir (O, « Sans retour », 20) [6] Sous le titre « De rebus naturae » qui intervertit l'ordre de Lucrèce (O, 118-119), on lira une sorte de litanie de noms, surtout d'oiseaux. [7] Le lendemain de la mise à mort, après qu'il a passé la nuit suspendu au cellier sur une échelle, on dérompt le cochon en tous ses morceaux. C'est un art, qui se transmet. |