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La Tourgue

Quatrevingt-treize de Victor Hugo. Un drame sans dénouement.
Étude littéraire.

Mise en ligne le 3 août 2002.
© : Pierre Campion.

Édition utilisée : Hugo, Quatrevingt-treize, présentation, notes, dossier, bibliographie de Judith Wulf, GF-Flammarion, 2002.


DIVISIONS


Quatrevingt-treize de Victor Hugo

Un drame sans dénouement

Quatrevingt-treize est un roman populaire, comme il s'en écrivait beaucoup, avec péripéties et reconnaissances, délibérations intimes et tempêtes sous un crâne, violences et apocalypses, les unes et les autres souvent de loin préparées, et un peu cousues de fil blanc. Mais c'est un roman de Hugo : écrit en langue hugolienne, avec audace et portant une vision forte du monde et de l'histoire[1].

Pour l'étudier, je propose ici la notion-image de nœud.

La métaphore du nœud

Pour le moment, j'appelle nœud une certaine figure de la poétique hugolienne, un complexe imaginaire de formes et d'énergies, obscur et résistant, qui unit de manière organique deux ou plusieurs réalités, d'ordre différent ou non : un lieu et un moment (ou bien, entre eux, deux lieux ou deux moments), un personnage et un événement (ou bien, entre eux, deux personnages ou deux événements), un geste et une notion (ou bien, entre eux, deux gestes ou deux notions), etc.

Par exemple, un peu particulier mais significatif, le nœud que constitue la signature de l'événement historique :

La révolution est une action de l'Inconnu. Appelez-la bonne action ou mauvaise action, selon que vous aspirez à l'avenir ou au passé, mais laissez-la à celui qui l'a faite. Elle semble l'œuvre en commun des grands événements et des grands individus mêlés, mais elle est en réalité la résultante des événements. Les événements dépensent, les hommes payent. Le 14 juillet est signé Camille Desmoulins, le 10 août est signé Danton, le 2 septembre est signé Marat, le 21 septembre est signé Grégoire, le 21 janvier est signé Robespierre ; mais Desmoulins, Danton, Marat, Grégoire et Robespierre ne sont que des greffiers. Le rédacteur énorme et sinistre de ces grandes pages a un nom, Dieu, et un masque, Destin. Robespierre croyait en Dieu. Certes ! (Deuxième partie, livre III, I, xi, p. 217.)

Six brins de fil tressés deux à deux, et ces torons tressés entre eux : un événement et sa date (jour et mois, reconnaissable entre tous), un homme et l'écriture de son nom (« lu et approuvé »), un personnage et son événement. Cette corde est nouée par une force inconnue, autant de fois qu'il y a d'événements dans la Révolution. Ce n'est pas une corde faite pour lier tel ou tel homme : tel homme est lui-même le lieu, l'agent et le trait de tel nœud. (Pensons encore à ces autres nœuds, dans les troncs, à ces masses organiques de fibres et de vaisseaux ligneux qui résistent, même à la hache.)

La signature est le moment décisif d'une scène de théâtre. Sous les apparences ironiques d'un acte juridique — d'une reconnaissance de dette —, c'est une action dolosive et forcée conduite par un Être masqué sous le nom d'une notion abusive et consolante, celle du Destin. Ici chaque nœud oblige un homme, nommément désigné et soussigné (et tous ceux qu'il engage avec lui, et sans doute tous les hommes à venir), à tel événement historique comme étant censément — et soi-disant, mais souvent de bonne foi — l'auteur de cet événement[2]. Contrat léonin, engageant des personnes à leur insu pour des sommes indéterminées et un résultat imprévisible et pour une échéance à vue non humaine ; page dictée et signature de complaisance ; identité dissimulée de l'auteur réel de l'événement : ce contrat avec l'Inconnu déguisé en une notion faussement familière est manifestement nul en droit, en équité et en humanité, même si une espèce de Providence entend par là faire peut-être le bien des hommes. Mais à quelle instance pourrait bien en appeler chacun des hommes ainsi abusés ? Généralement, le moment venu, inconscience, forfanterie ou noblesse, ils assument leur signature jusqu'au pied de la guillotine. Ainsi Desmoulins, Robespierre, Danton…, — mais non Marat, qui devait remplir autrement son contrat, aussi fièrement sans doute, s'il eut le temps d'y penser.

Ainsi Gauvain, qui signa la fin de la Vendée, et sa propre mort, en signant la mise hors-la-loi de Lantenac (« Signé Gauvain », p. 126) et en contresignant le décret de la Convention qui édictait « la peine capitale contre quiconque favoriserait l'évasion d'un rebelle prisonnier » (p. 332). Tel est son engagement, à lui explicitement rappelé au moment de son procès en cour martiale (p. 418), et qu'il soutient fermement.

 

Peut-être la métaphore du nœud nous permettra-t-elle de nous représenter, de comprendre, ou plutôt d'approcher la notion hugolienne de l'événement révolutionnaire : sa référence au répertoire du théâtre, tragédie et comédie ; son affect particulier d'angoisse ; son caractère d'obligation, de complication et de complexité, d'obscurité, de violence sourde et continuée, de sacralité immanente et d'ambivalence, de résistance à la pensée, d'énergie entravée et dépensée obstinément à préserver ce que Hugo appelle son mystère et que nous pouvons appeler son problème.

La Révolution est une forme du phénomène immanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons la Nécessité.

Devant cette mystérieuse complication de bienfaits et de souffrances se dresse le Pourquoi ? de l'histoire.

Parce que. Cette réponse de celui qui ne sait rien est aussi la réponse de celui qui sait tout (ibid., p. 217).

Au moins l'image nous avertit-elle que probablement nous ne gagnerions rien à tirer sur les extrémités du nœud et que sans doute nous ne ferions alors que le serrer davantage. Mieux vaut donc nous demander pourquoi Hugo voit la Révolution française comme une corde de nœuds que nul encore n'a su dénouer.

Pour cela essayons d'abord d'identifier certains de ces nœuds dans Quatrevingt-treize et, dans ces nœuds, sans trop tenter de les forcer et de les résoudre, les fils de couleurs qui paraissent à la vue composer chacun.

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Lieux géométriques de la guerre

D'abord les deux modes de la guerre, extérieure et intérieure, étrangère et civile. Ces deux modes ont leur lieu de conception, à Paris[3], au sein de la Convention qui les éprouve, les pense et les conduit[4]. Ils ont leur lieu de réalisation, la Vendée militaire en l'un de ses espaces, les côtes nord de la Bretagne et leur immédiat arrière-pays, là où Lantenac débarque, recrute et commande dans la pensée de préparer l'invasion anglaise en coordination avec toutes les provinces royalistes de France. Ils ont leurs points d'application, nombreux et diversement traités par le récit : principalement la ferme de l'Herbe-en-Pail, Dol, et la Tour-Gauvain dite la Tourgue, « une bastille de province », dernier réduit de la guerre extérieure et intérieure[5]. Mais la chute de la Tourgue achève aussi de serrer le nœud d'hostilité entre féodalité et révolution, créé au sein d'une famille aristocratique entre le marquis de Lantenac, l'oncle royaliste acquis à l'ennemi anglais, et le vicomte Gauvain, l'héritier du nom, son petit-neveu passé à la Révolution, le jeune et talentueux commandant de la colonne d'expédition des Côtes-du-Nord. Un nœud anciennement formé, et noué encore à un autre, puisque Gauvain doit ses idées d'humanité et de progrès à l'éducation qu'il avait reçue enfant, dans la Tourgue justement, de la part de l'abbé Cimourdain, le curé de Parigné, future tête pensante et futur vicaire de la révolution[6]. Le roman rapporte donc la guerre extérieure à la guerre civile et celles-ci à la guerre dans la religion et à la guerre dans la famille, à juste raison : car la Révolution porte un signe unique de contradiction entre les nations, dans la nation qui la soutient, dans les systèmes de pensée et, pour finir, dans l'institution-mère de la société. C'est une guerre dans toutes les valeurs, et elle rebat d'un seul coup toutes les cartes, suivant un jeu où l'on ne reconnaît plus les anciennes complexités. Comme le dit à un moment Cimourdain : « Oui, c'est plus que la guerre dans la patrie, c'est la guerre dans la famille. Il le faut et c'est bien. Les grands rajeunissements des peuples sont à ce prix » (p. 249).

C'est pourquoi la Tourgue finit par rassembler, face à la guillotine commandée par Cimourdain, tous les fils du passé de l'Europe et toutes les notions liées sur lesquelles vivait ce passé. En août 93, c'est le lieu historique et géométrique du vieux monde et du nouveau, un nœud de nœuds :

La Tourgue était cette résultante fatale du passé qui s'appelait la Bastille à Paris, la Tour de Londres en Angleterre, le Spielberg en Allemagne, l'Escurial en Espagne, le Kremlin à Moscou, le château Saint-Ange à Rome.

Dans la Tourgue étaient condensés quinze cents ans, le moyen âge, le vasselage, la glèbe, la féodalité ; dans la guillotine, une année, 93 ; et ces douze mois faisaient contrepoids à ces quinze siècles.

La Tourgue, c'était la monarchie ; la guillotine, c'était la révolution.

Confrontation tragique.

D'un côté, la dette ; de l'autre, l'échéance. D'un côté, l'inextricable complication gothique, le serf, le seigneur, l'esclave, le maître, la roture, la noblesse, le code multiple ramifié en coutumes, le juge et le prêtre coalisés, les ligatures innombrables, le fisc, les gabelles, la mainmorte, les capitations, les exceptions, les prérogatives, les préjugés, les fanatismes, le privilège royal de banqueroute, le sceptre, le trône, le bon plaisir, le droit divin ; de l'autre, cette chose simple, un couperet.

D'un côté, le nœud ; de l'autre, la hache. (Troisième partie, livre VII, vi, pp. 432-433.)

Nœud à résoudre, certes. Mais trancher, est-ce dénouer ? On y reviendra.

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Danton, Robespierre, Marat : un nœud à nouer

Maintenant le nœud des trois inspirateurs de la révolution : Minos, Éaque et Rhadamante, magna testantur voce per umbras[7]. Trois lignes politiques, trois biographies, trois tempéraments, trois voix : trois signatures dans l'histoire. Au 28 juin 1793, trois définitions de la guerre en cours. Danton a en vue plutôt la guerre extérieure, Robespierre plutôt la guerre intérieure, et Marat celle qu'ils se mènent entre eux trois. Où est l'ennemi ? Danton : « Je vous dis qu'il est dehors, Robespierre » (p. 164). Et Robespierre : « Danton, je vous dis qu'il est dedans. […] Quand l'insurrection paysanne sera complète, la descente anglaise se fera. Voici le plan, suivez-le sur la carte » (p. 166). Mais Marat :

« Il n'y a donc pas d'homme d'État ici ? Il faut donc vous faire épeler la politique, il faut donc vous mettre les points sur les i. Ce que je vous ai dit voulait dire ceci : vous vous trompez tous les deux. Le danger n'est ni à Londres, comme le croit Robespierre, ni à Berlin comme le croit Danton ; il est à Paris. Il est dans l'absence d'unité, dans le droit qu'a chacun de tirer de son côté, à commencer par vous deux, dans la mise en poussière des esprits, dans l'anarchie des volontés… » (p. 171).

Il y a là trois manières, antagonistes et incompatibles, de nouer chacune la situation. Trois niveaux de compétence politique et d'analyse, nullement équivalents et symétriques. Chez Danton le brutal, la dialectique est assez sommaire, ou mal placée, ou visionnaire, comme on voudra : il voit l'ennemi partout à l'extérieur et partout à l'intérieur, mais il privilégie la Prusse et il décrit par avance, et non sans une sorte d'ironie hugolienne, la situation de 1871[8]. Dans Robespierre, une vision réellement dialectique et adaptée, un nœud et un moment, qui nouent, en un lieu précis de la Bretagne, la Vendée et l'Angleterre autour d'un futur roi de France[9]. Quant à Marat, il met le doigt sur la Révolution elle-même, sur l'atomisation des êtres et la dissolution des volontés, sur la corruption de Danton et la modération de Robespierre… Récusant toute stratégie et même toute dialectique, il se situe au sein de la politique, qu'il entend comme l'exercice en soi du pouvoir révolutionnaire. Il veut un État, c'est-à-dire une dictature (p. 173), c'est-à-dire l'unification policière de la société, qu'il pratique déjà pour son propre compte. Il est l'ennemi de tout nœud, sauf provisoire. Par là il décrit la révolution telle qu'il la voit : comme une totalisation d'individus sans médiations. Si Robespierre et Danton pourraient peut-être s'entendre, Marat déjà bascule dans une autre révolution, ou dans le néant d'une terreur exercée pour elle-même[10].

« Ainsi parlaient ces trois hommes formidables. Querelle de tonnerres » (p. 181).

Au moment où Marat va se retirer menaçant (p. 182), survient Cimourdain, sans y être invité, mais dont l'appartenance au comité de l'Évêché et la puissance propre ouvrent toutes les portes[11]. Lui seul a la capacité personnelle — on dira le génie — de proposer à ces trois visions de se former en un seul nœud, en vertu du nœud que lui-même il représente à cet instant : prêtre une fois et pour toujours, il porte fidèlement le pouvoir de lier et délier que lui conféra son ordination sacerdotale ; ancien prêtre chez Lantenac, il connaît intimement celui qui incarne désormais la Vendée ; ancien précepteur de Gauvain, il reconnaît comme son fils celui qui incarne la volonté de la République.

Un nœud véritable est celui qui, définissant la nature exacte du problème par la formulation qu'il en propose, se forme de lui-même à l'assentiment de tous, par la rencontre d'une situation et d'un homme : désormais et pour un temps fixé par le succès ou l'échec d'une mission déterminée, le triumvirat revêt une cohérence et une volonté et la révolution un sens. Là où Marat concevait l'union par la suspicion de tous, Cimourdain la comprend comme une dialectique des différentes forces et pensées en vue de résoudre une situation.

Avant de savoir qu'il s'agit de Gauvain, le nouvel envoyé du triumvirat, du Comité de salut public et de la Convention a accepté la dernière condition : « Si le commandant républicain qui m'est confié fait un faux pas, peine de mort. » Signé Cimourdain, à ses propres risques et périls, sur la tête de Gauvain et sur la sienne. Quand il donna sa parole, cette fois en toute connaissance de cause, « il était de plus en plus pâle » (p. 189)[12].

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Des nœuds dans l'humanité

Les circonstances extrêmes engendrent des configurations métaphysiques.

Par exemple, l'ensauvagement de l'homme dans les forêts et dans l'existence souterraine : ce retour de l'homme à la forêt, ces armées enterrées, cette existence comme dans la mort[13]. Dans le livre premier de la troisième partie « La Vendée », la seule succession des sept titres évoque déjà la réduction des humains à leur dernière expression : « Les forêts », « Les hommes », « Connivence des hommes et des forêts », « Leur vie sous terre », « Leur vie en guerre », « L'âme de la terre passe dans l'homme », « La Vendée a fini la Bretagne ». Et, à cette évocation des échanges entre les en dessous et les en dessus de l'humanité vendéenne, répond celle de la peur du dirigeant révolutionnaire quand il sent sous ses pas le « tressaillement des fibres profondes » qu'il réveille en marchant :

Mirabeau sent remuer à une profondeur inconnue Robespierre, Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuer Hébert, Hébert sent remuer Babeuf. Tant que les couches souterraines sont tranquilles, l'homme politique peut marcher ; mais sous le plus révolutionnaire il y a un sous-sol, et les plus hardis s'arrêtent inquiets quand ils sentent sous leurs pieds le mouvement qu'ils ont créé sur leur tête[14]. (Deuxième partie, livre I, III, p. 182.)

Autre présence puissante, celle des trois enfants. Comme le suggère l'expression empruntée à Lucain pour faire le titre du chapitre I de la troisième partie, livre II (p. 246), plus quam bella civilia, il y a des guerres qui sont plus que des guerres civiles, car elles divisent l'humanité elle-même. Ce groupe des trois enfants forme un trait capital de l'action, identifié dès les premières pages. Orphelins déjà de leur père, ils sont adoptés par le bataillon parisien du Bonnet-Rouge. Puis ils perdent leur mère dans le massacre ordonné par Lantenac, avant de la retrouver sous les murs de la Tourgue où le marquis les a enfermés comme otages et s'apprête à les faire brûler si on le force. Il s'échappe comme par miracle, mais le mécanisme qu'il avait mis en place s'exécute et les enfants vont mourir, sous les yeux de leur mère qui les a retrouvés. Celle-ci pousse « un cri terrible », qui marque en elle la limite entre l'humanité et la bestialité :

Ce cri de l'inexprimable angoisse n'est donné qu'aux mères. Rien n'est plus farouche et rien n'est plus touchant. Quand une femme le jette, on croit entendre une louve ; quand une louve le pousse, on croit entendre une femme.

Ce cri de Michelle Fléchard fut un hurlement. Hécube aboya, dit Homère. (Troisième partie, livre V, I, pp. 378-379).

Touché dans sa fuite par le cri de leur mère, Lantenac revient libérer les enfants de l'incendie, au dernier moment, et il se livre vivant à Cimourdain.

Pour la première fois dans le récit, un trait d'humanité dans Lantenac : une solution se dessine, un homme se fait jour dans un démon, un nœud au moins se dénoue. Le Mal se résout en Bien :In daemone deus. C'est à ce geste d'humanisation que répond celui de Gauvain. Après une longue délibération qui met principalement en balance la volonté impitoyable de la Révolution et le but ultime qu'elle s'est fixé d'humaniser la vie humaine, Gauvain fait évader Lantenac et se livre à la justice militaire de la Révolution présidée par Cimourdain. Ce faisant, dénouant son propre nœud d'aristocrate passé à la Révolution, Gauvain indique à celle-ci la voie qu'elle devrait suivre pour se résoudre et même, dans des pages prophétiques, le programme politique que réaliserait la république de l'idéal (troisième partie, livre VII, V « Le cachot »). On sait que Cimourdain fera pencher la balance en faveur de la guillotine.

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La Révolution : un nœud dans l'Histoire

Dans la Révolution française, il y a, comme on veut, un problème ou un mystère, qui trouble la pensée jusqu'à nous. Dans son Essai sur les révolutions (1797), parmi les premiers, Chateaubriand essaya de le penser, en le rapportant aux « révolutions anciennes et modernes ». Ensuite Thiers, Michelet, Tocqueville, Quinet, Taine, puis Jaurès, puis l'historiographie marxiste : jusqu'à François Furet, combien d'historiens et de philosophes entendent « penser la Révolution française[15] »… Ce traumatisme inouï, en lui-même et par ses retours (1830, 1848, 1917…) posait — pose encore ? — la question du sens de l'histoire, la question de l'Histoire elle-même[16].

Dès 1827, dans son Cromwell et à travers la référence au précédent de la révolution anglaise, Hugo se saisit du problème qu'il n'ose pas — qu'il ne peut pas encore — aborder de face. Liant la révolution dans l'esthétique (par la fameuse préface) à celle de la société (dans la pièce qui ne sera pas jouée), le jeune poète croit pouvoir représenter sur le théâtre l'événement problématique d'un passage entre deux légitimités, les manquements d'un héros (Cromwell), les équivoques entre le Bien et le Mal. Renvoyer Robespierre à Cromwell, l'histoire au théâtre et la tragédie au drame, c'était beaucoup d'intelligence et de bravoure[17]. Mais ce fut un échec, des mieux avérés.

Quarante-cinq ans plus tard, s'il se pose toujours la question de la Révolution française, évidemment il n'est plus dans les mêmes dispositions ni sous les mêmes circonstances[18]. Il y a l'âge, la position éminente dans la littérature, une expérience réelle des assemblées politiques acquise entre 1845 et 1851, l'exil bien sûr, une radicalisation de toutes ses idées… Vers 1862, tout en travaillant à son William Shakespeare, Hugo a mis en chantier un vaste roman sur l'ancien régime et la Révolution, il vient d'achever Les Misérables, il pense aux Travailleurs de la mer et à L'Homme qui rit, il les publie.

Et puis, survient 71 : le couple de la guerre étrangère et de la guerre civile, une nouvelle expérience de parlementaire, la deuxième Commune de Paris… La Révolution revient donc, et elle échoue à nouveau : la Révolution n'est toujours pas finie. Maintenant il sait — il voit — : la forme requise (le roman de l'histoire) ; le lieu et le moment (la Convention et la Vendée en 93) ; l'argument (le coup qui suspendit la Révolution) ; le personnage (celui qui, empêchant une fois la Révolution de continuer à dénouer ses nœuds, empêcha jusqu'à nous son dénouement).

Ce personnage, c'est Cimourdain.

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Cimourdain : trancher n'est pas dénouer

À la Tourgue, échappé au piège et surgissant pourtant de son trou, Lantenac a dénoué sa propre situation en offrant sa vie pour rejoindre les humains. Non sans effort et avec plus de dommage pour lui-même, Gauvain choisit la clémence et confirme le régime de l'humanité. Lantenac a prouvé que l'ancien régime avait assez de ressource pour s'humaniser, Gauvain montre que la Révolution peut réaliser humainement son projet d'humanité.

Mais, pour que la Révolution prenne effectivement ce chemin, il fallait que son envoyé acquiesce à la logique d'humanité qui venait de s'ébaucher dans le duel de générosité entre l'oncle et le neveu. Robespierre lui avait dit : « Vos pouvoirs sont illimités. Vous pouvez faire Gauvain général ou l'envoyer à l'échafaud » (p. 190). Cimourdain pouvait nommer Gauvain général, comme le demandait d'ailleurs le sergent Radoub, l'un des trois membres de la cour martiale qu'il avait lui-même nommée :

Cimourdain se tourna vers Radoub.

— Vous votez pour que l'accusé soit absous ?

— Je vote, dit Radoub, pour qu'on le fasse général.

— Je vous demande si vous votez pour qu'il soit acquitté.

— Je vote pour qu'on le fasse le premier de la république.

— Sergent Radoub, votez-vous pour que le commandant Gauvain soit acquitté, oui ou non ?

— Je vote pour qu'on me coupe la tête à sa place.

— Acquittement, dit Cimourdain. Écrivez, greffier.

Le greffier écrivit : « Sergent Radoub : acquittement. » (Troisième partie, livre VII, III, pp. 420-421).

Les deux voix, de l'officier (au nom de la discipline et de la loi) et de Cimourdain (non motivée) l'emportent sur celle du sous-officier qui parlait au nom de la vie sauve des trois enfants, de l'honneur du bataillon et de l'humanité : « Une supposition, les mioches seraient morts, le bataillon du Bonnet-Rouge était déshonoré. Est-ce que c'est ça qu'on voulait ? Alors mangeons-nous les uns les autres » (p. 420).

Cimourdain est un complexe de la raison, du droit et de l'efficacité, de la spéculation et de la décision, de la conviction et de la responsabilité, de la pitié humaine et de l'inhumanité. En lui, pendant une saison, l'action est bien la sœur du rêve[19]. En lui se nouent encore la France et Paris, le prêtre et le politique, l'homme de l'ombre et l'aigle de haut vol, l'inspirateur et l'exécutant ; l'être consacré et la pure disgrâce ; l'amour et le célibat, la virginité et la paternité. Homme-nœud par excellence, c'est lui qui peut faire tenir ensemble Robespierre, Danton et Marat, penser l'intérieur et l'extérieur de la guerre, maintenir l'acuité de l'instant dans la continuité du temps. C'est lui qui pouvait dénouer le nœud où il s'était lié avec Lantenac et Gauvain[20].

Cimourdain n'a pas voulu nommer un Bonaparte qui, lui, ne se serait pas fait par la suite l'Empereur de la République française. Pris dans son propre nœud, il a préféré, au moment même où la tête de Gauvain tombait, se tirer une balle dans le cœur. Trancher n'est pas dénouer.

Au-delà de l'obscurité que Hugo tient à laisser à la figure humaine de son personnage, si l'on veut comprendre cette décision, il faut chercher dans le dialogue que Gauvain mène avec lui dans son cachot avant son supplice et où ses raisons se lisent en creux dans celles de Gauvain :

— Ô mon maître [dit Gauvain], dans tout ce que vous venez de dire, où placez-vous le dévouement, le sacrifice, l'abnégation, l'entrelacement magnanime des bienveillances, l'amour ? Mettre tout en équilibre, c'est bien ; mettre tout en harmonie, c'est mieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre. Votre république dose, mesure et règle l'homme ; la mienne l'emporte en plein azur ; c'est la différence qu'il y a entre un théorème et un aigle.

— Tu te perds dans le nuage.

— Et vous dans le calcul.

— Il y a du rêve dans l'harmonie.

— Il y en a aussi dans l'algèbre.

— Je voudrais l'homme fait par Euclide.

— Et moi, dit Gauvain, je l'aimerais mieux fait par Homère. (Troisième partie, livre VII, V, pp. 425-426).

En ce jour d'août 1793, Cimourdain a manqué de l'imagination qui pouvait, en le transfigurant, transfigurer la Révolution elle-même. Il ne sait que trancher le problème que lui pose Gauvain en le faisant exécuter, et son propre problème en se tuant.

Cependant son geste suicidaire laisse le dernier mot au narrateur, pour une seule phrase :

Et ces deux âmes, sœurs tragiques, s'envolèrent ensemble, l'ombre de l'une mêlée à la lumière de l'autre.

Cette phrase est celle du poète de cette histoire, dont l'impartialité en quelque sorte déontologique et l'imagination attestent la réconciliation entre ses deux personnages et en appellent à l'avenir. Comme dans l'épopée de La Fin de Satan, ce n'est pas un fait qui est raconté, c'est une exigence morale et métaphysique qui se fait jour, celle de la fin de l'antagonisme entre le Bien et le Mal. Mais, si dans l'épopée la force du mythe, des images et du vers emporte la conviction, dans le roman la liaison que le genre entretient constitutivement avec la réalité est plus contraignante et plus risquée. En revanche, le genre problématique du roman convient parfaitement à une pensée qui porte une exigence et non des solutions.

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Quelques observations en forme de conclusion

Bien que la connexion entre personnes réelles et personnages fictifs se présente souvent dans le roman historique, il y a évidemment, de la part de Hugo, quelque chose d'étonnant, de choquant et même d'outrecuidant, sinon peut-être de dérisoire, à confier à l'arbitraire de la fiction le sens d'événements historiques aussi énormes.

Cependant il n'y a pas ici de sens constitué, car il n'y a pas de dénouement : le poète, lui, ne tranche pas les nœuds de son histoire[21]. Certes, il ne pouvait en aller autrement, puisque l'Histoire, jusqu'à lui, s'est passée comme elle s'est passée. Mais justement l'invention de Hugo pourrait être de ces utopies qui, allant contre l'autorité sans partage de ce qui est advenu, rappellent que l'événement historique se forme dans des décisions non prédictibles d'une part, et imparfaitement accomplies d'autre part. Au regard de cet Inconnu qui préside à l'Histoire, il n'y a ni plus ni moins de raison que la Révolution ait été ce qu'elle fut plutôt que ce qu'elle aurait pu être, et nul ne sait ce qu'elle sera en fin de compte. Confier à la figure d'un personnage inventé la suggestion de la résolution d'un problème historique et de l'élucidation d'un mystère de l'histoire, cela signifie que ce problème ne fut pas — n'est pas encore — résolu, ni même vraiment compris. Et c'est proposer une sorte de mythe enveloppant à la fois une interprétation dynamique de la Révolution française et un modèle d'action en vue de la continuer, et, si possible, de l'achever.

Même si nous avions la religion du fait accompli, tant que nous penserons que la Révolution française n'est pas achevée — ni l'Histoire —, Quatrevingt-treize pourrait nous rappeler que l'action, en son moment, ne saurait préjuger de son résultat : celui qui agit dans l'Histoire ne sait pas si l'exigence qu'il porte triomphera, ni surtout à quel terme, ni même s'il saura, lui, honorer sa signature. N'est-ce pas suggérer que l'histoire n'est pas par elle-même dialectique, ni même signifiante, et qu'il faut, pour qu'elle commence à le devenir, la reprendre par une pensée, d'historien, de philosophe, de poète, qui la constitue en nœuds de significations, non seulement dans la sphère de l'esthétique mais aussi à l'usage de la pensée et de l'action de ses lecteurs présents et à venir[22] ?

En somme, tout dépend ici de la capacité de Hugo d'imposer son récit. Sa puissance imaginative consiste à faire entrer dans son roman des événements et des personnes aussi forts que ceux de 93 et, inversement, pour ce faire, à supposer une histoire et des personnages qui puissent supporter cette intrusion : les figures et les événements réels y gagnent en signification et les êtres de la fiction en réalité[23]. Mais c'est à chaque lecteur de dire si cette puissance opère ou non.

Pierre Campion

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NOTES

[1] Hugo, Quatrevingt-treize, GF Flammarion, 2002, édition de J. Wulf. Je renvoie à cette édition.

[2] « Certes ! » Robespierre, le plus froid et le plus conscient d'entre eux, lui ne s'en fait pas accroire. Il reconnaît Dieu comme l'Être qui implique son être à toute force dans la mort du roi.

[3] « Paris [est] le lieu où bat le cœur des peuples » (p. 155).

[4] Sur la figure de la Convention dans Quatrevingt-treize, voir par ailleurs sur ce site une étude brève : La Convention.

[5] Hugo dote Juliette Drouet, née Gauvain, d'une principauté bretonne en son pays de Fougères.

[6] D'origine, le vicaire est celui qui exerce un pouvoir par délégation.

[7] Deuxième partie, livre II, chapitres I à IV, pp. 161-191.

[8] Danton : « On dirait que c'est pour Berlin que nous travaillons ; si cela continue, et si nous n'y mettons ordre, la révolution française se sera faite au profit de Potsdam ; elle aura eu pour unique résultat d'agrandir le petit État de Frédéric II, et nous aurons tué le roi de France pour le roi de Prusse » (p. 169). C'est trop tôt : la dialectique, c'est le bon nœud au bon moment.
Aux temps où il écrit Quatrevingt-treize, dans ses interventions publiques Hugo prône la création des États-Unis d'Europe. Pour lui, c'est le moyen de dépasser ensemble les conflits civils et extérieurs, au sein des États et entre eux.

[9] Robespierre : « Il faut quinze jours pour chasser l'étranger, et dix-huit cents ans pour éliminer la monarchie » (p. 167).

[10] Marat préfigure le totalitarisme policier de Lénine et Staline, mais cela Hugo ne peut pas le savoir. C'est sa poétique qui le voit.

[11] Cimourdain est « ce puissant homme obscur que le peuple saluait » (p. 182). Son obscurité — dans les deux sens du mot : comme inconnu et comme impénétrable — fait sa force.
« La réunion, dite l'Évêché, parce qu'elle se tenait dans une salle du vieux palais épiscopal, était plutôt une complication d'hommes qu'une réunion » (p. 155).

[12] Mieux encore que le policier Marat, Cimourdain sait que Gauvain est capable de clémence, puisqu'il lui a enseigné lui-même l'humanité.

[13] Tellmarch, que son surnom de Caimand assigne à sa condition de mendiant, survit dans le sous-sol de sa tanière. Indifférent même aux catégories de richesse et de pauvreté, il vit depuis toujours aux limites de l'humain.
Autre figure extrême dans l'humanité, et plus énigmatique, celle de l'Imânus. « Imânus, dérivé d'immanis » (p. 258), le surnom de ce chouan barbare consacre l'immanence de l'inhumain dans cet homme. Au moment où Radoub prétend le faire prisonnier, il sait assurer sa liberté d'homme, en soufflant son dernier souffle sur la mèche qu'il a allumée pour incendier le châtelet où se tiennent les enfants. « L'Imânus aussi s'évade » (p. 368).

[14] Et les deux sous-sols de Cimourdain, pour lesquels Hugo invente, sans attendre Freud, le mot de « refoulement » (p. 151) : la sexualité et le sacré, l'une désavouée par l'autre, qui est la marque ineffaçable de son sacerdoce. « Qui a été prêtre l'est » (p. 151).

[15] François Furet : Penser la Révolution française (Gallimard, 1978). Dans ce livre qui fit date, l'auteur crut pouvoir annoncer : « La Révolution française est terminée. » Près de vingt-cinq ans après, en sommes-nous complètement assurés ? Au moins Furet avait-il eu le très grand mérite de relever la présence toujours agissante de la Révolution dans notre histoire.

[16] Tocqueville, évoquant 1848 : « La monarchie constitutionnelle avait succédé à l'ancien régime ; la république à la monarchie ; à la république, l'empire ; à l'empire, la restauration ; puis était venue la monarchie de Juillet. Après chacune de ces mutations successives, on avait dit que la Révolution française, ayant achevé ce qu'on appelait présomptueusement son œuvre, était finie : on l'avait dit et on l'avait cru. Hélas ! je l'avais cru moi-même sous la restauration, et encore depuis que le gouvernement de la restauration fut tombé ; et voici la Révolution française qui recommence, car c'est toujours la même. À mesure que nous allons, son terme s'éloigne et s'obscurcit. » Souvenirs, Gallimard, coll. Folio, 1978, pp. 117-118.

[17] Que l'on médite cette idée qui fut aussi celle de Marx, mais en 1851, selon laquelle la tragédie dans l'Histoire se rejoue sous la forme de la farce. Lui Hugo, remontant l'Histoire, pensa pouvoir faire jouer d'avance 1789 par 1649 et la tragédie sous la forme du grotesque.

[18] Tout au long de son œuvre lyrique et épique, Hugo n'a jamais cessé de se poser la question de la Révolution.

[19] Cette saison va des « derniers jours de mai 1793 » au mois d'août. Un bel été : « L'été de 1792 avait été très pluvieux ; l'été de 1793 fut très chaud » (p. 246). Ainsi va l'imagination de Hugo, liant organiquement et historiquement la bataille de la Tourgue à « la beauté de l'été » (id.). À la fin, les deux âmes de Gauvain et de Cimourdain s'envoleront dans un ciel lumineux.

[20] Sur la figure de Cimourdain dans Quatrevingt-treize, voir sur ce site trois études brèves : Cimourdain, Cimourdain de nouveau… et Cimourdain encore….

[21] Il n'y a pas de solution, même dans l'esthétique, tant que la Révolution française n'est pas achevée. Aussitôt que 1871 lui en a apporté la preuve, Hugo peut enfin se mettre à écrire ce drame paradoxal dépourvu de dénouement.

[22] Toute pensée qui entend faire signifier les événements, aussi bien celle de l'historien que du poète, forme des modèles et des figures. Et, qu'elle le veuille ou non, elle les propose à l'agir de ses lecteurs.

[23] « La révolution, à côté des jeunes figures gigantesques, telles que Danton, Saint-Just et Robespierre, a les jeunes figures idéales, comme Hoche et Marceau. Gauvain était une de ces figures » (p. 254). Quand l'Histoire elle-même suscite des figures, rien n'empêche le poète de créer des figures et d'imaginer des configurations et des transfigurations.


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