Telle était cette Convention démesurée ; camp retranché du genre humain attaqué par toutes les ténèbres à la fois, feux nocturnes d'une armée d'idées assiégées, immense bivouac d'esprits sur un versant d'abîme. Rien dans l'histoire n'est comparable à ce groupe, à la fois sénat et populace, conclave et carrefour, aréopage et place publique, tribunal et accusé.
La Convention a toujours ployé au vent ; mais ce vent sortait de la bouche du peuple et était le souffle de Dieu.
Et aujourd'hui, après quatre-vingts ans écoulés, chaque fois que devant la pensée d'un homme, quel qu'il soit, historien ou philosophe, la Convention apparaît, cet homme s'arrête et médite. Impossible de ne pas être attentif à ce grand passage d'ombres.
Quatrevingt-treize : Deuxième partie, Livre III, I, 12
Voici la note que Victor Hugo porta sur le manuscrit de ce chapitre : « J'achève ces pages sur la Convention aujourd'hui 26 février, anniversaire de ma naissance. J'ai aujourd'hui soixante et onze ans. » Sous un an, en février 1874, les quatre-vingts ans de 1793 seront écoulés, et le roman de Quatrevingt-treize, en souffrance depuis plus de dix ans, sera achevé et publié.
Ce que n'avaient pu faire ni le théâtre avec Cromwell, ni les révolutions avec 1830 et 48, ni le coup d'État de 1851 et l'exil, c'est 71 et l'âge qui l'auront permis. Désormais Hugo sait regarder en face la Révolution, son moment crucial et son lieu d'élection, sa personne et l'expression de sa volonté : 93 et la Convention. Maintenant il peut en écrire.
Feux de camps et faisceaux d'armes, à-pic vertigineux, vents de l'esprit, espaces paradoxaux de vie et de mort, du bien et du mal : évidemment ces images d'armée des ombres, de guerre dans les idées et dans l'humanité ne sont pas celles de l'année terrible, du siège et de la deuxième Commune de Paris, de la semaine sanglante
Mais elles en sortent.
« La révolution est une action de l'Inconnu » écrivait-il un peu plus haut. Oui, à travers une assemblée, que modèle le souffle de l'impossible. Un événement unique dans l'histoire, dont beaucoup d'autres s'efforceront encore, après Hugo, de répéter les figures et le mystère ou de les singer : 17 et puis « le socialisme dans un seul pays » et « le camp de la paix », et encore 68 parodiant 71, 48, 93
Et nous ne savons toujours pas comment dénouer ce que la Convention noua en une fois à travers son affrontement à la Vendée et à l'Europe des rois et ne sut pas dénouer elle-même : les logiques de l'action politique poussées à leurs extrémités, la terreur et la pitié, la guerre et la paix entre et dans les nations, les lumières et l'ignorance, les inimitiés mortelles dans l'humanité. Si l'on se tient dans l'ordre de l'histoire et du politique, toute répétition de ce premier échec va à l'échec. À la toute fin du roman et suivant la libre logique de sa poétique, le suicide que Cimourdain, le délégué civil du Comité de salut public, oppose à l'effort inouï sur eux-mêmes des combattants Lantenac et Gauvain, cette issue-là laisse entendre la raison de l'échec et prophétise a contrario la voie d'une solution morale et métaphysique : la transfiguration des figures du mal en bien, par elles-mêmes réalisée selon une lutte de générosité.
Pierre Campion
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