Pierre Campion : La figure de Valéry selon Hervé Dumez © : Pierre Campion. Les « figures » mises en ligne sur ce site ne sont pas des études ou des articles mais des essais personnels et libres. Un genre d'incertitudeLa figure de Valéry selon Hervé DumezChez Arléa, dans la bien nommée collection La Rencontre, voici cet Incertain Paul Valéry, un petit livre singulier, audacieux et intriguant : culotté. Dès l'abord, on se dit que Valéry n'aurait pas écrit, dans ce style-là, une histoire de sa vie, titrée et ordonnée par périodes, suivant une chronologie qui la porte, entre deux épisodes aussi improbables l'un que l'autre, depuis un lointain épisode de la première enfance à une sorte de portrait du mourant in morte : aux paroles définitives de son épouse, à son dernier geste (« Dans mon lit, je me tourne vers le mur opposant mon dos à tout le reste »), à son dernier souvenir… Le dessein apparemment d'Hervé Dumez c'est : écrire, à la place de Valéry, l'autobiographie que celui-ci ne pouvait pas écrire, et qu'il ne voulait pas écrire. Ce n'est pas que Valéry ne parlait ou n'écrivait jamais à la première personne, ni qu'il n'ait jamais écrit sur lui-même, ses pensées ou ses troubles, sur son aventure personnelle et intellectuelle, puisqu'il a laissé, de fait et sur lui-même, des textes publiés, des correspondances et surtout ces Cahiers, cet énorme travail de chaque jour laissé en plan quelque temps avant sa mort. Mais justement ces traces d'un esprit ne sont au plus que des textes de circonstance et souvent de commande, ou des fragments matinaux, ou des lettres, ou des confidences occasionnelles, et non pas une œuvre en forme comme des mémoires, comme une histoire de soi, comme une autobiographie justement. « Je voulais, j'ai voulu en finir avec les exactions de la sensibilité[1] » : sur soi-même, c'est-à-dire sur le fonctionnement et les épreuves de son esprit et de son corps — et de leurs intimes connexions —, Valéry a travaillé presque tous les jours de sa vie. Mais toujours dans un esprit d'observation, d'objectivité, de généralité, d'entraînement sportif, et en haine de l'anecdote, de la romance, de l'insignifiance qu'il attacha toujours au remplissage d'un récit, à des phrases obligées comme « La marquise sortit à cinq heures », c'est-à-dire à la littérature. Il avait pratiqué la poésie, à un niveau d'achèvement — et d'ironie en somme — très élevé. Conscient qu'il était de ne pas pouvoir aller au delà de Mallarmé et lassé d'elle, il la quitta, pour n'y revenir que sur la fin de sa vie, de manière étrangement inconséquente, dans des vers d'un lyrisme traditionnel. Entre les épisodes voués à la poésie, ce silence renfermé que Breton admira, avant de rompre. La tentativeLe projet de Dumez va donc a contrario de ce que voulut Valéry, et il en est bien conscient : « incertain » est forcément son Valéry, c'est-à-dire manquant par principe non pas de garanties mais d'objectivité et ne se soutenant que de sa propre nécessité, marchant à ses risques et périls. C'est donc bien ce projet qu'il faut regarder et considérer, c'est de lui qu'il faut s'étonner comme de ces tentatives énigmatiques que l'on trouve parfois dans les Lettres : que fait Dumez, que veut-il, où veut-il en venir ? Il travaille principalement à partir des Cahiers, mais aussi de textes mis en forme et publiés par Valéry lui-même, de lettres, de paroles rapportées par des témoins de sa vie et reproduites par les biographies de Valéry, parmi lesquelles évidemment le Paul Valéry de Michel Jarrety[2]. Tous ces éléments — on dirait ces biographèmes, si l'on était dans Barthes —, que l'on peine souvent à distinguer et à attribuer — justement, ne pas se perdre à cette tâche ! —, se fondent dans un certain concert de deux voix, celle supposée de Valéry et celle de l'auteur, dans une tentative que Dumez lui-même décrit en ces termes, dans un entretien[3] : « Mon projet tournait autour de cette problématique : ne pas brouiller la voix de Paul Valéry par ma propre voix, ce qui était difficile techniquement. Et j'espère avoir réussi le mieux possible à m'effacer. Je ne suis pas capable de donner un ordre de grandeur quant à la proportion des extraits qui sont de Paul Valéry dans ce livre. Au moment où je l'ai écrit, j'étais tellement imprégné de son œuvre, que j'ai d'ailleurs pu utiliser des phrases de lui en pensant qu'elles étaient miennes. » Les données du problèmeLe problème, c'est ce mixte d'une passion de lecteur attachée à la passion d'une œuvre, ou de ce qui est une œuvre de manière si incertaine, celle de Paul Valéry. La problématique, c'est celle d'une autobiographie double, l'une discrète et l'autre inventée : de sa propre passion inscrite dans celle de Valéry. Car toute passion est une histoire, qui ne se parle que de l'intérieur d'elle-même : « L'idée d'un récit à la première personne s'est imposée à moi pour essayer de faire entendre la voix de l'écrivain, si particulière, qui n'est pas toujours perceptible dans [ses] essais biographiques[4]. » Le tout — cette vision — est placé, en tête de chaque épisode, par des exergues inattendus, sous l'invocation d'une tierce parole, celle des Remarques mêlées de Wittgenstein, d'un philosophe attaché au fonctionnement de l'esprit, qui se retira un jour de la philosophie, et de tout. S'approprier l'intime de son personnage en son propre intime, l'orchestrer sur un petit théâtre à trois voix à l'intention d'un lecteur, c'est la structure même de l'ironie, ici non pas dépréciative mais admirative. La question, c'est : que pensa, en vrai, un certain Paul Valéry ? Cette question en quelque sorte naïve est troublante, et le fait même de se la poser est troublant : où va-t-on la chercher, insoluble évidemment qu'elle est d'avance quant à Valéry, quant à n'importe quel quidam (tel ou tel), quant à soi-même. Cette question se décline en quelques autres. Par exemple, quelle fut sa dernière pensée ? Et on répond par : le retour d'une chose vue une fois, celle d'un couple d'amoureux entrevu dans Paris sous la pluie. Quelle fut la première ? Et l'on recueille l'aventure primordiale d'une quasi noyade dans le bassin d'un jardin public. Quelle fut la péripétie décisive ? Et on cherche dans les textes de circonstance sur Mallarmé et dans les retours qu'il eut, ici ou là, sur sa nuit de Gênes. Et ainsi de suite… Une poétiqueCe ne sera pas un journal de Valéry : il existe, détaillé et fascinant, dans la biographie de Michel Jarrety. La mise en œuvre, c'est celle d'une dramaturgie. Suivre la dérive d'une vie incertaine d'elle-même, selon certains nœuds d'intensité et de signification : la rencontre avec Mallarmé, la nuit de Gênes, les créations de La Jeune Parque et du Cimetière marin, les épreuves que furent certaines amours… Entre « Jeunesse » (le cri d'un enfant, suggère l'épigraphe de Wittgenstein) et « Extinction » (des feux de la scène et des lumières de la pensée et du son de la voix), on dispose des moments de prose : « Crise et coup d'État », « Deux autres moi-même », « Silencieux bonheur », « Le retour du poème », « Spasme » (avec les strophes de Catherine Pozzi, à lui adressées, les seuls poèmes cités qui ne soient pas de Valéry), « Célèbre », « L'éveil d'un cerveau », « Suite incertaine ». Essayer de produire le dynamisme que le Valéry de Dumez analyse ainsi : « Ce qui en moi m'intéresse, est ce qui m'est inconnu, mais connaissable, mais modifiable : mes possibilités, et nullement mon âme » (p. 103). Recréer le mouvement d'un être qui se voulut toujours en avant de lui-même. De l'obscur, aussi bien dans une vie que dans les civilisations (toutes mortelles), il n'y a de possible à écrire que du récit, que de la fiction, que cette espèce de mouvement-là. La parole intime de Valéry appartient-elle au « ce que l'on ne peut pas dire » de Wittgenstein ? Ce que l'on ne doit pas taire, au moins c'est la question : quelle était cette parole intime, ce murmure, du début à l'extinction ? Presque à la toute fin du récit, la parole du livre reprend une certaine phrase de Jeannie, que le mourant aurait entendue de son lit : « Mon épouse me regardant, allongé, mal rasé, dit à voix basse, songeuse et un peu effrayée, il ressemble à Mallarmé. Et puis posa le jugement définitif, faustien, il sera sauvé, il a tant travaillé… » Ainsi, selon notre incertain Valéry, parla son épouse chrétienne et plutôt mal traitée par lui dans leur vie, autrefois petit soldat, avec sa sœur et Julie Manet leur cousine, du jeune escadron volant cher à Mallarmé. En fait, très peu avant la mort de son mari, et très probablement hors de sa portée, elle aurait dit ceci, à Mondor, qui le rapporta[5] : « Je suis tout à fait rassurée. Dieu le reconnaîtra. Il a tant travaillé chaque jour », puis, à son interlocuteur silencieux : « […] Je sais à quoi vous pensez. Vous trouvez qu'il ressemble à Mallarmé. » Le récit récrit l'anecdote, dans le sens de la vie et de l'œuvre de Valéry — dans le sens de sa tentative à lui, Hervé Dumez —, et il l'accrédite à nouveau, tout autrement, par la seule force de sa narration. L'ordre de l'hypothétiqueHervé Dumez lit et écrit en amateur. Il n'est pas un professionnel de la critique ou de la théorie littéraire ; il n'est pas un philosophe, il n'est pas un romancier : il enseigne à Polytechnique où il dirige l'Institut interdisciplinaire de l'Innovation, et il a reçu en 2015 un prix pour l'un de ses ouvrages, écrit dans sa discipline. Son affaire, professionnellement parlant, c'est la sociologie des systèmes d'organisation. Son autre vie, qui n'est pas peut-être, finalement, sans rapport avec sa vie officielle, c'est celle de cette lecture et de cette écriture, d'un certain système d'organisation, celui d'un esprit qui a voulu à toute force y aller voir. Ce qu'il tente, c'est un récit en quelque sorte heuristique : un récit hypothétique mais vrai, à la manière des hypothèses bien menées. Faire comme si Valéry écrivait sa vie, en animant cette tentative, lui Dumez, de sa ferveur. Ce que l'on peut regarder ici, c'est la demande qu'il y a dans sa question à lui : de se raconter, allusivement, lui-même. Car les hypothèses valent par la grandeur de leur objet et par les révélations qu'elles apportent, c'est-à-dire par le mouvement qui porte à les formuler et à les suivre, à se porter à leur hauteur. Pierre Campion [1] Hervé Dumez, Incertain Paul Valéry, p. 103. L'une des phrases directement empruntées aux Cahiers : volume I, édition de la Pléiade, 1973, p. 172. [2] Michel Jarrety, Paul Valéry, Fayard, 2008. Voir sur ce site un compte rendu de ce livre. Jarrety utilise les Cahiers comme mine de documents pour sa biographie, Dumez en tire le « Je » de son personnage. [3] Hervé Dumez : « Propos recueillis par Nathalie Jungerman », 30 août 2016, Lettre mensuelle de la Fondation de La Poste, édition de septembre 2016. [4] Hervé Dumez, ibid. [5] Voir Michel Jarrety, op. cit., p. 1205-1206. Comme les divers faits et allusions qui figurent dans le livre de Dumez, celui-ci a sa source, dans la relation de Mondor. |