RETOUR : La littérature dans les classes

RETOUR : Débats

 

Yvon Logéat, Nadine Tretschenkoff et Pierre Campion

Journée de formation des professeurs de français le 27 octobre 2000.
© : Yvon Logéat, Nadine Tretschenkoff et Pierre Campion.

 

 

UNE JOURNÉE DE FORMATION DES PROFESSEURS DE FRANÇAIS

Le 27 octobre 2000, au Lycée Sévigné de Cesson-Sévigné (académie de Rennes).

Responsables : Yvon Logéat et Nadine Tretschenkoff.

Invité : Pierre Campion.

Thème : littérature et oralité.

Orientation : les lettres vis-à-vis de la philosophie.

Intention : pratiquer, dans la même journée, une réflexion théorique sur la littérature, une réflexion sur la pratique d'enseignement, une application en classe.

 

I - TRAVAILLER L'ÉCRITURE DE LA PAROLE : FLAUBERT

Intervention de Pierre Campion (matinée)

Préambule

1 - Il s'agit de réfléchir sur un problème d'enseignement concernant la littérature, et donc au sein de notre discipline.

2 - Cela à travers une analyse littéraire (sur des textes de Flaubert[1]), une réflexion critique (sur la notion problématique d'écriture de la parole) et une réflexion théorique (sur un certain aspect de la littérature).

3 - Car, selon ma conviction, il ne pourra y avoir de réflexion sur l'enseignement de la littérature sans une dépense théorique, collective et individuelle, cela pour deux raisons :

– parce que nous ne pouvons pas avancer sur les conditions et les moyens de l'enseignement de la Littérature si nous ne réfléchissons pas constamment sur l'objet même de cet enseignement et sur les nécessités qu'il nous impose comme professeurs ;

– parce que nous avons à nous confronter à d'autres disciplines : les Langues, l'Histoire et la Géographie, et surtout la Philosophie, à leurs objets et à leurs finalités, à leurs méthodes. Et donc à spécifier les nôtres.

4 - Chacun voit bien que cette dernière discipline, notamment, a un corps de doctrine sur son enseignement, presque unanimement partagé entre les professeurs de Philosophie (intériorisé même), et qui l'oppose à nos efforts portant sur le renouvellement général des méthodes. Cela ne peut être par hasard : cela tient, explicitement ou non, à la nature même de la réflexion philosophique, et à la nature de la nôtre, implicite ou explicite. C'est aussi sur ce point que je souhaiterais avancer.

 

A - La notion d'écriture de la parole : une notion paradoxale

Je recherche ici un angle d'attaque théorique, angle évidemment particulier, propre à poser concrètement ces problèmes et, si possible, à indiquer une esquisse de solution.

1 - L'idée en est très simple : il y a, dans le corpus des œuvres littéraires, certaines œuvres, sans doute plus nombreuses qu'il ne le semble, qui fonctionnent sur le principe : « Ce qui est donné à lire est la parole de quelqu'un. » Par exemple, toute l'œuvre de Céline et toute la Recherche du temps perdu. Quant à la poésie lyrique, c'est probablement le régime même de son écriture.

2 - Ce paradoxe pourrait s'énoncer ainsi : « Comment peut-on écrire ce qui est supposé parlé ? » La fiction fondamentale de l'écriture, ici, est celle du parlé. Pour lui donner toute sa force, il ne serait pas mauvais de se souvenir du Phèdre de Platon et de l'opposition radicale que celui-ci institue entre la parole et l'écriture.

3 - Ce paradoxe se redouble aussitôt, pour nous, en celui-ci : « Comment étudier ce qui se donne comme l'écriture du parlé ? » Autrement dit, comment étudier des textes qui ne sont pas définitifs ou qui le sont d'une manière paradoxale, je dirais soumise par nature à une sorte d'exécution ultérieure et renouvelée sans cesse, celle de la lecture ?

B — Travail sur Flaubert, Madame Bovary

Mon point de vue sur le style de Flaubert est « philosophique ». Évidemment, la position que je vais énoncer ne fut nullement préméditée en vue de ce qui nous occupe aujourd'hui, mais elle y touche : je proposerai ce point de vue pour faire notre travail ici de littéraires et, au surplus, parce qu'il parlerait éventuellement à nos partenaires de la discipline philosophique. Car la littérature a à voir, mais à sa manière, avec des objets, des notions et des objectifs de leur discipline : ainsi l'enseignement de la Littérature aurait-il à voir, mais à sa manière, avec l'enseignement de la Philosophie.

1 - Le « réalisme » de Flaubert

Quel est, dans Flaubert, l'objet de la description et de la narration ? Non pas les choses comme on le dit souvent, mais la réalité des choses, leur mode d'être par rapport à nous, d'une certaine façon ce que Baudelaire appelait à propos de Gautier : « l'attitude mystérieuse que les objets de la création tiennent devant le regard de l'homme[2] ». Étant entendu ici que tout le mystère, si mystère il y a encore, tiendrait exclusivement au seul et simple fait qu'ils sont. Cela même qui sous nos yeux et en nous-mêmes, immédiatement, est l'altérité, dont il convient d'imiter ce mode même d'exister.

Autrement dit, Flaubert se poserait, mais à sa manière, « littéraire », la question qui est celle même de la métaphysique, selon Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Pourquoi chercher ailleurs et bien loin de nous cela qui littéralement nous crève les yeux ?

À preuve, dans le style de Flaubert : l'écriture de la saturation, qui repose sur la présomption de la continuité des choses au regard de la conscience, comme trait spécifique de la réalité du réel. Effets d'exhaustivité (effets, car l'exhaustivité est impossible), phrases maçonnées, paragraphes arrêtés, consciences stupéfiées…

À preuve encore, la notion flaubertienne de la bêtise : cela (id, es, ça) de chacun, qui est, à lui-même, la part aveugle et sourde (et muette), le manque absolu de la grâce, en un mot le trait irréductible en lui-même de la réalité, irréductible à la subjectivité, et qui le serait aussi à la narration romanesque, n'était l'ironie.

2 - La critique par l'ironie

Par l'ironie, Flaubert nous donne à entendre comment chacun voit ce qui est, c'est-à-dire les choses en leur caractère irréductible, vues comme parlées, à travers sa propre réalité, à lui-même irréductible.

L'ironie est donc le discours qui désigne les choses et les êtres en tant qu'elles et ils se refusent à un sujet qui n'est même pas le sujet de lui-même. L'ironie est la « solution » problématique de la narration : ce qui est autre ne peut être proprement ni décrit ni raconté ; « cela » ne peut être que désigné.

3 - Le feuilleté des voix dans Flaubert

Les personnages

Le narrateur

« Gustave Flaubert », l'homme privé, jamais complètement absent et reconnaissable notamment à la trivialité de certaines comparaisons, dont il partage la responsabilité avec tel ou tel personnage.

4 - Travail du texte

Le travail eut lieu sur le passage suivant de Flaubert :

[Après les visites que Charles fait au père Rouault, son patient, la fille du père Rouault, « Melle Emma », le raccompagne.]

Elle le reconduisait toujours jusqu'à la première marche du perron. Lorsqu'on n'avait pas encore amené son cheval, elle restait là. On s'était dit adieu, on ne parlait plus ; le grand air l'entourait, levant pêle-mêle les petits cheveux follets de sa nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de dégel, l'écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil ; elle alla chercher son ombrelle, elle l'ouvrit. L'ombrelle, de soie gorge-de-pigeon, que traversait le soleil, éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-dessous à la chaleur tiède ; et on entendait les gouttes d'eau, une à une, tomber sur la moire tendue. (Madame Bovary, Première partie, chapitre II, Le Livre de Poche, 1983, p. 50.)

Ce travail consista à définir le point de vue de Charles et les deux perspectives temporelles mutuellement impliquées en lui (celles de Charles aux Bertaux et de Charles plus tard, après l'histoire…), la critique ironique par les deux instances à leur tour impliquées (celle de Charles, plus tard, et celle du narrateur), à déterminer les éléments stylistiques du style indirect libre : le temps des verbes et la déictisation générale comme grammaire propre du discours ironique de la désignation (démonstratifs, articles, pronoms personnels, ponctuation…).

5 - Suggestion d'une perspective pédagogique

Les textes de l'écriture de l'oralité sont écrits comme étant à lire par l'intériorisation de la parole (purement mentale).

Le fait de les faire lire à haute voix et apprendre aux élèves poserait la question théorique du statut de cette lecture : légitime certainement, mais non exactement adéquat. Ce serait une exigence de l'enseignement des lettres : une exigence heuristique (en vue de la connaissance des œuvres…) et provisoire (en vue des lectures à venir de chaque élève…). De même, cette lecture ne saurait se confondre avec une lecture expressive de comédien ou de quelque professionnel que ce soit.

D'autre part, et dans le même esprit, on pourrait demander aux élèves de récrire tel texte…

Chacun peut voir l'intérêt que représenterait ce travail pour l'intériorisation de l'écriture de tel écrivain et, par l'écriture, de sa vision du monde… Autrement dit, on n'aurait pas alors une vision techniciste de l'analyse littéraire. Mais évidemment le corollaire s'ensuit : au niveau de l'enseignement, ces textes ne relèvent pas du cours magistral mais de la libre appropriation enseignée à chacun dans la collectivité de la classe. Bien entendu « libre appropriation » ne signifie nullement arbitraire, ne serait-ce que parce que la grammaire du style indirect formule ses déterminations de manière parfaitement analysable et formulable.

 

 

II - ENSEIGNER L'ÉCRITURE DE LA PAROLE

Intervention de Yvon Logéat (début d'après-midi)

Présentation de l'activité aux professeurs en formation

1) Notre intention

Notre désir de trouver une connivence avec nos élèves dans le domaine de l'enseignement de la littérature doit nous amener à varier nos approches de l'analyse du texte littéraire. La réflexion de Pierre Campion sur l'écriture de l'oralité est un moyen d'approcher l'analyse de textes aussi difficiles que ceux de Flaubert.

2) Ce qui a déjà été réalisé en classe. Un travail avec les élèves sur le point de vue et la tonalité.

Les élèves viennent de travailler sur des textes de Didier Daeninckx et ils ont dû transformer des passages d'une œuvre en faisant varier les points de vue. L'objectif de ce travail était de leur faire sentir l'ironie présente à travers le regard d'un personnage. Bien entendu, la transposition mécanique de l'exercice n'était pas notre but, dans les deux heures de cours qui allaient clore notre séquence avant les vacances. Il s'agissait plutôt de faire percevoir la singularité de deux écritures et la complication extrême des points de vue impliqués dans un passage de Flaubert.

Le texte cité plus haut par Pierre Campion a été travaillé comme suit pendant une heure de cours, deux jours auparavant.

1 - Le texte est distribué aux élèves, le professeur leur résume brièvement l'intrigue du roman, en insistant sur la naïveté de Charles et l'insatisfaction d'Emma après leur mariage.

2 - Chaque élève répond ensuite aux questions suivantes en s'appuyant sur une lecture analytique du texte :

- Quel est le point de vue développé ici ?

- Quelle est la tonalité du texte ?

3 - Une interprétation du passage d'un autre chapitre de Madame Bovary par le comédien Eric Chartier est montrée aux élèves. Il s'agit de la rencontre entre Léon, Emma et Charles après une séance à l'opéra de Rouen. La tonalité ironique du passage est fortement mise en relief par le comédien.

4 - Voici comment étaient écrites au tableau les impressions de la classe.

Madame Bovary

Passage n° 1

Lecture individuelle

Texte

Sur le seuil de la ferme

Passage n° 2

Lecture du comédien

Après le spectacle à Rouen

Monotone

 

 

On n'a pas perçu la critique

On sent un malaise

Charles attend l'adultère

Il est complaisant

Il est naïf

Emma doit décider

Critique d'Emma

Le point de vue

1) C'est un point de vue externe. On ne connaît pas les sentiments des personnages

On regarde sans s'en mêler

Regard de caméra.

2) C'est le point de vue de Charles

Beauté détaillée, hanches, blancheur

Cliché « qui se tortillaient comme des banderoles »

« On n'avait pas encore » = travailleur de la ferme

Autres « on » = moi et elle.

Il va se passer quelque chose

Complicité

Il se passe quelque chose

 

3) Préparation de l'heure de cours. On examine les remarques faites par les élèves.

Le but recherché est de rendre plus transparent le sens du texte grâce à une lecture à haute voix du texte par plusieurs élèves.

Trois élèves liront donc le texte à voix haute. Des remarques seront faites sur leur lecture. Chacun relira le texte en lecture silencieuse (5 mn). Le texte sera reconstitué collectivement. Puis chacun s'efforcera de le récrire personnellement.

 

 

III — TRAVAILLER EN CLASSE L'ÉCRITURE DE LA PAROLE

Classe conduite par Yvon Logéat (après-midi)

D'abord, quelques préliminaires sur le côté exceptionnel du cours : il se tient dans un amphi faute d'une autre salle assez spacieuse, il y a dans la salle quinze professeurs, il s'agit d'expérimenter un mode d'approche différent des textes.

Ensuite, la lecture à haute voix est faite par des élèves volontaires. Des erreurs significatives sont mises au jour (en rouge dans le texte : avec parenthèses, rajouts dans la lecture ; sans parenthèses, absence du terme) :

Elle le reconduisait toujours jusqu'à la première marche du perron. Lorsqu'on n'avait pas encore amené son cheval, elle restait là. On s'était dit adieu, on ne (se) parlait plus ; le grand air l'entourait, levant pêle-mêle les petits cheveux follets de sa nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de dégel, l'écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil ; elle alla chercher son ombrelle, elle l'ouvrit. L'ombrelle, de soie gorge-de-pigeon, que traversait le soleil, éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-dessous à la chaleur tiède ; et on entendait les gouttes d'eau, une à une, tomber sur la moire tendue. (Madame Bovary, Première partie, chapitre II, Le Livre de Poche, 1983, p. 50.)

Après trois lectures à voix haute et un temps de lecture silencieuse, le texte est reconstitué à peu près intégralement, au tableau dans une atmosphère assez joyeuse, comme pour relever un défi.

Voici enfin trois textes d'élèves, reconstitués ensuite par écrit. Les erreurs, transformations ou oublis sont en rouge. Le troisième texte, rédigé de façon sérieuse, sans que l'élève ait jamais regardé le texte, témoigne d'une capacité de mémorisation étonnante. Cela aussi, ce type d'exercice permet au professeur de le percevoir.

Elle le raccompagnait toujours sur le seuil de sa porte. Elle attendait là, qu'on apporte son cheval. Levant pêle-mêle ses cheveux et les bouts de son tablier comme des banderoles ; la neige faisait fondre les couvertures des toits. Elle alla chercher son ombrelle de soie gorge-de-pigeon que…Corinne

Elle le reconduisait toujours jusqu'à la première marche du perron, lorsqu'on n'avait pas encore amené son cheval, on restait là. On s'était dit adieu, on ne se parlait pas. Le grand air l'entourait, levant pêle-mêle les cheveux follets de sa nuque et les cordons de son tablier qui se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de dégel…Gabriel

Elle le reconduisait toujours jusqu'à la première marche du perron. Lorsqu'on n'avait pas encore amené son cheval, elle restait là. On s'était dit adieu, on ne parlait plus. …….levant pêle-mêle les petits cheveux follets de sa nuque ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui se tortillaient comme des banderoles. Une fois par un temps de dégel, l'écorce des arbres suintaient dans la cour ; la neige sur les couvertures de bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil ; elle alla chercher son ombrelle, elle l'ouvrit. L'ombrelle, de soie gorge-de-pigeon, que traversait le soleil, éclairait les reflets mobiles de sa figure à la peau blanche. Les gouttes tombaient dans la chaleur tiède, une à une, sur la moire tendue. Domitille

L'analyse de ces textes n'a pas été faite. On pourrait, pour une lecture analytique approfondie revenir sur les modifications apportées au texte. Quelle meilleure perception de Flaubert que de voir par exemple que l'on rajoute le pronom « se », devant le verbe parler, ou que l'on oublie l'article « un » devant « temps de dégel », deux erreurs qui empêchent de percevoir qu'ici c'est le point de vue de Charles qui primerait.

 


NOTES

[1] Il était prévu de travailler aussi sur Proust. Faute de temps, cela ne put se faire.

[2] Baudelaire, « Théophile Gautier [I] », dans Baudelaire, Œuvres complètes, Pléiade, tome II, p. 117.


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