Retour Page Année Hugo

Aller à « Quatrevingt-treize : des nœuds sans dénouement »

MICRO-ÉTUDES DANS HUGO

Quatrevingt-treize : Cimourdain, encore…

C'était par-dessus tout un opiniâtre. Il se servait de la méditation comme on se sert d'une tenaille ; il ne se croyait le droit de quitter une idée que lorsqu'il était arrivé au bout ; il pensait avec acharnement. Il savait toutes les langues de l'Europe et un peu les autres ; cet homme étudiait sans cesse, ce qui l'aidait à porter sa chasteté, mais rien de plus dangereux qu'un tel refoulement.
Prêtre, il avait, par orgueil, hasard ou hauteur d'âme, observé ses vœux ; mais il n'avait pu garder sa croyance. La science avait démoli sa foi ; le dogme s'était évanoui en lui. Alors, s'examinant, il s'était senti comme mutilé, et, ne pouvant se défaire prêtre, il avait travaillé à se refaire homme, mais d'une façon austère ; on lui avait ôté la famille, il avait adopté la patrie ; on lui avait refusé une femme, il avait adopté l'humanité. Cette plénitude énorme, au fond, c'est le vide.

Quatrevingt-treize : Deuxième partie, Livre I, II


Cimourdain, c'est la dialectique en personne : l'apôtre désaffecté, le don des langues acquis par l'étude, la force de concentration et de constriction de la pensée en action, la mise en route de l'esprit universel en vue de réapproprier l'humanité à elle-même.
Sauf que… Dévoué par consentement à une caricature trop humaine de l'Esprit, Cimourdain n'est plus un homme. En lui, la pensée ne mord pas sur la réalité, la dialectique tourne au vide, le mouvement va tout droit : « Il avait la certitude aveugle de la flèche qui ne voit que le but et qui y va. En révolution rien de redoutable comme la ligne droite. Cimourdain allait devant lui, fatal. » Privé de l'amour humain, Cimourdain a perdu le sens de toutes les médiations : à proprement parler, c'est un extrémiste.

Ainsi va l'écriture romanesque de Hugo : à imaginer le mouvement d'une pensée rigoureuse qui serait absolument dépourvue d'imagination et du sens de la réalité. À former un personnage qui fasse pièce à Robespierre, Danton, Marat… À oser contrebalancer leur poids énorme d'histoire par un être de sa facture.
Dans le poète de Quatrevingt-treize, c'est justement l'imagination qui proteste contre le fait accompli. Lui, Hugo, il décide que ce qui est — que ce qui fut, que ce qui pèse — pouvait ne pas être. Alors, comme le Rousseau du Discours sur l'origine de l'inégalité, mais par d'autres moyens et s'agissant d'un processus bien réel, il cherche à retracer, en esprit et en vérité, le cheminement fatal, le geste manqué puis oublié, le refoulement premier, en un mot la décision supposable qui fit que la Révolution n'est pas allée en une fois au terme de sa logique. (Refouler, l'exact opposé du dépassement dialectique.)
Ainsi, nous suggère-t-il, revient sans cesse ce moment de l'échec. Et il reviendra jusqu'au moment où un révolutionnaire, prenant enfin entièrement sur lui-même, inventera, selon sa circonstance, le geste qui aurait dû compléter le mouvement de ceux de Lantenac et Gauvain.
Car ce qui fut mal fait une fois — ou qui ne fut pas fait — peut, un jour, être heureusement effectué.

Pierre Campion

Aller à « Quatrevingt-treize : des nœuds sans dénouement »

Retour Page Année Hugo