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Pierre Campion : Penser l'Histoire en historien. François Furet : Penser la Révolution française.
Conférence prononcée au lycée Chateaubriand de Rennes le mardi 23 octobre 2007.

Mise en ligne le 9 janvier 2008.

Sur le site de Fabula, voir l'information en date du 30 mai 2008 : Parution d'une nouvelle revue, Écrire l'histoire, les deux premiers numéros.

© : Pierre Campion.


Penser l'Histoire en historien

François Furet : Penser la Révolution française

Sous le libellé « Penser l'Histoire », votre programme impose un texte de théâtre (Horace de Corneille), des passages d'un mémorialiste (les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand), un livre de « journalisme » politique et philosophique (Le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte de Marx). Mais où sont donc les historiens ? Serait-ce que ceux qui, par profession et au nom de leur science, racontent l'Histoire ou l'étudient ne penseraient pas l'Histoire, ou même qu'ils en seraient incapables ? Il ne manquait pourtant pas de noms d'historiens qui auraient pu s'inscrire ici comme penseurs de l'Histoire : Thucydide, Michelet et, plus près de nous, Duby par exemple ou Paul Veyne.

Dans le but, sinon de réhabiliter la capacité philosophique des historiens (ils n'en ont pas besoin !), du moins de continuer à interroger l'esprit de votre programme et à l'approfondir, je vous propose ce soir un nom et un livre : ceux de François Furet (1927-1997) et de son ouvrage Penser la Révolution française (1978) parce que, lui, de manière sans aucun doute provocante, annonce précisément un projet de pensée à l'égard d'un certain événement historique[1]. Et de quel événement ! Celui justement qui inquiéta Chateaubriand si fort et toute sa vie, qui pesa sur tout le XIXe siècle, et qui inspira mainte réflexion à Marx, — la mère des révolutions, le modèle par excellence de l'événement historique : la Révolution française…

Encore un mot pour dire comment, en tant que professeur de lettres, je suis venu à Furet et pourquoi je me permets, n'étant pas historien, de parler pourtant de lui. Travaillant Chateaubriand, Hugo, Balzac, Stendhal, Flaubert, Michelet, Renan, Tocqueville…, j'ai constaté combien pour eux la Révolution française faisait question et quelquefois mystère, et comment ils étaient hantés par son retour obsessionnel dans leur histoire. Trouvant Furet, je rencontrais un historien contemporain qui écrivait justement de ce problème.

François Furet et son livre

François Furet est mort il y a dix ans, et cet anniversaire a vu une floraison de publications et de commentaires[2].

Il fut, avec Denis Richet (1927-1989) et Mona Ozouf (née en 1931), le promoteur et l'inspirateur d'un travail collectif sur la Révolution française qui, à l'origine, n'était pas mené principalement contre l'historiographie marxiste de la Révolution[3]. Son autre grand ouvrage, c'est ce Passé d'une illusion (1995), critique en règle du bilan du communisme, qui lui valut et lui vaut encore tant de critiques, parfois violentes. Bref, l'œuvre et la pensée de Furet sont marquantes et font problème et discussion, dans les cercles des historiens mais aussi dans l'intelligentsia et dans la politique.

Cependant, je ne chercherai pas à savoir si Furet a raison ou tort de penser comme il la pense l'histoire de notre Révolution ni à dire si sa description et sa vision sont dépassées par l'historiographie actuelle de la Révolution, mais justement et seulement à présenter l'esprit et, en quelque sorte, la philosophie et l'écriture de son projet. Cela pour essayer de mettre en lumière, à travers un exemple et le cas d'un historien, la difficulté en général de penser l'Histoire.

Qualifié après coup par Mona Ozouf de « grand livre » apparemment « biscornu », « reçu, écrit-elle, comme un coup de pistolet dans un concert[4] », et écrit avec une sorte d'allégresse, le livre Penser la Révolution française présente en effet une structure peu habituelle : la seconde partie reprend des articles écrits auparavant et la première, le cœur du livre, en fait la synthèse — et c'est cette première partie (« La Révolution française est terminée ») que je travaillerai principalement. Autre facteur de complexité, le livre revêt à la fois un caractère polémique et une dimension de réflexion historienne et philosophique.

1 - Penser l'Histoire : déterminer des périodisations

La première pensée de l'Histoire ici envisageable est spécifiquement une pensée d'historien, j'entends une construction rationnelle de tel fait historique dans l'ensemble immense des données de fait de l'histoire, l'une de ces constructions que tout historien produit en vue de comprendre l'histoire :

[…] toute interprétation de la Révolution suppose un découpage chronologique. (p. 37-38)

Il y a pensée de l'événement historique — et par exemple de la Révolution française — lorsque l'historien institue cet événement comme tel — en sa singularité et en sa nature de fait significatif —, et le comprend (aux deux sens de ce terme) entre les bornes amont et aval d'une période d'événements. Ainsi se définissent des rationalités qui ne sont pas seulement celles des causes et conséquences mais aussi toutes relations qui confèrent un sens à cet événement au sein d'autres événements ordonnés à lui par le repérage de traits propres à tous ces événements — traits tenant aux déterminations économiques, aux représentations mentales et culturelles de l'époque, à son langage, etc.
La première conceptualisation des événements historiques — et elle appartient en propre à l'historien —, c'est la périodisation.

Mais la difficulté, avec tout événement historique, c'est précisément que cette opération de périodisation est le plus souvent problématique. En effet, ce qui caractérise l'événement, en tant que tel, c'est justement son surgissement, son caractère singulier ; d'autre part et surtout, la périodisation relève d'une décision de « bornage » : quand la période propre à tel événement commence-t-elle et quand finit-elle ? Il y a là des décisions de l'historien, raisonnées certes mais construites, explicitables et, le plus souvent, explicitées.

Ce problème général de la périodisation, que tous les historiens connaissent s'agissant de tout événement, devient très difficile et même quasi impossible, selon Furet, avec la Révolution française. C'est un point essentiel dans sa position, dans son raisonnement et dans son interprétation.

Le commencement de la Révolution : il y a bien sûr le 14 juillet 1789. Mais il y a eu auparavant des événements essentiels comme le renvoi de Necker, la convocation des États généraux, etc. J'ajoute, personnellement et pour prendre un fait littéraire de première importance : il pourrait y avoir la première du Mariage de Figaro (1784). Et puis, dit Tocqueville en proposant cette fois une extension énorme, le processus d'égalisation de la société française était en marche depuis les débuts de la Royauté et il connut une acmé avec l'absolutisme de Louis XIV[5].

Autre débat, toujours très présent en général et repris dans ce livre par Furet : y a-t-il continuité dans la Révolution ou rupture déjà entre 89 et 93 ? La Révolution est-elle ou non « un bloc », selon une image souvent employée et débattue par les historiens ?

Enfin, quand finit-elle ? Avec Thermidor, ou avec le Consulat, ou avec l'Empire, ou en 1815 ? Ou encore plus tard ?

Je rêve aussi d'une histoire de la Révolution infiniment plus longue, beaucoup plus étirée vers l'aval, et dont le terme n'intervient pas avant la fin du XIXe siècle ou le début du XXe siècle […]. (p. 17)

Ainsi 1830, puis 1848, puis la Commune de 1871 ranimeront 1789[6]. Ensuite une guerre sourde opposera la République et la contre-Révolution jusque dans les années 1880. Puis surgira 1917… Mais, au sujet de la Révolution, la division perdurera entre les Français et l'esprit contre-révolutionnaire resurgira avec la Collaboration et le pétainisme. Ainsi Furet pense-t-il pouvoir traquer jusqu'à presque nos jours immédiats un conflit toujours renaissant, jusqu'à une espèce de pacification, qui serait toute récente… En somme, écrit-il par une espèce de boutade et de provocation maintenant et enfin, « la Révolution française est terminée » (titre de sa première partie).

Et, du coup, si cette constatation est juste — si sa période est close, ou clôturable —, alors la Révolution deviendrait pensable, notamment parce que, sortis désormais de la Révolution de 1917, enfin nous serions sortis de la Révolution française… D'une certaine façon et si j'ose dire, onze ans après la publication du livre, l'année 1989 marquerait cette fin, et doublement : par les cérémonies commémoratives et pacifiées du bicentenaire et par la chute du mur de Berlin…

Mais justement la Révolution française est-elle, en ce moment même, vraiment terminée ?

2 - Penser l'Histoire : penser le mythe de la Révolution française

Mais pourquoi cette extension quasiment indéfinie, en aval, de notre Révolution ? Et qu'est-ce qui fait qu'elle serait enfin terminée, selon Furet ? En d'autres termes, pourquoi la Révolution, jusqu'ici, n'était-elle pas périodisable ni donc pensable ?

C'est ici qu'il faut introduire l'idée selon laquelle la Révolution, jusqu'aux toutes dernières années selon Furet, relèverait elle-même du mythe et aurait été mythifiée par les historiens eux-mêmes.

a) La Révolution française comme mythe

Qu'est-ce qu'un mythe ? C'est à la fois un événement de l'ordre imaginaire, considéré comme fondateur, une représentation agissante de cet événement dans l'esprit des acteurs de l'Histoire au présent et un récit qui renouvelle dans le présent cet événement du passé. Ainsi de l'histoire de la Révolution :

Depuis bientôt deux cents ans, l'histoire de la Révolution française n'a cessé d'être un récit des origines, donc un discours de l'identité. Au XIXe siècle, cette histoire est à peine distincte de l'événement qu'elle a pour charge de retracer, puisque le drame qui commence en 1789 ne cesse de se rejouer, génération après génération, autour des mêmes enjeux et des mêmes symboles, dans une continuité du souvenir transformé en objet de culte, ou d'horreur. (p. 20)

On rencontre donc ici deux niveaux des occurrences du mythologique : celui de l'historien comme Michelet, qui entend explicitement faire revivre la Révolution française et celui des acteurs de l'Histoire, qui prétendent rejouer sur la scène de l'Histoire l'événement fondateur de la liberté. Ici vous reconnaissez sans doute une position qui rappelle le début fracassant du 18 Brumaire de Marx, tel qu'il stigmatisait les révolutionnaires de 1848 : « Hegel note quelque part que tous les grands événements et personnages historiques surviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : une fois comme grande tragédie et la fois d'après comme misérable farce. […] La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. […][7] » Bref, le mythe est le mode selon lequel un événement historique continue d'agir dans l'Histoire. Telle serait la Révolution française, à la fois dans notre Histoire et dans notre historiographie, et ainsi se comprendrait la difficulté de lui assigner une fin et même un début objectivement définissables, — tant que son mythe agirait comme mythe.

Dès lors penser l'événement historique revient à opposer à ses représentations mythiques non seulement l'érudition historique (p. 24) mais une ou des conceptualisations de cet événement. Évidemment, ce n'est pas dire que la Révolution française n'a pas eu lieu, c'est la rétablir dans sa nature d'événement historique, c'est l'enlever à une forme prégnante de la mémoire pour la rendre à l'histoire.

Mais, pour ce faire, il faut d'abord traverser le fait du mythe, c'est-à-dire, dans les termes de la philosophie du soupçon[8], le reconnaître et le faire reconnaître comme tel, entendons le soupçonner, c'est-à-dire, renonçant à le réfuter de manière factuelle et rationnelle (il est inaccessible aux faits, aux raisons, redressements, réfutations), introduire le doute de l'enquêteur (en grec ancien, historia, c'est l'enquête) ou, à l'instar de Marx, la brutalité du polémiste. Ensuite il faut l'interpréter, c'est-à-dire déployer ses raisons à lui : sa cohérence mentale et conceptuelle, ses motivations et ses intérêts, bref son sens, ce sens fût-il celui d'une construction illusoire. En même temps, il faut opposer aux rationalisations a posteriori du mythe de véritables conceptualisations d'historien.

C'est précisément ce que Furet entend faire.

b) Penser l'Histoire : déclarer la fin du mythe

Un mythe ne disparaît pas de lui-même. Il peut même se survivre longtemps si l'on ne s'avise pas qu'il est épuisé, que ce dieu-là aussi est mort. C'est ce que veut faire Furet en constatant : « La Révolution française est terminée », en notant le « “refroidissement” de l'objet “Révolution française” » (p. 27) et en expliquant cette fin d'une part par le fait que « la critique du totalitarisme soviétique […] a cessé d'être le monopole ou le quasi monopole de la pensée de droite, pour devenir le thème central d'une réflexion de gauche » (pp. 27-28) et, d'autre part, par « les mutations du savoir historique » :

L'histoire en général a cessé d'être ce savoir où les « faits » sont censés parler tout seuls, pourvu qu'ils aient été établis dans les règles. (p. 30)

Entendons que, à la fois, les événements de l'Histoire, selon le savoir historique contemporain, ne sont pas par eux-mêmes signifiants et qu'ils ne délivrent pas non plus un message vrai les concernant, à travers notamment le discours des acteurs sur eux-mêmes et sur leurs actions.

c) Penser l'Histoire : « rompre le cercle vicieux de l'historiographie commémorative » (p. 26)

Métahistoire si l'on veut, l'entreprise de Furet examine comment la Révolution française est objet d'histoire, à sa manière, c'est-à-dire comment l'histoire de ses histoires (de celles que ses historiens ont élaborées) est à la fois le lieu du déploiement de son mythe et celui de la ressource pour qui veut le penser : « Plus que jamais, au XXe siècle, l'historien de la Révolution française commémore l'événement qu'il raconte, ou qu'il étudie » (p. 25). En même temps, toutes ces histoires de la Révolution qui se déchirent entre elles « ont en réalité un terrain commun : elles sont des histoires de l'identité » (p. 26).

- Michelet est le premier grand historien de la Révolution française[9]. Il pratique l'histoire comme la reviviscence de l'événement originaire :

Michelet fait revivre la Révolution de l'intérieur, Michelet communie, commémore. […] Michelet s'installe dans la transparence révolutionnaire, il célèbre la coïncidence mémorable entre les valeurs, le peuple et l'action des hommes. (p. 35)

- L'historiographie républicaine : à propos de Robespierre, « l'historiographie républicaine, avec Mathiez, a fait de ses vertus morales l'explication de son rôle public » et Furet évoque « le débat sur l'honnêteté de Robespierre par rapport à la corruption de Danton » comme un « remake universitaire des procès de 1794 » (p. 95)[10].

- « Produit d'une rencontre confuse entre le jacobinisme et le léninisme » (p. 206), « l'historiographie “marxiste” (que j'appellerais plutôt jacobine) de la Révolution française est plus que jamais aujourd'hui l'historiographie dominante » (p. 135)[11]. Fondamentalement, en effet, il y a cette polémique avec l'historiographie marxiste de la Révolution, c'est-à-dire avec Soboul et Mazauric[12]. Il lui reproche de rechercher des causes rationnelles à un événement qu'elle présente comme fondateur (p. 31). Il lui reproche aussi et essentiellement de penser la Révolution à travers 1917 voire à travers leur position politique du moment et, pour ce faire, de la présenter simplement comme une révolution de la bourgeoisie contre la féodalité, destinée à préparer les conditions d'une révolution prolétarienne. Ainsi, dit Furet, ils substituent à la complexité et à la fluidité des choses et des événements un schéma grossier et téléologique, c'est-à-dire construit en vue d'annoncer et d'expliquer l'avenir :

La « Révolution bourgeoise » est un monstre métaphysique qui déroule des anneaux successifs dans lesquels il étrangle la réalité historique pour en faire, sub specie aeternitatis, le terrain d'une fondation et d'une annonciation. (p. 193)

Le livre Penser la Révolution française dit donc très bien sur quels points et comment se fait la rupture avec l'historiographie marxiste encore régnante alors. Résumons ces points :

1. La Révolution française ne forme pas un tout : la Terreur (1793-94) fait rupture dans cette histoire, ne serait-ce que comme la forme épurée de la démocratie directe.

2. La Révolution française s'étend en amont de 1789 et en aval de Thermidor.

3. La Révolution française relève d'une histoire politique — entendons d'une histoire des luttes de pouvoir telles qu'elles se déroulent dans des conditions en effet inédites et à travers des formulations idéologiques —, et non d'une histoire économique : « La révolution, c'est l'imaginaire d'une société devenu le tissu même de son histoire » (p. 206).

4. La Révolution française — comme événement historique — ne relève pas de la nécessité. Elle n'était pas écrite d'avance.

d) Penser l'Histoire : deux références positives, Tocqueville et Cochin

Il y a deux références, fondamentales et articulées entre elles, que Furet oppose à l'historiographie mythologique. D'un côté il y a Tocqueville[13] comme le penseur de la continuité (la Révolution continue un processus antérieur et long d'égalisation commencé par les rois), de l'autre il y a Cochin[14] (la Révolution constitue une rupture dans l'histoire).

Tocqueville, par opposition à Michelet (passage déjà évoqué plus haut, en partie) :

Michelet fait revivre la Révolution de l'intérieur, Michelet communie, commémore, alors que Tocqueville ne cesse de creuser l'écart qu'il soupçonne entre les intentions des acteurs et le rôle qu'ils jouent. Michelet s'installe dans la transparence révolutionnaire, il célèbre la coïncidence mémorable entre les valeurs, le peuple et l'action des hommes. Tocqueville ne se borne pas à mettre en question cette transparence, ou cette coïncidence. Il pense qu'elles masquent une opacité maximale entre l'action humaine et son sens réel […] ; Il y a un gouffre entre le bilan de la Révolution française et les intentions des révolutionnaires. (p. 35)

Passage capital, en ce sens qu'il pratique une opposition décisive et qu'il décrit terme à terme l'opposition entre les deux méthodes. Notamment il marque le soupçon de l'historien à l'égard des intentions des acteurs et, en même temps, il suggère les illusions qui animent ceux-ci à l'égard de leur propres actions : Tocqueville pratique l'histoire comme une interprétation.

Ainsi, l'immense mérite de Tocqueville, aux yeux de Furet, a-t-il consisté à la fois à « introduire le doute » et à proposer « un effort de conceptualisation » de la Révolution :

Dans ce jeu de miroirs où l'historien et la Révolution se croient sur parole, puisque la Révolution est devenue la principale figure de l'histoire, l'Antigone insoupçonnable des temps nouveaux, Tocqueville introduit le doute au niveau le plus profond : et s'il n'y avait, dans ce discours de la rupture, que l'illusion du changement ? […] Si Tocqueville est un cas unique dans l'historiographie de la Révolution, c'est que son livre oblige à décomposer l'objet « Révolution française », et à faire à son sujet un effort de conceptualisation. (pp. 36 et 37)

D'autre part, Tocqueville, comme on l'a déjà indiqué, déplace en amont le début de la Révolution, en prenant en compte la première politique égalitaire, celle des rois de France.

Mais, justement, Tocqueville ne parvient pas à comprendre ni même peut-être à considérer l'événement de la Révolution française. C'est ce point que le Courant situé dans la deuxième partie, « Tocqueville et le problème de la Révolution française » analyse et démontre, en mettant en évidence ce fait : Tocqueville n'est pas un historien ; il ne parvient pas à envisager le dynamisme de la Révolution : « La France de la fin de l'Ancien Régime pose à Tocqueville un problème complètement différent, celui d'une histoire, d'un changement, d'une révolution » p. 245. Certes on ne peut se borner à raconter l'Histoire, on ne peut pas considérer l'Histoire comme un drame ; mais encore faut-il conserver le sens de l'événement, de la dynamique, de la rupture.

Cochin : c'est « la Révolution comme discontinuité politique et culturelle » (p. 53), par « une mise à feu » (p. 55).

Qu'est-ce qui intéresse Cochin ? Très exactement ce que Tocqueville n'a pas, ou à peine, traité. Non pas la continuité entre l'Ancien Régime et la Révolution, mais la rupture révolutionnaire. […] Bref, conceptualiser Michelet, analyser ce qu'il a senti, interpréter ce qu'il a revécu. […] Bref, il porte l'esprit déductif de Tocqueville dans la matière échevelée de Michelet. […] il s'agit de penser le jacobinisme au lieu de le revivre. (p. 53)

Ainsi Cochin, lui aussi mais non à la manière de Tocqueville, se situe-t-il par rapport à Michelet comme son interprète.

Son apport consiste en trois traits : d'une part, la considération de la Révolution comme un mouvement, une dynamique sui generis ; d'autre part, la distinction entre le vécu des révolutionnaires et le sens réel de leurs actions ; enfin, la dimension du phénomène révolutionnaire comme événement torrentiel dans la société : travail des sociétés de pensée comme lieux et réseaux où se forment l'idée et la pratique d'une opinion politique[15], accession de cette pensée au pouvoir et approfondissement entre 1789 et 1793, nature du jacobinisme comme confusion entre la société civile, la volonté du Peuple, l'État et la « machine » travaillant à maintenir et à faire fonctionner cette confusion à travers des mesures d'exclusion qui tendent à pallier l'écart inévitable entre la pureté d'un processus de pouvoir et la réalité mêlée de la société réelle[16] (pp. 270-282).

Ainsi Cochin complète-t-il Tocqueville en ce sens que, lui, il considère la Révolution française comme une rupture. Cela en mettant en évidence un processus politique qui se développe au sein de la société civile et qui consiste à constituer des discours et des groupes où se forme un tout nouveau mode de pouvoir. Là où le pouvoir royal, en vertu du vieux pacte national théorisé par Boulainvilliers, s'exerçait au nom de la nation franque, les Révolutionnaires affirment les uns après les autres et les uns contre les autres, et cette fois d'après Rousseau, leur légitimité à exercer directement et de manière pour ainsi dire pure, la souveraineté du Peuple français. Ce retournement brutal d'une idée ancienne, c'est ce que Furet appelle « une mise à feu » (p. 55).

Suivant Cochin, un événement survient donc dans la longue durée tracée par Tocqueville, une rupture politique qui a lieu dans le symbolique :

[La Révolution] tient moins dans un tableau de causes et de conséquences que dans l'ouverture d'une société à tous ses possibles. Elle invente un type de discours et un type de pratique politique, sur lesquels, depuis, nous n'avons cessé de vivre. (p. 80)

Ainsi, on le voit, la Révolution est bien un événement de rupture, qui inaugure l'espace politique où nous vivons encore.

D'une certaine façon, par Cochin, la Révolution se perd dans tout ce qui l'a suivie ; par Tocqueville, dans ce qui l'a précédée.

e) Conclusion sur ce point

Ainsi, penser l'Histoire de la Révolution française, c'est d'abord penser les histoires de ses historiens, c'est-à-dire les confronter entre elles et confronter leurs raisons et les modalités de ces raisons. C'est aussi ouvrir cette histoire à des savoirs non spécifiquement historiens comme ce qui deviendra la science politique (avec Tocqueville) ou ce qui était déjà la sociologie (avec la référence de Cochin à Durkheim). Autrement dit, c'est considérer l'événement historique comme objet de significations plurielles, elles-mêmes historiquement situées.

Comprendre la Révolution française, c'est donc déjà articuler entre elles les histoires qu'elle a suscitées, c'est montrer et maintenir son caractère problématique, c'est refuser qu'elle soit l'objet d'une science et d'un discours uniques.

C'est proposer une explicitation problématique de la Révolution française.

3 - Penser l'Histoire : proposer une conceptualisation de la Révolution française

Il faut d'abord rappeler en quoi consiste, selon Furet, « le nouveau savoir de l'histoire », en tant que celui-ci va à la fois contre l'histoire mythologique et contre l'histoire positiviste :

[L'histoire] doit dire le problème qu'elle cherche à analyser, les données qu'elle utilise, les hypothèses sur lesquelles elle travaille et les conclusions qu'elle obtient. (p. 30)

C'est ce qu'il appelle « la voie de l'explicite » (id.). Comme on l'a déjà indiqué, et en liaison avec l'idée de soupçon, l'historien de la Révolution doit annoncer non plus ses couleurs mais ses concepts (p. 29), et l'événement de la Révolution française doit donc faire l'objet d'une conceptualisation.

Les opérations de la conceptualisation que pratique Furet pourraient se formuler ainsi : définir les événements qui forment la Révolution, les construire entre eux, révéler leur sens (les expliciter, les interpréter), déclarer ses propres problématiques — ce qui signifie, comme j'ai dit plus haut, opposer aux rationalisations du mythologique les rationalités de l'historique. En somme, la conceptualisation substitue une analyse au récit, lequel est suspect de complaisance au mythologique.

À travers cette mise en place critique et nourrie par les travaux menés depuis plusieurs années — certains de ces travaux figurant dans la deuxième partie du livre —, son étude historique de la Révolution française (un travail proprement d'historien) dégage les traits suivants :

1 – La Révolution française est un événement de l'ordre du politique, et l'ordre du politique appartient à l'ordre du symbolique.

2 – En effet, elle se caractérise par l'avènement d'un nouveau phénomène du gouvernement, au nom d'un mandat implicite confié par la société française. À l'ancien contrat entre la société française et le pouvoir royal (contrat théorisé, diversement, par Boulainvilliers[17] et Montesquieu) se substitue brusquement le nouveau contrat entre le peuple et le pouvoir qui l'exprimerait directement (théorisé par Rousseau) : non seulement la démocratie apparaît mais la forme non représentative de la démocratie.

3 – Ainsi l'histoire propre de la Révolution, dans sa périodisation courte, sera celle des luttes où tels puis tels cherchent à s'approprier la volonté du peuple par le verbe, en excluant les autres de cette appropriation, ou de cette identification.

4 – Un exemple de « conceptualisation » : la Terreur et Thermidor. En un sens, la Terreur est le moment bref de la radicalisation, entre les mains de Robespierre, du discours de l'identification à la volonté du peuple par l'instrumentalisation de la théorie du complot censément perpétré contre cette volonté[18]. Et Thermidor représente le renversement de cette conception d'une expression organique de la volonté du peuple par une conception du pouvoir comme représentation de cette volonté. Cependant les Thermidoriens reprennent à leur compte la guerre des Jacobins, devenue entre temps celle du Salut public : « Parce qu'elle est devenue le sens de la Révolution, la première guerre démocratique des temps modernes est sans autre fin que la victoire ou la défaite totale » (p. 118). Mais, ce faisant, les Thermidoriens (puis Bonaparte, précise Furet plus loin[19]) reprennent « des tendances séculaires de la société française » (p. 119) : l'esprit de croisade, l'autorité des bureaux et du pouvoir central, et, « purifiées par la démocratie, les ambitions de leur histoire ».

Le 9 Thermidor marque ainsi non pas la fin de la Révolution, mais celle de sa forme la plus pure. En rendant au social son indépendance par rapport à l'idéologie, la mort de Robespierre nous fait passer de Cochin à Tocqueville. (p. 119)

Et aussitôt :

En même temps que deux époques, le 9 Thermidor sépare deux concepts de la Révolution. Il met fin à la Révolution de Cochin. Mais il laisse apparaître, au contraire, la Révolution de Tocqueville. Cette charnière chronologique est aussi une frontière intellectuelle. Elle découpe les interprétations sous l'apparence de la durée. (p. 121)

Ces deux passages explicitent exactement ce que Furet entend par une conceptualisation : une construction des faits nécessaire à leur intelligibilité, l'une de ces distinctions abstraites que la pensée forme en vue de la compréhension de l'Histoire, l'articulation entre elles de deux interprétations de ce moment historique particulier, représentée chacune sous le nom de l'un des deux penseurs.

5 – Au terme de cette conceptualisation, mais moins en vertu des incertitudes ou des hésitations de la pensée que par l'effet des différents points de vue pris sur la Révolution, on récapitule plusieurs fins de la Révolution française : en un sens la Révolution est terminée au 9 Thermidor (par l'abolition de sa formule pure en la personne de Robespierre), en un autre sens avec l'Empire (« La Révolution est terminée puisque la France retrouve son histoire, ou plutôt réconcilie ses deux histoires » p. 129-130), en un troisième sens, vers 1889, avec la République de Jules Ferry, quand le Parlement adopte la Marseillaise comme hymne et le 14 Juillet comme fête nationale[20], et en un quatrième sens avec notre âge, qui voit à la fois l'apaisement de luttes séculaires (p. 18) et la fin du mythe.

Conclusion : une tâche problématique

Le programme de Penser la Révolution française et l'exécution qui en est faite par Furet sont problématiques, à plusieurs égards et en plusieurs sens.

1 – La démarche de Furet est polémique et stratégique, car il s'agit d'un combat. Contre une certaine historiographie et une certaine politique, il fait donner les ressources d'une analyse historienne et les deux pensées de Tocqueville et de Cochin, entre elles articulées en vue de son dessein.

2 – Elle entend aussi rendre problématique la Révolution française, c'est-à-dire nous laisser sur une incertitude quant à sa fin et quant à sa nature. À plusieurs reprises, il évoque « l'opacité » de cet événement. Ainsi entend-il sauvegarder quelque chose qui, selon lui, ne peut et ne doit pas être réduit : l'obscurité de la Révolution française en tant qu'événement (« Cochin pense la Révolution française dans son mystère central, qui est l'origine de la démocratie[21] » p. 316). Et, à ce point de vue, on pourrait justement lui reprocher, à lui aussi, d'avoir pensé pouvoir « fermer la Révolution française » et en formuler le dernier mot…

3 – Mais justement, un peu plus de dix ans plus tard, fin 1989, avec la chute du mur de Berlin et la fin désormais consacrée de la Révolution russe, François Furet peut écrire :

Nul ne sait encore si nos sociétés démocratiques vont vivre privées de messianisme politique, ou si elles lui refrabriqueront d'autres monuments, témoins de l'inépuisable espérance égalitaire. Mais ce qui est sûr, c'est que la Révolution française se trouve à jamais émancipée de la tyrannie que la Révolution russe a exercée sur elle pendant trois quarts de siècle. La voici deux cents ans après, comme rajeunie d'avoir été si longtemps recouverte, et redevenue une des grandes origines de notre monde : c'est d'ailleurs ce qui lui rend son caractère étrange, contradictoire, énigmatique. Renonçant à avoir maîtrisé, en encore moins épuisé, le sens de 1789, nos sociétés ont recommencé à interroger les droits de l'homme[22].

Ainsi, dix ans après Penser la Révolution française, la Révolution retrouve-t-elle son caractère énigmatique : elle reste encore à penser. En même temps, c'est l'Histoire qui est déclarée ouverte et, n'en déplaise à Francis Fukuyama, elle n'est pas finie[23].

 

Au fond, de toutes les manières, l'intérêt de l'œuvre de François Furet ne résiderait-il pas dans la fascination qu'elle manifeste à l'égard de la Révolution française comme événement — comme le prototype de l'événement historique, déroutant, imprévisible, non prédictible, et justement à penser comme tel — et dans le fait qu'elle montre, précisément à travers la difficulté à penser l'événement tellement significatif de la Révolution française, l'obligation de et la difficulté à penser l'Histoire en général ? Ne pourrions-nous pas, en effet, appliquer aux travaux de Furet cette définition qu'il donne d'une œuvre, à travers celle de Cochin : « une œuvre, c'est-à-dire une question bien posée » (p. 302) ?

Pierre Campion



[1] François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, Folio Histoire, 1978. Les références renverront à cette édition.

[2] - François Furet, La Révolution française (ensemble de ses écrits sur la Révolution, reprenant notamment Penser la Révolution française), préface de Mona Ozouf, Gallimard, coll. Quarto, 2007.

- François Furet, Penser le XXe siècle (ensemble d'écrits, comportant notamment Le Passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, préface de Pierre Hassner, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2007.

- Ran Halévi, L'Expérience du passé. François Furet dans l'atelier de l'histoire, Gallimard, 2007.

- Dossier : Le Monde des livres, 6 avril 2007, page 12 (Nicolas Weil, Serge Audier, Jean-Clément Martin).

- Pour lire sur Internet une discussion de ses positions : François Furet : l'histoire comme idéologie, par Denis Berger et Michèle Riot-Sarcey (1991).

[3] Chronologiquement, le premier ouvrage collectif issu de ce travail sur la Révolution fut celui de F. Furet et D. Richet, La Révolution française, Hachette, coll. Réalités, 1965-1966. C'était plutôt ce qu'on appelle un beau livre, classique dans l'inspiration. Au nom des principes de l'historiographie marxiste, Claude Mazauric critiqua l'ouvrage dans son livre, Sur la Révolution française, Éditions sociales, 1970. Furet répliqua par l'article polémique « Le catéchisme révolutionnaire », publié dans la revue Les Annales (1971). Cet article est repris dans Penser la Révolution française, pp. 133-207.

[4] Mona Ozouf, préface à François Furet, La Révolution française, ouvr. cité, p. XII. On verra ci-dessous que le terme de « biscornu » pourrait s'appliquer aussi à la double référence fondamentale, à Tocqueville et à Cochin. Elle parle aussi d'un « aérolithe tombé sans préavis dans les plates-bandes des historiens ».

[5] Furet, résumant l'idée de Tocqueville : « […] la Révolution est dans le droit fil de l'Ancien Régime » (p. 37).

[6] En effet, le retour de la Révolution française, c'est l'espoir — ou la crainte — de tout le XIXe siècle. Par exemple, ce dernier sentiment est bien exprimé par les salons bourgeois dans L'Éducation sentimentale de Flaubert et résumé en ces termes en 1848 par Tocqueville dans ses Souvenirs : « La monarchie constitutionnelle avait succédé à l'ancien régime ; la république à la monarchie ; à la république, l'empire ; à l'empire, la restauration ; puis était venue la monarchie de Juillet. Après chacune de ces mutations successives, on avait dit que la Révolution française, ayant achevé ce qu'on appelait présomptueusement son œuvre, était finie : on l'avait dit et on l'avait cru. Hélas ! je l'avais espéré moi-même sous la restauration, et encore depuis que le gouvernement de la restauration fut tombé ; et voici la Révolution française qui recommence, car c'est toujours la même. À mesure que nous allons, son terme s'éloigne et s'obscurcit » Souvenirs, Folio, p. 117-118.

[7] Marx, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, dans le volume Les Luttes de classes en France, Folio-Histoire, pp. 175-176. En 1871, dans La Guerre civile en France, Marx montrera au contraire un usage positif, authentiquement révolutionnaire, de la Commune de 1793 dans celle de 1871. Pour désigner la Révolution et ses retours, cette image du drame est prégnante aussi chez Hugo, de Cromwell (1827) à Quatrevingt-treize (1872). Sur ce roman, voir Pierre Campion : « Quatrevingt-treize de Victor Hugo, un drame sans dénouement ».

[8] Couramment, on appelle philosophes du soupçon ou maîtres du soupçon les trois grands penseurs que sont Marx, Nietzsche et Freud, lesquels ont dénoncé, chacun selon sa problématique, les illusions intéressées de la conscience, personnelle ou collective. La philosophie du soupçon procède par l'ironie (Voltaire, Nietzsche…), par l'analyse interprétative (Freud), ou « au marteau » (l'image est de Nietzsche pour lui-même et elle conviendrait aussi pour Marx). Sur la philosophie du soupçon en général, la référence principale est peut-être celle de Paul Ricœur et notamment son livre, De l'interprétation. Essai sur Freud (Seuil, 1965).

[9] Jules Michelet (1798-1874) : nombreux ouvrages, et entre autres son Histoire de la Révolution française (1847-1853). Furet admire dans Michelet « la plus pénétrante des histoires de la Révolution qui aient été écrites sur le mode de l'identité — une histoire sans concepts, faite des retrouvailles du cœur, marquée par une sorte de divination des âmes et des acteurs » (p. 32).

[10] Albert Mathiez (1884-1932). Furet évoque ici le débat, moral et politique, entre Mathiez et Aulard (1849-1928).

[11] Au passage, Furet ne déteste pas opposer cette historiographie « marxiste » aux déclarations de Marx ou d'Engels sur la Révolution, par exemple sur Napoléon (p. 204) ou sur la nostalgie jacobine qui anime périodiquement les Français (p. 206-207).

[12] Albert Soboul (1914-1982) : La Révolution française, 1789-1799, Éditions sociales, 1948 et Précis d'histoire de la Révolution française, 2 tomes, Éditions sociales, 1962. Claude Mazauric (1932-) : Sur la Révolution française, Éditions sociales, 1970, Un historien en son temps, Albert Soboul, 1914-1982. Essai de biographie intellectuelle et morale, Éditions d'Albret, 2003.

[13] Alexis de Tocqueville (1805-1859) : De la Démocratie en Amérique (2 volumes, 1835 et 1840), L'Ancien Régime et la Révolution (ouvrage inachevé, 1856).

[14] Augustin Cochin (1876-1916) : Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne (posthume, 1925).

[15] Ainsi la franc-maçonnerie qui n'est pas un acteur de complots mais qui « incarne de façon exemplaire la chimie du nouveau pouvoir, transformant du social en politique, et de l'opinion en action : l'origine du jacobinisme » (pp. 290-291).

[16] Là où Michelet exalte un mouvement, Cochin analyse un mécanisme et une énergie : l'un raconte et l'autre conceptualise une cinétique ou une énergétique.

[17] Le marquis de Boulainvilliers (1658-1722) fut l'un des premiers historiens des origines de la France. Il soutient que l'aristocratie, au nom de « la nation franque » et d'un pacte oublié passé primitivement entre les nobles et les rois francs, est la dépositaire légitime de l'autorité politique dans le royaume.

[18] Dans ses pages 104 et suiv., Furet conteste l'interprétation habituelle de la Terreur par les circonstances intérieures et extérieures : « C'est d'abord, une fois de plus, reprendre le type d'interprétation qui est contemporain des événements eux-mêmes […]. Mais surtout, c'est définir la Révolution par ce qui lui est extérieur […]. La théorie des “circonstances” déplace ainsi l'initiative historique au profit des forces hostiles à la Révolution […]. »

[19] « Quelque chose [de la Révolution] continue à parler au-delà du 9 Thermidor : c'est la guerre, qui survit à la Terreur, et constitue le dernier refuge de la légitimité révolutionnaire. […] elle est ce par quoi le génie de la Révolution murmure encore aux Français la parole messianique des origines. Au bout de cette logique ambiguë, il y a Bonaparte, c'est-à-dire un roi de la Révolution. L'image ancienne du pouvoir, liée à la légitimité nouvelle » (pp. 128-129). De son côté, Julien Gracq rappelait la médaille frappée au portrait de l'Empereur avec l'exergue « République française. Napoléon empereur ». Sur la guerre et sur Napoléon, voir aussi pp. 198-204.

[20] Voir sur cette période la conclusion de son long essai La Révolution de Turgot à Jules Ferry, dans François Furet, La Révolution française, ouvr. cité, p. 794 : « La Révolution française entre au port. »

[21] C'est la dernière phrase de son étude sur Cochin et aussi du livre.

[22] Article publié dans la revue Le Débat (novembre-décembre 1989), repris dans François Furet, La Révolution en débat, Folio-Histoire, 1999, p. 188 puis dans La Révolution française, ouvr. cité, p. 935.

[23] Francis Fukuyama, essayiste américain d'origine japonaise, a publié en 1992 un livre très discuté, La Fin de l'Histoire et le dernier homme.
Dans l'un des tout derniers textes que Furet ait écrits (la dernière de ses lettres à Ernst Nolte, en date du 5 janvier 1997), on peut lire ceci, concernant le développement du capitalisme : « Telle est la toile de fond mélancolique de cette fin de siècle. Nous voici enfermés dans un horizon unique de l'Histoire, entraînés vers l'uniformisation du monde et l'aliénation des individus à l'économie, condamnés à en ralentir les effets sans avoir de prise sur leurs causes. L'Histoire apparaît d'autant plus souveraine que nous venons de perdre l'illusion de la gouverner. Mais, comme toujours, l'historien doit réagir contre ce qui prend, à l'époque où il écrit, un air de fatalité ; il sait trop bien que ces sortes d'évidences collectives sont éphémères. Les forces qui travaillent à l'universalisation du monde sont si puissantes qu'elles provoquent des enchaînements de circonstances et de situations incompatibles avec l'idée des lois de l'Histoire, a fortiori de prévision possible. Nous avons moins que jamais à jouer les prophètes. Comprendre et expliquer le passé n'est déjà pas si simple », « Fascisme et communisme. Correspondance avec Ernst Nolte », dans François Furet, Penser le XXe siècle, ouvr. cit., p. 1130.

 

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